Histoire d’une grande dame au XVIIIe siècle, La comtesse Hélène Potocka/18

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Calmann Lévy (2p. 460-485).


XVIII

1814-1815


Le congrès de Vienne. — Mort du prince de Ligne. — Retour d’Hélène à Saint-Ouen. — Paris et les alliés. — Mort d’Hélène.



Au moment du départ de la comtesse Hélène, le célèbre congrès de Vienne venait de s’ouvrir. Jamais l’histoire n’avait présenté le spectacle d’une telle réunion de souverains et de diplomates, jamais peut-être de si grands intérêts n’avaient été débattus. L’Autriche, la France, l’Espagne, d’Angleterre, la Prusse, la Russie, la Suède et le Portugal[1] étaient les principales puissances représentées par les hommes politiques les plus distingués. Gentz[2], le célèbre publiciste viennois, fut chargé du protocole des délibérations importantes. On le reconnaissait comme l’interprète le plus distingué de l’élégant langage diplomatique créé par M. de Metternich.

Le 25 septembre, l’empereur de Russie, le roi de Prusse et la plupart des souverains d’Allemagne firent leur entrée à Vienne : leurs ministres les avaient précédés, ainsi qu’un grand nombre de députés et de personnages appartenant à toutes les classes de la société[3].

L’empereur d’Autriche exerça la plus brillante hospitalité ; tout le séjour des souverains ne fut qu’une succession de fêtes : carrousels, chasses, représentations théâtrales, tableaux vivants, bals parés et masqués où les princes se mêlaient à la foule, se multiplièrent à l’envi. La variété des costumes, le nombre et la richesse des uniformes donnaient à Vienne une animation et un aspect inconnus jusqu’alors[4].

Le comte François faisait partie de la suite de l’empereur, et, au moment du départ de la comtesse Vincent, il vint chercher Sidonie et la conduisit à Vienne chez son grand-père.

Si le congrès avait amené à Vienne toutes les illustrations princières, diplomatiques et militaires de l’Europe ; le prince de Ligne, dernier survivant des anciennes cours, semblait être resté ici-bas tout exprès pour faire les honneurs de sa patrie d’adoption aux représentants des cours nouvelles.

Ceux qui l’avaient connu se montrèrent heureux de le retrouver, et la jeune génération témoigna un vif désir de voir de près celui dont le nom avait frappé si souvent son oreille. Cela fut aisé, car personne n’accueillait mieuxles jeunes gens.

On le voyait arriver de loin dans la rue, salué par tout le monde, car il était la figure la plus populaire et la plus aimée des Viennois. Remarquable par sa haute taille et sa démarche fière, enveloppé d’un manteau militaire, il marchait d’un pas rapide ; son regard vif, ses mouvements souples et prompts comme à vingt ans ne décelaient en rien son âge, dont ses beaux cheveux blancs pouvaient seuls avertir.

« Je n’ai vu de ma vie, dit Graeffer[5], une figure aussi sympathique et aussi attrayante ; l’intelligence, le cœur, la gaieté, le sérieux, la grandeur, une âme de feu, tout rayonnait avec un charme indescriptible sur les traits de cet être unique. Ah ! Ligne ! Ligne ! tu étais la dernière fleur de la chevalerie. »

C’était au rez-de-chaussée de la petite maison couleur de rose, dans un salon gris modestement meublé et si étroit qu’il était difficile à plus de vingt personnes d’y tenir à l’aise que se réunissait tout ce que Vienne offrait de plus recherché.

Les plus hautes célébrités d’Allemagne, Gæthe, Wieland et Schlegel se faisaient gloire d’être de ses amis ; un cercle d’hommes et de femmes aimables et distingués était sans cesse autour de lui. La présence de ses charmantes filles, la princesse Clary, le comtesse Palfy et la baronne Spiegel ajoutaient encore à l’attrait de ces réceptions. La causerie roulait sur la Pologne, que le prince défendit toujours dans les conseils, sur la Russie dont il aimait à se souvenir, sur l’Angleterre, sur l’Italie, beaucoup sur l’ancienne France et point du tout sur la nouvelle.

« J’ai vu, disait-il, dans leur brillant, les pays et les cours où l’on s’amusait le plus ; par exemple, celle d’Auguste de Saxe, roi de Pologne, ou, pour mieux dire, du comte de Brühl ; j’ai vu les dernières magnificences de ce satrape qui, pour faire cent pas à cheval, était accompagné de cent palatins, starostes, castellans, cordons bleus et princes alliés à la maison de Saxe.

» J’ai vu Louis XV encore avec un air de grandeur de Louis XIV, et madame de Pompadour avec celui de madame de Montespan. J’ai vu trois semaines de fêtes enchanteresses à Chantilly, les spectacles et les séjours de Villers-Cotterets où tout ce qu’il y avait de plus aimable était rassemblé. J’ai vu les voyages magnifiques de l’Isle-Adam ; j’ai vu les délices du Petit-Trianon, les promenades sur la Terrasse, les musiques de l’Orangerie, les magnificences de Fontainebleau, les chasses de Saint-Hubert et de Choisy. Et j’ai vu tout décliner et périr ! »

Parfois ces retours vers le passé lui inspiraient une mélancolie qui nous a valu cette page exquise :

« Les souvenirs ! on les appelle doux et tendres : de telle façon qu’ils soient, je les déclare durs et amers ! Guerre, amour, succès d’autrefois, vous empoisonnez notre présent. J’étais victorieux, aimé et jeune !… j’étais là, dit-on, le soir de cette fameuse bataille… Ici, elle me serra la main… Mes soldats, société d’honnêtes gens plus purs et plus délicats que les gens du monde, m’adoraient ; mes paysans me bénissaient, mes arbres croissaient, ce que j’aimais était encore au monde ! et on se trouve si loin, si loin, de ces beaux moments qui ont passé si vile, et qu’une chanson qu’on a entendue alors, un arbre au pied duquel on était assis, rappellent en faisant fondre en larmes. Oh ! mémoire ! mémoire ! Elle revenait quelquefois au duc de Marlborough tombé en enfance et jouant avec ses pages. Un jour qu’un de ses portraits, devant lequel il passa, la lui rendit, il arrosa de pleurs les mains qu’il pressait sur son visage[6]. »

En 1812, le prince avait tracé sur un mur de son refuge, au Leopoldsberg, ce quatrain, le plus joli qui soit sorti de sa plume :


Adieu, fortune, honneurs ! adieu, vous et les vôtres
               Je viens ici vous oublier.
Adieu, toi-même, amour, bien plus que tous les autres
               Difficile à congédier.


Ce renoncement était-il sans appel ? S’il faut en croire Sidonie et son mari, leur grand-père n’avait pas abdiqué tout à fait ses prétentions à plaire et, en 1813, il faisait encore une cour assidue à une jeune et jolie princesse, qui accueillait ses soins de fort bonne grâce.

Il avoue lui-même qu’il aimait encore assez « à faire le beau, dans les rues de Vienne, à cheval derrière la voiture de l’empereur, aux grandes cérémonies où je remplace le Grand-Chambellan. Il n’y a que la confusion et les ruades des chevaux quand on monte et descend du sien qui soient désagréables, c’est plus dangereux qu’une escarmouche de hussards. »

« J’arrange encore avec assez de coquetterie mon collier et mes rubans. C’est ce que Roger de Damas appelle si drôlement et d’une manière si aimable, le bouquet de l’honneur. »

Cependant, malgré ces apparences de force et de jeunesse, l’âge approche où il faut finir. Le prince en parle sans effroi et avec une tranquille philosophie.

« On est injuste envers la mort, en la peignant comme on le fait. On devrait la représenter comme une femme âgée, bien conservée, belle, douce, auguste et calme, les bras ouverts pour recevoir quelqu’un. Il faudrait la placer dans un grand jardin plein de pavots, sur un port, l’entourer de divans et lui donner l’empreinte du repos éternel après la vie inquiète et orageuse. »

Au moment de l’arrivée de son petit-fils, les jours du prince étaient comptés. « Je le rencontrai, dit Graeffer, à l’automne de 1814, il se promenait à pied et portait l’uniforme de feld-maréchal, sans paletot, l’habit ouvert, culottes courtes, souliers minces et bas de soie, son chapeau sous le bras, sa belle tête de volcan d’esprit chancelait un peu, ccla m’effraya et je remarquai avec terreur que sa démarche était lourde et incertaine. »

Toujours dur envers lui-même et ennemi de tout sybaritisme, le prince en négligeait trop les soins nécessaires à un âge avancé et n’avait jamais donné à son corps fatigué par les veilles et les fêtes le repos qui lui était nécessaire. Dans les premiers jours de décembre, il assistait à un grand bal : il faisait une chaleur extrême dans les salons et il eut l’imprudence de sortir sans manteau plusieurs fois dans la soirée par un froid de dix degrés, pour aider quelques dames à monter en voiture. La nuit suivante, il prit la fièvre, dut rester au lit, et un fort érésipèle à la nuque se déclara.

Il ne s’inquiéta point de sa maladie et dit à sa fille Christine, qui avait l’air soucieux : « Tu sais que je n’ai pas l’habitude de quitter le théâtre au moment intéressant, je veux voir comment le congrès se débrouillera. »

Le 8 décembre, il reçut encore des visites, le docteur Malfatti, l’un des plus célèbres médecins de Vienne, venait deux fois par jour. Ses filles ne le quittaient pas un instant.

Le maréchal faisait constamment des projets ; il voulait revoir son cher Bel-Œil, et les champs de bataille où il avait combattu. Les souvenirs loinlains assiégeaient en foule son esprit ; il parlait du Lemps où, petit enfant, grimpé sur les genoux des vieux dragons du régiment de son père, il écoutait avec délices le récit des batailles du prince Eugène. On voyait renaître son amour pour la gloire, il semblait que son esprit, prêt à s’envoler, voulût contempler encore les tableaux qui l’avaient charmé pendant sa vie.

Dans la nuit du deuxième au troisième jour, la maladie fit des progrès effrayants, et lorsque le docteur entra le matin, le prince lui dit : « J’avais toujours admiré la fin de Pétrone qui mourut en entendant une musique admirable et de beaux vers. Eh bien, je suis plus heureux que lui, je meurs entouré de mes amis et dans les bras de ceux que j’aime. Si je n’ai plus de force, pour vivre, dit-il en se tournant vers eux, j’en ai encore pour vous aimer. »

À ces mots, ses filles fondirent en larmes en lui baisant les mains. « Que faites-vous donc, mes enfants, dit-il gaiement, me prenez-vous pour une relique ? Attendez un peu, je ne suis pas encore saint ! » Cette plaisanterie émut les assistants plus que ne l’eût fait une plainte. Cependant une boisson ordonnée par le docteur Malfatti lui donna plusieurs heures de repos : il se réveilla avec toute sa gaieté : on reprenait quelque espérance autour de lui.

Mais vers le soir, il fut pris d’une violente fièvre accompagnée de rêveries et d’abattement. À minuit, il sembla tout à coup se ranimer. Il se dressa sur son séant dans l’attitude d’un homme prêt à combattre, ses grands yeux étincelèrent et, faisant le geste de dégainer son épée, il cria d’une voix forte : « En avant !… Vive Marie-Thérèse ! » puis il retomba épuisé sur son oreiller et, après cette dernière évocation du passé, il expira sans agonie et sans souffrances.

Ses traits avaient repris toute leur sérénité et même un reflet de cette jeunesse qu’il avait conservée si longtemps, sa bouche semblait sourire et « il avait, si cela est possible, une expression plus belle et plus noble encore que de son vivant ».

L’impression produite par la mort du prince de Ligne est indescriptible ; pendant le peu de jours qu’avait duré sa maladie, la foule stationnait à la porte de l’hôtel pour avoir des nouvelles d’heure en heure ; lorsqu’arriva celle de sa fin, ce fut un véritable désespoir, et son enterrement devint une imposante manifestation de ce deuil public qui, sans être officiellement commandé, fut porté dans Vienne comme pour un souverain. Depuis de longues années, les Viennois s’étaient habitués à considérer le prince de Ligne comme leur appartenant en propre. Ses funérailles eurent lieu le 13 décembre, avec un éclat et une pompe inconnus jusqu’alors pour un particulier.

Sa compagnie de trabans, en grand uniforme rouge brodé d’or, était à droite du char ; la garde du château, en uniforme gris et velours noir brodé d’or, à gauche. Des officiers portaient les insignes de deuil. Un homme d’armes à cheval, revêtu d’une armure noire avec une écharpe de crêpe en bandoulière, suivait en tenant son épée à la main la pointe baissée vers la terre, puis venait un cheval de bataille caparaçonné d’un voile noir semé d’étoiles d’argent.

Derrière le cheval marchait toute la famille, après laquelle se pressait une foule vraiment inouïe de maréchaux, d’amiraux, de généraux et de princes de tous les pays de l’Europe, parmi lesquels on remarquait : le prince de Lorraine, le prince Auguste de Prusse, le duc de Saxe-Weimar, son ami particulier, le prince Philippe de Hesse, le prince Eugène de Beauharnais, le prince Schwarzenberg, les comtes Colloredo, Radetzky, Neipperg, Giulay, Ouvaroff, de Witt, le duc de Richelieu, sir Sidney Smith en grand uniforme d’amiral, qui avait sollicité l’honneur de commander la dernière batterie ; toute la garnison de Vienne, infanterie et cavalerie, plus quatre batteries de six canons, enfin tous les feld-maréchaux autrichiens qui tenaient à honneur d’accompagner leur compagnon d’armes.

Le convoi se rendit à l’église des Écossais, où se faisait le service funèbre. Sur le rempart, au passage du cortège, debout, tête nue, l’empereur Alexandre et le roi Frédéric-Guillaume de Prusse étaient venus rendre hommage au vieil ami de l’impératrice Catherine et du grand Frédéric. À l’arrivée à l’église, trois salves de vingt-quatre canons tonnèrent du rempart. Le service officiel terminé, le convoi se mit en marche pour le Kalemberg, résidence favorite du prince ; il avait demandé à être enterré dans la petite chapelle qu’il y avait fait bâtir.

Toute la suite, sauf l’infanterie, accompagna la famille. Le temps était glacial et, sur le Kalemberg même, un épais brouillard cachait presque la route. On entra dans la chapelle trop petite pour contenir la foule ; les pleurs et les sanglots étaient tels qu’on ne pouvait entendre les prières des morts. Au moment où l’on souleva le cercueil pour le descendre dans le caveau, le soleil, perçant tout à coup le brouillard, illumina la petite église. « Il sembla, dit Genz, qu’il voulût aussi saluer une dernière fois ce favori de Dieu et des hommes ! »

Sidonie rejoignit sa mère à Brody, après la mort du prince de Ligne. Elles en éprouvèrent toutes deux un vif chagrin et Hélène en l’annonçant à son mari, alors en voyage, ajoute cette phrase singulière : « Sidonie a pris le grand deuil, et moi je vais le prendre aussi, car enfin je n’ai jamais été divorcée. »

Au printemps de 1815, au moment du débarquement de l’île d’Elbe, ne supportant plus la solitude et l’affreux climat de Brody, elles partirent pour Vienne et s’établirent dans une charmante maison de campagne à Hitzing, faubourg de la ville, et à portée des nouvelles ; le comte vint les y rejoindre et, après un séjour de trois mois, Hélène et Sidonie partirent à la fin d’août pour Paris, où le comte devait revenir quelque temps après. Elles redoutaient un peu le voyage après les terribles événements qui venaient de se passer, mais il s’accomplit sans peine et elles arrivèrent à Paris le 7 septembre. Les alliés y étaient entrés de nouveau après les Cent-Jours, et les lettres d’Hélène contiennent encore quelques détails politiques intéressants.


LA COMTESSE HÉLÈNE AU COMTE VINCENT


« Paris, 14 septembre 1815.


» L’empereur de Russie, qui avait été absent à cause de la revue, est revenu hier : on ne sait pas encore au juste à quelle époque il partira ; je crois qu’ils veulent voir l’ouverture des Chambres ; on dit que celle des députés est composée des plus honnêtes gens du royaume et sera tout à fait pour le roi.

» J’ai passé avant-hier la soirée chez madame d’Andlau, elle m’a montré un tas de notes, pamphlets et chansons imprimés contre Bonaparte et en faveur des Bourbons. On les criait et débitait publiquement pendant que Bonaparte était ici, cela prouve comme il était mal affermi, puisqu’il n’a pas osé sévir. »


« 18 septembre.


» Paris est fort tranquille, on ne s’agite que dans les salons ; chacun est très occupé de l’ouverture des Chambres, qui ne se fera que dans huit ou dix jours. Il ne faut pas croire un mot de ce qu’on dit dans l’éloignement ; ne nous avait-on pas assuré que les partisans arrêtaient sur les grands chemins ? Eh bien, J’ai trouvé les routes parfaitement sûres, et jamais ils n’ont attaqué aucun voyageur.

» On disait les spectacles mauvais : jamais ils n’ont été meilleurs. Talma, Fleury et mademoiselle Mars en font encore les délices. On disait encore que Paris était morne, c’est la plus grande fausseté ; il fourmille de monde, on chante, crie, parle dans les rues comme à l’ordinaire, et, de plus, chaque souverain a, devant sa porte, depuis sept heures du soir jusqu’à neuf heures, une musique militaire, ce qui fait que la foule s’y rassemble.

» L’empereur d’Autriche loge chez la princesse de Neuchâtel, de sorte que nous allons nous asseoir sur le boulevard pour entendre la musique autrichienne, qui est la meilleure de toutes.

» J’ai passé hier une soirée très agréable chez madame d’Andlau ; à présent on se réunit volontiers selon les quartiers qu’on habite et l’on ne vit guère qu’avec sa famille et ses voisins ; chez madame d’Andlau, c’est la société du faubourg Saint-Honoré.

» Les étrangers ne vont que chez la duchesse de Duras et dans les maisons du gouvernement, mais aucun n’est reçu dans les petites réunions. Même chez sa sœur, madame de Montcalm, M. de Richelieu, qui y est toujours, n’y a point introduit de Russes[7].

» Il n’y a pas de société où l’on ne fronde le gouvernement, cet inconvénient est causé par la trop grande bonté du roi et par l’extrême liberté de dire, faire et écrire tout ce qui passe par la tête.

» Je suis avec ton passeport comme l’avare avec son trésor, je ne sais à qui le confier pour qu’il te parvienne sûrement : je crois qu’il faudra une compagnie d’assurance pour me décider.

» Adieu, mon cher Vincent, je n’ai pas besoin de te dire que je t’aime, car j’ai passé ma vie à te le prouver. »


« Paris, 25 au 28 sertembre.


» Grande nouvelle, mon cher Vincent, M. de Richelieu est nommé ministre des affaires étrangères ; ce choix a l’approbation générale. Le duc de Feltre est de nouveau ministre de la guerre. On dit que le reste du ministère sera à l’avenant, ce qui donne les plus grandes espérances que tout ira bien, puisqu’enfin le roi s’est décidé à n’employer que des gens de probité.

» Peut-être verra-t-on, pour l’honneur de l’humanité, que les talents n’appartiennent pas seulement aux scélérats et peuvent être séparés de la ruse, de la tyrannie et de la mauvaise foi. M. de Richelieu devrait prendre la calotte rouge pour rappeler son grand-oncle et il serait bien à souhaiter que les ennemis de l’autorité royale tremblassent devant lui, comme jadis devant le terrible cardinal.

» Ce qui est vraiment désolant, c’est la dislocation du musée, chacun emporte ce qui lui appartenait. Le pape a envoyé Canova pour réclamer ce qui a été enlevé de Rome. M. de Talleyrand a répondu que le pape prenait bien mal son moment, qu’il aurait été bien plus naturel qu’il fit cette demande lorsqu’il vint à Paris couronner Bonaparte, qui devait alors payer ce service.

» L’empereur Alexandre est parti hier. Le roi de Prusse part aujourd’hui, et l’empereur d’Autriche, mon voisin, a ses voitures toutes emballées ; il ne tardera pas à suivre les autres.

» Nous allons être abandonnés à nous-mêmes ; je ne sais encore ce qu’on fera de la France, car le traité de paix n’est point signé. Chacun voit avec assez d’indifférence ce qui arrivera, même si l’on partage la France. Les Parisiens, rassurés sur leurs propriétés, se divertissent ; les spectacles et les promenades, tout est rempli de monde, et pourvu que leur maison ne risque rien, cela leur est égal de dépendre des Russes, des Autrichiens, des Anglais ou des Prussiens.

» On est occupé à descendre les chevaux antiques qui étalent sur l’arc de triomphe des Tuileries. L’empereur d’Autriche les redemanda au nom des Vénitiens. On a cassé, en les descendant, un petit morceau du harnais, le peuple s’est jeté dessus et on se l’est partagé. Nossarzewski m’en a apporté un petit morceau.

» Les soldats autrichiens cernaient tout le Carrousel pendant cette opération et on avait braqué sept canons, mèche allumée, sur la place. »


« 5 octobre.


» On a voulu enlever le lion qui était sur la place des Invalides, car les Vénitiens le redemandent. Les Autrichiens se sont donc mis en train de le descendre eux-mêmes, car on n’a pu trouver aucun Français qui voulût travailler à aucun des ouvrages servant à dépouiller la France. Tout le peuple en silence était rassemblé sur la place, regardant faire, mais les maladroits ont laissé tomber le lion du haut de son piédestal et il s’est brisé en vingt pièces. Aussitôt les acclamations, les rires et les éclats de joie ont fait retentir les airs, ce qui a mis les Autrichiens dans une horrible colère ! Le lion de Saint-Marc ne sera plus pour personne.

» Hier, au théâtre Favart, où l’on joue à présent l’opéra italien, Wellington a eu l’insolence de se placer dans la loge du roi, chose que les souverains alliés n’avaient jamais fait. Le public furieux s’est mis à crier : À bas l’Anglais ! Videz la loge royale !… enfin on allait escalader la loge et on montait déjà quand Wellington a fait prudemment retraite. »


La comtesse, profitant des derniers beaux jours, alla passer une semaine à Saint-Ouen, d’où elle écrit la lettre suivante :


« Ce 19 octobre


» Dieu veuille, mon cher Vincent, que tu arrives bientôt à Brody et que tu en partes bien promptement, car je ne puis vivre contente sans toi, un sentiment aussi intime que le nôtre est nécessaire à mon existence… La nature m’a placée parmi les créatures qui ne peuvent supporter la vie, si on leur ôte le compagnon auquel elles se sont attachées. Ouvre un dictionnaire d’histoire naturelle, tu en trouveras la nomenclature et tu m’inscriras à la fin.

» Hier lundi il a fait beau temps ; l’orangerie est rentrée ; nous nous y sommes promenées, le jardinier l’a fort bien arrangée ; il a fait au milieu un amphithéâtre de mousse rempli de vases de fleurs, et il l’a sablée. Cette vue, en m’y promenant, me jette dans la rêverie ; je pense à celle de Kowalowka, lieu où j’ai éprouvé tant de bonheur et tant de malheurs.

« L’île, le grand érable, les coteaux couronnés de fleurs sont devant mes yeux ; je les parcours avec toi, jetant un regard sur le passé. Je vois, étant au bout de la carrière, tout ce que j’ai perdu dans ma route, je voudrais retourner sur mes pas et reprendre mes trésors !…

» Adieu, mon Vincent, ménage-toi, aime-moi et arrive. Je t’embrasse de toute la puissance de mon âme. »


Deux jours après cette lettre, Hélène quitta Saint-Ouen pour rentrer à Paris. Elle était en parfaite santé, quand, tout à coup, dans la nuit du 30 octobre, elle fut prise de douleurs subites, suivies de graves accidents. Elle expira au bout de douze heures, sans avoir senti les approches de la mort.


Par une dispensation singulière de la Providence, elle rendit le dernier soupir dans les bras de l’enfant qu’elle avait si longtemps abandonnée, et loin de celui qu’elle avait si fidèlement aimé.


La comtesse fut inhumée au cimetière du Père-Lachaise. Les médecins attribuèrent sa fin foudroyante à une maladie interne aggravée par ses fréquents voyages en Pologne, à une époque où sa santé exigeait de grands ménagements. Ainsi la pauvre Hélène paya en quelque sorte de sa vie l’amour passionné qui la dévora jusqu’à son dernier souffle.


Dès que le comte François eut appris par Sidonie la fatale nouvelle, il accourut auprès de son père, qu’il trouva dans un grand désespoir. Il ne pouvait s’occuper que des objets qui lui rappelaient sa femme. Il classa lui-même toutes les lettres et écrivit au bas de la dernière ces mots : « O douleur ! cette lettre est la dernière que j’ai reçue ; elle est morte et mon bonheur avec elle !… »

Sous l’impression des lignes touchantes que nous venons de citer, nous avons cherché à connaître la durée du culte passionné que le comte dut vouer à la mémoire de sa femme. Deux documents de la dernière heure sont venus nous édifier sur ce point.


Voici le premier ; la mort seule empêcha le comte d’exécuter le projet qu’il contient :


LA COMTESSE ANNA AU COMTE VINCENT


« Ibaraz, 8 janvier 1825.


» Monsieur le comte,


» Vous me proposez un mariage nouveau, j’y accéderai très volontiers, ne pouvant faire mieux. D’ailleurs une cérémonie religieuse nous sanctifiera de nos péchés. Si vous le permettez, monsieur le comte, je prierai le prince-archevêque de Gallicie de vous écrire et de faire cette cérémonie de mariage renouvelé. Quant à moi, je vous assure que je vous aime d’un amour aussi pur que la meilleure amitié et votre volonté sera la mienne, Dieu étant au milieu de nous et la perspective de la vie éternelle bien heureuse : nous ne nous quitterons jamais ! plus jamais ! Approchez-vous de Dieu, faites-lui une confession générale de vos fautes, et recevez mes plus tendres embrassements.

» Votre femme passée et votre femme future,


» ANNA POTOCKA. »


Le second, non moins stupéfiant, est extrait des registres du cimetière du Père-Lachaise :


« Hélène Massalska, femme Potocki ; deuxième ligne, à la droite du tombeau du maréchal Ney (en haut), 44e division, inhumée temporairement pour cinq ans le 2 novembre 1815, a été transportée le 21 mars 1840 dans la fosse commune, où elle a été délaissée !… »

fin

125

APPENDICE



N° 1.


Cette intéressante lettre n’a pu être insérée dans le texte à la place des fragments qu’on en connaissait déjà, parce qu’elle ne nous est parvenue qu’au cours de l’impression de la partie du volume où elle aurait dû se trouver : nous la reproduisons en entier ici, conformément au texte original[8].


LE PRINCE DE LIGNE À L’IMPÉRATRICE CATHERINE


Vienne, le 27 février 1794.


Madame,


J’ai encore eu occasion de voir que Votre Majesté Impériale s’entend à tout. Si tous mes intendants me servaient aussi bien je serais du double plus riche que je ne suis. Son fort est de donner, racheter, redonner, vendre, racheter, prêter et donner. Elle a fait de bonnes spéculations dans ce genre de commerce, dont le résultat

  1. L’Autriche avait pour plénipotentiaires le prince de Metternich et le baron de Vessenberg ; l’Espagne, le chevalier de Labrador ; la France, le prince de Talleyrand, le duc de Dalberg, le comte de la Tour du Pin et le comte de Noailles ; la Grande-Bretagne, lord Castlereagh, le duc de Wellington, le comte Clancarly, le comte Cathcart, et lord Stewart ; le Portugal, le comte de Palmella, M. de Saldanha de Gama et le comte de Lobo ; la Prusse, le prince de Hardenberg et le baron Guillaume de Humboldt ; la Russie, le comte de Nesselrode, le prince Kazoumowski et le comte de Stackelberg ; la Suède, le comte de Lœwenhielm. Tous les petits États de l’Europe étaient aussi représentés.
  2. Gentz (Frédérie de), 1764-1832. Un des plus habiles et des plus ardents antagonistes de la Révolution ; il savait imprimer un cachet original à tout ce qui sortait de sa plume.
  3. La réunion des princes, ministres, députés et secrétaires, sans compter ceux d’Autriche, s’éleva au chiffre de quatre cent cinquante-quatre personnes. On évalua à cent mille le nombre des étrangers venus à Vienne au moment du congrès.
  4. « Les dépenses ordinaires du congrès s’élevèrent à 40 millions de francs. La table impériale seule coûtait 300 000 francs par jour.
    » Comte DE GARDEN. »
  5. Kleinen Wiener, Memoren von Franz Gracffer, § 1, p. 246. Graeffer est l’auteur qui a le mieux décrit Vienne et sa société à cette époque-là.
  6. Sainte-Beuve, après avoir cité cette page délicieuse, s’écrie : « Accents échappés du cœur ! voix de la nature ! pourquoi l’aimable prince ne se les accorde-t-il que si rarement ?  » Le grand critique ne connaissait évidemment pas les fragments inédits des Mémoires du prince de Ligne, publiés depuis, ni les lettres adressées au prince Charles.
  7. Le duc de Richelieu, étant comte de Chinon, servit dans l’armée russe ; plus tard il fut nommé par Alexandre gouverneur d’Odessa.
  8. Lettre copiée sur l’original qui existe aux Archives impériales à Pétersbourg.