Histoire d’une grande dame au XVIIIe siècle, La princesse Hélène de Ligne/06

La bibliothèque libre.
Calmann Lévy (1p. 114-127).

VI


Le dépôt. — La râpe de madame de Saint-Germain. — Le ballet d’Orphée et Eurydice. — Le réfectoire. — La porte et le tour. — La communauté et la cellérerie. — Histoire de mademoiselle de Saint-Ange. — La bibliothèque de madame de Sainte-Delphine.



« Je fus retirée en ce temps de la sacristie et mise au dépôt ; je pleurai beaucoup quand on me mit là, car toutes les religieuses étaient de vieilles grognons, excepté madame de la Conception, qui était de la maison de Maillebois : elle avait de la dignité dans les manières, on voyait bien que c’était une dame de bon lieu. Elle avait une grande connaissance de tout ce qui concernait l’Abbaye et c’était un plaisir de l’entendre parler sur d’anciennes anecdotes arrivées dans le monastère.

» Madame de la Conception avait la manie de chanter des romances, je n’ai jamais entendu une voix plus nasillarde. Elle nous chantait tous les jours la romance de Judith, celle de Gabrielle de Vergy et plusieurs autres. Quelquefois, pour nous amuser, elle nous montrait des choses curieuses : car on conservait au dépôt des lettres de la reine Blanche, d’Anne de Bretagne et de plusieurs autres reines de France à des abbesses du couvent ; des lettres de Guy de Laval à sa tante, abbesse de l’Abbaye-aux-Bois, lorsqu’il était à l’armée, pendant les troubles du règne de Charles VII ; il y est question de La Hire et Dunois, enfin plusieurs autres monuments intéressants.

» Les pensionnaires, de service au dépôt[1], étaient alors mademoiselle de Caumont, belle, de l’esprit, mais susceptible, treize ans ; mademoiselle d’Armaillé, quatorze ans, hideuse, minaudière, mais bonne créature ; mademoiselle de Saint-Chamans, laide, des petites jambes hors de proportion, dix-huit ans. Mademoiselle de Beaumont, laide et boïteuse, mais bien bonne personne ; mademoiselle de Sivrac, dix-neuf ans, une figure noble, mais sujette à des spasmes et un peu folle ; mademoiselle de Lévis, bonne, blafarde, point d’esprit, quatorze ans.

» J’ai déjà parlé de madame de Maillebois, les autres dépositaires étaient : madame de Saint-Romuald, vieille grognon ; madame de Saint-Germain, vieille grognon aussi ; madame de Saint-Pavin, quarante-huit ans, ne parlant jamais, fort sournoise.

» Nous passions toute la journée, Caumont et moi, à nous moquer de tout ce monde. Madame de Saint-Romuald avait quatre-vingts ans et madame de Saint-Germain, soixante-quinze. Elles étaient toute la journée en dispute, tantôt pour une chose, tantôt pour une autre, enfin c’était incroyable. Elles se trompaient toujours dans leurs calculs et elles mettaient tout cela sur le compte l’une de l’autre. C’était comique de les voir avec leurs lunettes, le nez dans des grands livres d’archives. Elles passaient leur vie à lire de vieilles lettres que les abbesses de l’Abbaye-aux-Bois avaient reçues autrefois ou d’anciens plaidoyers de ces dames, et, quand on voulait savoir quelque chose d’ancien touchant l’Abbaye, elles ne savaient jamais rien.

» Une fois, madame de Saint-Romuald avait prêté une râpe à sucre à madame de Saint-Germain, qui l’avait perdue ou oubliée. Un dimanche pendant la grand’messe, madame de Saint-Germain se souvint de la râpe, et, comme ces deux siècles étaient à côté l’un de l’autre, madame de Saint-Romuald se penche vers madame de Saint-Germain et lui dit à demi-voix :

» — À propos, vous ne m’avez pas rendu ma râpe ?

» — Qu’est-ce que c’est que votre râpe ?

» — Comment, je ne vous ai pas prêté ma râpe ?

» Madame de Saint-Germain (vexée que cette demande lui soit faite à l’église) :

» — Je n’ai pas votre râpe.

» L’autre (colère, et haussant la voix) :

» — Rendez-moi ma râpe !

» Elles continuêrent si longtemps et si haut, que les pensionnaires éclatèrent de rire.

» Madame l’abbesse, surprise, demanda ce qui se passait, on le lui dit ; elle fit dire à ces dames de se tenir en repos et qu’elle leur enverrait à chacune une râpe.

» Revenues au dépôt, elles se boudèrent pendant huit jours, et, toutes les fois qu’on parlait de sucre ou de choses prêtées, madame de Saint-Romuald racontait aussitôt l’histoire de sa râpe, et comme quoi elle en avait une, et qu’elle l’avait prêtée et qu’on la lui avait perdue. Alors madame de Saint-Germain disait que cela n’élait pas vrai, et nous nous amusions à mettre toujours la conversation sur ce sujet pour les faire disputer. »

En sortant du dépôt, Hélène entra au réfectoire où elle passa deux mois ; son emploi était de servir les pensionnaires à table, d’aider à mettre le couvert et à ranger le réfectoire, les cristaux, porcelaines, etc., toutes choses utiles pour une future maîtresse de maison. Tout en s’occupant du réfectoire, Hélène ne négligeait pas ses talents.

« Je dansai dans ce temps-là dans les ballets d’Orphée et Eurydice, que nous dansâmes sur notre théâtre, qui était très beau : il y avait beaucoup de décorations ; il était au bout du jardin près de l’ancienne infirmerie des pestiférés.

» Nous étions en tout cinquante-cinq qui dansions ; mademoiselle de Choiseul dansait Orphée, mademoiselle de Damas Eurydice, moi l’Amour mesdemoiselles de Chauvigny et de Montsauge, deux suivantes. Il y en avait dix pour l’entrée funèbre, dix pour les furies, dix pour les suivants d’Orphée, dix pour ceux d’Eurydice et dix pour la cour d’amour.

» Cet hiver-là, nous jouâmes aussi Polyeucte sur le théâtre du couvent ; je jouai Pauline, mademoiselle de Châtillon Polyeucte, et mademoiselle de Choiseul Sévère ; cela réussit fort bien. Aussi, bientôt après, on nous fit étudier le Cid ; je jouai Rodrigue et enfin Cornélie dans la Mort de Pompée. »

Ces représentations intéressaient si fort toutes ces petites actrices, qu’elles consacraient souvent leurs récréations à répéter leurs rôles ; le public se composait des mères des pensionnaires et de leurs parentes ou amies. On en parlait dans tout Paris.

Ces récréations mondaines n’empêchaient point le service régulier des obédiences.

« Après le réfectoire, dit Hélène, je fus une quinzaine de jours au service de la porte. Nous étions cinq, mademoiselle de Morard, quatorze ans, assez jolie, mais fade, point d’esprit ; mademoiselle de Nagu, dix-sept ans, jolie et aimable ; mademoiselle de Chabrillan, laide, mais de l’esprit, quatorze ans ; mademoiselle de Barbantanne, quinze ans, ayant l’air d’un garçon, fort polissonne, jolie, dansant très bien.

» Notre emploi était d’accompagner la portière, quand elle allait ouvrir sa porte de clôture. C’était un exercice perpétuel, tantôt des maîtres, tantôt des médecins et puis les directeurs ; enfin mesdames de Fumel et de Pradines, les deux portières, étaient le soir sur les dents ; nous n’aimions pas la première, qui était aigre, sèche et méchante.

» Le tour[2], où je fus mise après, me plut davantage, on voyait un monde énorme toute la journée, j’étais là avec Aumont, Cossé et Chalais, toutes aimables.

» Les deux tourières, mesdames de Calvisson et de Nogaret, élaient sœurs, la dernière aimant beaucoup la lecture et fort instruite.

» Il fallait sonner toutes les personnes que l’on demandait et chacune avait un timbre ; c’était assez difficile de ne pas se tromper, car l’une avait 3, 8, et carillon, l’autre V, 8, et carillon ; enfin c’était à n’en pas finir.

» Aumont avait dix-huit ans, des talents, de l’esprit ; elle était assez jolie et mariée depuis quelque temps.

» Cossé n’avait que douze ans, elle était laide, mais pétrie de grâce et fort délicate ; elle épousa plus tard le duc de Mortemart.

» Madame d’Avaux, dont j’ai déjà parlé, était bonne et jolie, mais fort bête.

» Enfin mademoiselle de Chalais, très jolie, quinze ans, souvent malade.

» Ce service nous amusait ; mais, comme il était très fatigant, on n’y restait jamais longtemps.

» Du service du tour, je passai à celui de la communauté. J’aurais fort bien passé là un temps fort long sans m’ennuyer, si l’on m’y avait laissée. J’étais avec mademoiselle de Talleyrand, jolie, aimable et fort aimée, et mademoiselle de Périgord, sa sœur, jolie aussi ; puis mademoiselle de Duras, jolie et assez aimable, et enfin mademoiselle de Spinola, méchante, gauche, mais très belle.

» Entre les dames qui desservaient cette obédience était une vieille religieuse nommée madame de Saint-Charles ; quoique âgée de soixante-quinze ans, elle était d’une gaieté extrême, rien ne l’incommodait ; on faisait du train à ses oreilles, c’était égal. Il y avait toujours cinquante personnes, dans la chambre de communauté, qui travaillaient à toute sorte d’ouvrages. Talleyrand jouait du clavecin, moi de la harpe, nous chantions ; cela faisait des concerts qui amusaient fort ces dames.

» Cette chambre était toute tapissée des abbesses de l’Abbaye-aux-Bois, peintes en pied ; presque toutes avaient à leurs pieds l’écusson de leurs armes, ainsi on les reconnaissait. La mère Saint-Charles nous raconta une aventure arrivée pendant son noviciat, que je vais placer ici.

» Il vint une fois une madame de Saint-Ange proposer sa fille à madame de la Trémouille, pour lors abbesse de l’Abbaye-aux-Bois. Comme la jeune personne avait l’air fort doux, que d’ailleurs la mère proposait une pension et une dot convenables pour une fille de qualité, elle fut acceptée.

» Elle entra le lendemain, et, au bout de quelque temps, tout le couvent fut enchanté de ses grâces, de son esprit et de sa douceur. Madame de Saint-Charles, qui était au noviciat avec elle ainsi que plusieurs autres, lui disait quelquefois : « Mademoiselle de Saint-Ange, il est incroyable qu’une jeune personne, aussi modeste et aussi bien élevée que vous, ayez les gestes et les manières que vous avez quelquefois ; car, quand vous êtes debout devant la cheminée, vous écartez les pieds d’une manière étrange, et, quand vous voulez approcher votre chaise, vous faites souvent le mouvement de la prendre à travers vos jambes ; enfin il est inouï de voir réunis dans la même personne un air de modestie qui va jusqu’à la contrainte, et, à l’échappée, des gestes de mousquetaire. » Mademoiselle de Saint-Ange, rougissant, disait qu’elle avait été élevée avec un frère dont elle s’amusait à imiter les manières dès l’enfance et que plusieurs lui en étaient restées.

» Une nuit qu’il y avait un tonnerre terrible, madame de Sain(-Charles, qui était dans ce temps-là mademoiselle de Ronci, vient frapper à la cellule de mademoiselle de Saint-Ange et la prie de lui ouvrir. Mademoiselle de Saint-Ange la fait attendre quelques instants, puis lui ouvre. « Ah ! lui dit mademoiselle de Ronci, j’ai une peur horrible dans ma cellule, il faut que vous me permet liez de coucher dans la vôtre jusqu’à ce que l’orage soit passé. » Mademoiselle de Saint-Ange ne voulut jamais consentir, lui dit que la sainte règle le défendait et qu’elle la priait de s’en aller. Enfin mademoiselle de Ronci, voyant qu’elle ne voulait absolument pas lui permettre de rester dans sa cellule, s’en alla fort mécontente de son peu de complaisance.

» Au bout de trois mois que mademoiselle de Saint-Ange eût été au noviciat, sa mère vint un jour chez madame l’abbesse, lui dire que la vocation de sa fille était passée et qu’elle la priait de la lui rendre. Mademoiselle de Saint-Ange sortit donc, au grand chagrin de tout le couvent qui la regretta fort. Quelques jours après, madame de Saint-Ange écrivit à madame l’abbesse pour lui dire qu’elle lui demandait pardon de la supercherie qu’elle lui avait faite ; qu’elle avait eu dans sa maison son fils au lieu de sa fille : que, ce jeune homme ayant eu le malheur de tuer son adversaire dans un duel, elle lui avait fait prendre les habits de sa sœur et l’avait mis à l’Abbaye-aux-Bois, n’ayant trouvé que ce moyen de le dérober à la sévérité des lois.

» Madame l’abbesse lui répondit que, puisque la chose était faite, elle se félicitait que ce moyen eût sauvé la vie de quelqu’un qui lui avait donné fort bonne opinion de son caractère, pendant le temps qu’il avait passé chez elle. Madame Saint-Charles nous dit que souvent il échappait à mademoiselle de Saint-Ange de parler d’elle au masculin. »


la bibliothèque


« Enfin, je fus mise à la bibliothèque, à la grande satisfaction de madame de Mortemart. J’étais assise tranquillement à lire dans la cuisine, quand on vint me dire que j’étais nommée à la bibliothèque. Je courus bien vite chercher madame Sainte-Delphine ; dès qu’elle m’aperçut, elle me dit : « Enfin vous me parvenez, j’espère que nous allons passer notre vie ensemble. » Effectivement je ne la quittais guère, elle était presque toujours chez sa sœur et moi avec elle.

» Elle ne se mêlait pas plus de ce qu’on faisait des livres que s’ils n’eussent pas existé, elle aimait pourtant à lire ; mais, quand elle voulait des livres, elles les demandait à madame Saint-Joachim.

» Quelquefois, quand elle était à sa bibliothèque et qu’elle voyait que l’on venait chercher ou apporter des livres et que madame Saint-Joachim tenait note de tout cela, elle ne concevait pas qu’on pût se donner autant de peine.

» Je passais la matinée en commissions pour elle, j’allais ordinairement chez elle tout de suite après avoir paru devant madame de Rochechouart le matin à la classe.

» Elle avait été à prime[3], s’était gravement recouchée et ne songeait pas à se lever ; alors j’entrais et je lui disais : « Madame, il est huit heures et demie. — Ah ! bon Dieu, ce n’est pas possible, je ne peux pas vous croire. »

» Quelquefois madame de Rochechouart entrait dans sa cellule en revenant des classes, alors elle lui disait : « Ma sœur, c’est honteux pour une » religieuse d’être encore dans son lit. » Là-dessus madame Sainte-Delphine répondait : « Je n’ai point fait vœu de ne pas dormir tout mon saoul. » Madame de Rochechouart disait : « Allons, Hélène, faites lever ma sœur. » J’appelais sœur Léonard, elle fermait ses rideaux, passait sa chemise, s’habillait : il ne lui restait plus qu’à se coiffer. Elle était charmante comme cela tout habillée, sa tête nue ; elle laissait ses cheveux un peu longs, parce qu’elle craignait les rhumes ; ils étaient de la plus belle couleur possible ; elle se lavait la tête avec de l’eau tiède, puis mettait sa guimpe et son voile. Ensuite je lui disais : « Madame, n’avez-vous rien oublié ? — Non, disait-elle, pour aujourd’hui rien. » À peine était-elle à la bibliothèque[4] qu’elle me disait : « Hélène, j’ai oublié mon mouchoir. » Je courais le chercher, ensuite c’était un livre, puis autre chose. Elle me faisait courir comme cela toute la matinée ; mais je l’aimais tant, que cela ne me faisait rien. »

  1. Cette obédience se composait d’une grande salle entièrement garnie de tiroirs pour les archives, d’une autre salle contenant la bibliothèque du dépôt, et d’une chambre où se tenaient les dépositaires. Il y avait, au dépôt, quatre dames dépositaires, deux secrétaires, six pensionnaires et deux sœurs converses.
  2. Deux dames tourières, cinq pensionnaires.
  3. Prime est un mot ancien qui signifiait premier. Prime, terme de liturgie catholique. La première des heures canoniales, elle commence à six heures du matin. Chanter prime, assister à prime (Littré).
  4. La bibliothèque de l’Abbaye-aux-Bois se composait de trois vastes salles. Elle contenait seize mille volumes et était fort complète en livres de théologie.