Histoire d’une grande dame au XVIIIe siècle, La princesse Hélène de Ligne/07

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Calmann Lévy (1p. 128-150).

VII


Mademoiselle de Choiseul et sa mère. — Les aventures de madame de Stainville. — Mariage de mademoiselle de Choiseul. — Prise de voile.



« Ma liaison avec mademoiselle de Choiseul devenait plus forte de jour en jour ; tout était en commun entre nous, nos livres, nos bijoux, nous avions mutuellement la clef de nos tiroirs et même de nos écritoires.

» Dans ce temps, mademoiselle de Lévis[1] reprocha, tout haut, un jour dans la classe, à mademoiselle de Choiseul que sa mère était enfermée parce qu’elle avait aimé un comédien.

» Mademoiselle de Choiseul, quoique fort fâchée fit bonne contenance et dit : « Non ; ma mère vit en province parce que c’est son goût, du moins c’est ce qu’on m’a toujours dit. Mais, si ce que vous dites était vrai, ce ne sera pas le plus beau trait de votre vie de m’avoir éclairée là-dessus. »

» Toute la classe fut excessivement irritée contre mademoiselle de Lévis ; toutes ces demoiselles lui dirent que c’était infâme ; qu’une chose comme celle-là ne se reprochait pas ; qu’elles étaient au désespoir que cela se fût passé dans leur classe, et qu’elles allaient demander en grâce qu’on la fit descendre dans la classe bleue, pour son propre honneur à elle, puisque, plus on la rapprocherait de l’enfance, plus on rendrait son propos excusable.

» Alors mademoiselle de Lévis vint trouver mademoiselle de Choiseul, qui était dans un coin de la classe, et, comme elle avait l’âme basse, elle se mit à genoux pour la prier de ne pas répéter cette histoire. Toutes les demoiselles de sa classe la suivaient et la huaient. Mademoiselle de Choiseul répondit, tout haut : « Mademoiselle, tout ce que je peux faire pour vous, c’est de ne pas vous nommer, et je vous donne ma parole d’honneur que votre nom ne sortira pas de ma bouche ; mais je serais à jamais blâmable aux yeux de mes compagnes, si je paraissais tranquille après ce que vous m’avez dit en leur présence et si je ne m’informais pas de ma mère auprès de ma famille. »

» Dans ce moment, une maîtresse, qui remarquait depuis une heure du tumulte parmi les pensionnaires, s’avança et demanda ce que c’était. Mademoiselle de Choiseul dit que c’était une dispute qu’elle avait eue avec une pensionnaire et que c’était terminé ; la maîtresse demanda si personne n’avait à se plaindre, et, comme chacune gardait le silence, elle fut se rasseoir.

» Mademoiselle de Choiseul et moi, nous conférâmes ensemble pour savoir ce qu’elle aurait à faire et nous décidâmes qu’il fallait en parler à madame de Rochechouart.

» Je demandai à mademoiselle de Choiseul si elle n’avait pas de soupçons de ce qu’on lui avait reproché, elle me dit : « Non, je me suis figuré que ma mère était une femme singulière, qui n’était point aimée de sa famille et que c’était pour cela qu’elle voulait vivre en province. » Elle me dit aussi : « Mon père[2], ni mon oncle, ne m’en parlent jamais et, quand j’en ai parlé quelquefois, ai vu que cette conversation déplaisait ; mais, à présent que je me retrace tout plein de choses qui ont été dites devant moi, je crains que ce que m’a dit mademoiselle de Lévis ne soit vrai. » Alors elle me dit : « J’étouffe, j’ai une envie de pleurer excessive et je me contrains ici. » Je fus à la mère Quatre-Temps et-je lui dis que je demandais la permission d’aller chez madame de Rochechouart, à qui j’avais quelque chose à dire. Elle me le permit. Mademoiselle de Choiseul fut demander de son côté à madame de Saint-Pierre, qui était fort sévère et qui répondit qu’elle pouvait bien attendre jusqu’au soir à l’appel pour parler à madame de Rochechouart.

» Choiseul, dont la vivacité était extrême, ne put y tenir et éclata en sanglots. Madame de Saint-Pierre lui dit qu’elle avait de l’humeur et lui ordonna d’aller se mettre à genoux, elle obéit. Toutes les pensionnaires la plaignaient, la caressaient ; on reprochait à Lévis que c’était elle qui était la cause de tout cela, elle était dans un coin, n’osant pas se montrer. Mademoiselle de Choiseul me dit tout bas : « Puisque tu as la permission, va chez madame de Rochechouart, conte-lui ce qui m’arrive, prie-la de me faire demander, mais ne nomme pas Lévis, puisque je lui ai promis le secret. »

» Je courus donc chez madame de Rochechouart ; je ne la trouvai point à sa cellule, mais seulement madame de Sainte-Delphine qui me dit : « Ah ! c’est vous, mon chat ; je suis bien aise que vous veniez, car je m’ennuyais comme un chien, en attendant ma sœur. Contez-moi quelque chose qui m’égaye, je vous prie, car je suis dans un abattement extraordinaire. »

» Alors je dis à madame de Sainte-Delphine : Mademoiselle de Choiseul et moi avons quelque chose à dire à madame de Rochechouart, mais elle n’a pas obtenu lä permission de venir ; si vous aviez la bonté de la faire chercher par sœur Léonard, en disant que madame de Rochechouart demande, on ne mentira pas puisque c’est votre nom. » Elle y consentit et peu de temps après madame de Rochechouart rentra.

» Mademoiselle de Choiseul arriva en ce moment et nous contâmes à madame de Rochechouart ce qui était arrivé. Elle eut l’air d’en être outrée : « Et qui est-ce qui vous a dit pareille chose ? » demanda-t-elle. Nous refusâmes constamment de le dire. Là-dessus, madame de Rochechouart, qui ne voulait pas se compromettre vis-à-vis de mademoiselle de Choiseul, lui dit : « Je me suis retirée du monde, de pareilles aventures ne nous parviennent pas ; mais dites-moi à quelle personne de votre famille vous voulez que j’écrive, elle pourra vous donner quelques éclaircissements. » Mademoiselle de Choiseul demanda que ce fût à madame la duchesse de Gramont, sa tante[3].

» Madame de Rochechouart lui écrivit donc, elle vint le lendemain et, mademoiselle de Choiseul lui ayant dit le sujet de son chagrin, madame de Gramont lui dit : « Je ne veux point vous tromper, vous commencez à devenir grande, il faut vous éviter une ignorance qui pourrait vous mettre dans le cas de dire des choses déplacées. Il est très vrai que l’inconduite de votre mère a forcé sa famille à la mettre au couvent. Vous avez une sœur[4] qui est élevée dans un autre couvent et que l’on mettra à l’Abbayc-aux-Bois, avec vous. La conduite que vous avez à tenir est donc d’en imposer assez aux pensionnaires pour que personne ne se permette de vous parler de cet événement ; et surtout point de confidences. Vous pouvez imaginer que ce ne doit pas être un sujet de conversation agréable pour votre père ; ne lui parlez donc point de cela, à moins qu’il ne vous en parle le premier. »

Mademoiselle de Choiseul demanda s’il ne lui serait point permis d’écrire à sa mère. Madame de Gramont lui répondit qu’elle ne pouvait pas prendre sur elle de lui donner cette permission, mais qu’elle en parlerait à sa famille.

« Mademoiselle de Choiseul vint me raconter cela, et nous convînmes que nous aurions l’air d’avoir oublié ce qui était arrivé et que, si les autres nous en parlaient, nous aurions l’air de le trouver mauvais. »

Malheureusement, le méchant propos de mademoiselle de Lévis n’était que trop fondé et les aventures romanesques de madame de Stainville, leur dénouement surtout avaient fait grand éclat.

Lorsque le duc de Choiseul devint ministre de la guerre, à la mort du maréchal de Belle-Isle, il fit nommer son frère, le comte Jacques de Choiseul-Stainville, lieutenant général. Le comte n’avait pas de fortune, on songea à lui faire contracter un mariage brillant et on jeta les yeux sur mademoiselle Thérèse de Clermont-Rével, héritière d’une grande fortune et douée d’une figure charmante. Le duc négocia habilement les conditions du mariage, qui fut décidé. Le comte avait près de quarante ans, sa fiancée en avait quinze et n’avait jamais vu son futur mari. Il obtint un congé, arriva à Paris, et, six heures après, le mariage était célébré[5].

La jeune comtesse de Stainville fut conduite dans le monde par sa belle-sœur, la duchesse de Choiseul, et y réussit à merveille ; elle dansait comme un ange et était éblouissante de grâce et de beauté. On devine aisément qu’elle ne tarda pas à recevoir les hommages des hommes les plus à la mode ; les mémoires contemporains prétendent même que son beau-frère, le duc de Choiseul, osa lui faire une déclaration qui fut fort mal accueillie ; Lauzun, dit-on, fut mieux traité ; mais ce goût passager fit bientôt place à un autre sentiment. On sait le rôle que jouaient alors les acteurs dans la haute société, on ne comptait plus leurs bonnes fortunes. Clairval était à ce moment le comédien à la mode et le favori des boudoirs. Il joignait, à un talent incontesté, une charmante figure, une tournure élégante et une audace que rien ne pouvait intimider. Il ne tarda pas à s’apercevoir du penchant qu’il inspirait à madame de Stainville et se décida à tout braver pour en profiter. Une femme de chambre et un laquais furent mis dans la confidence, et madame de Stainville poussa la folie jusqu’à recevoir Clairval chez elle, dans l’hôtel qu’elle habitait alors[6].

Quelque temps s’écoula, madame de Stainville mit au monde une seconde fille et rien ne trahissait en apparence l’éclat qui allait se produire ; mais la liaison de Clairval et de la comtesse s’ébruita peu à peu, la duchesse de Gramont en fut instruite des premières, elle détestait sa jeune belle sœur et ne manqua pas de faire part à son frère des bruits fâcheux qu’il ignorait jusqu’alors.

Le comte était à l’armée et devait revenir pour assister à une fête dont tout Paris se préoccupait. La maréchale de Mirepoix préparait à l’hôtel de Brancas un bal costumé extraordinaire. Des danses de caractère devaient-être dansées par vingt-quatre danseurs et autant de danseuses en costumes chinois, indiens. On les répétait depuis hruit jours.

« La coupable et infortunée madame de Stainville, dit madame du Deffand, devait figurer avec le prince d’Hénin, elle assistait tous les jours à ces répétitions. Le mardi, avant-veille de la fête, tous les danseurs et danseuses soupèrent chez la duchesse de Valentinois, on remarqua la tristesse de madame de Stainville, qui avait sans cesse les yeux remplis de larmes, Son mari était arrivé le matin. » Le lendemain mercredi[7], à trois heures du matin, madame de Stainville était enlevée dans une chaise de poste et conduite, par son mari lui-même, au couvent des Filles de Sainte-Marie à Nancy. Le comte avait facilement obtenu, par le duc son frère, une letlre de cachet et sa femme fut renfermée pour le reste de sa vie. Il lui rendit tout son bien, fit nommer un tuteur avec l’ordre de donner à la comtesse toutes les choses nécessaires, mais pas un écu. Il y eut, une somme réglée pour l’entretien de ses filles ; * ie reste du revenu fut mis sous séquestre à leur profit.

La femme de chambre f’ut envoyée à la Salpêtrière et le laquais à Bicêtre pour avoir été dans la confidence. On trouva généralement le châtiment infligé par M. de Stainville à sa femme d’une sévérité outrée. Dans ce temps de mœurs faciles, on n’était pas habitué à envisager ce genre de péché comme un crime irrémissible, et la jolie madame de Slainville excita la pitié de chacun. On prétendit même que la maîtresse du comte, jeune et charmante actrice de l’Opéra, lui signifia à son retour de Nancy qu’elle ne le reverrait de sa vie, de peur d’être soupçonnée d’avoir eu part à une telle iniquité[8].

Quelque temps après cette triste révélation, mademoiselle de Choiseul fort agitée vint trouver Hélène, elle sortait du parloir et lui dit : « Imaginez que l’on va mettre ma sœur à l’Abbaye-aux-Bois et elle entre lundi prochain. Ce qui me désole, c’est qu’on la met simplement à la classe et que, moi, j’ai un appartement, ainsi cette distinction fera parler les pensionnaires. »

Hélène lui conseilla de dire qu’étant l’aînée, on avait cru à propos de faire cette différence.

« Elle me dit qu’elle devait sortir le lendemain pour faire connaissance avec sa sœur, qu’elle n’avait jamais vue.

» Elle sortit, en effet, et, comme elle revint tard, nous ne pûmes nous parler en particulier ; mais, le soir, elle vint me trouver dans ma chambre, elle me dit que sa sœur avait quatre ans de moins qu’elle, que c’était une enfant, qu’elle était assez jolie, qu’elle ne paraissait pas avoir beaucoup de vivacité, qu’elle la croyait ignorante et mal élevée, qu’elle l’avait beaucoup caressée, mais qu’elle paraissait fort sauvage. Elle me dit encore qu’on la nommait mademoiselle de Stainville. Nous nous proposâmes de nous en occuper beaucoup, pour qu’elle n’eût aucun désagrément à sa réception. »

Elle fut amenée par madame la duchesse de Choiseul, qui dit que, pour tout ce qui lui serait nécessaire, on devait s’adresser à elle et point à son père, ni à la duchesse de Gramont, comme on faisait pour mademoiselle de Choiseul, parce que c’était elle qui en était particulièrement chargée. On voit que la bonté de la duchesse de Choiseul ne se démentait pas et qu’elle voulait servir de mère à la petite abandonnée que chacun repoussait[9].

« Mademoiselle de Choiseul la conduisit à la classe en disant que c’était sa sœur et qu’elle priait qu’on eût des bontés pour elle ; alors mesdemoiselles de Conflans, mademoiselle de Damas et moi, nous fûmes à elle et nous la caressâmes beaucoup ; mais elle était fort sauvage et nous recevait assez mal.

» Quand elle eut fait une fois connaissance, Choiseul la laissa et elle ne fut jamais fort liée avec elle, car il y avait une grande différence entre les deux sœurs.

» Quand le duc de Choiseul, madame de Stainville et madame la duchesse de Gramont venaient voir mädemoiselle de Choiseul, ils ne demandaient jamais mademoiselle de Stainville ; mais mademoiselle de Choiseul s’obstina et dit qu’elle n’irait pas au parloir, si on ne demandait pas sa sœur ; ainsi on fit venir mademoiselle de Stainville. C’était de même pour sortir : jamais mademoiselle de Choiseul ne voulait se rendre seule à l’hôtel de Choiseul[10] ; et tout cela était générosité et bonté de cœur, car sa sœur ne lui plaisait pas, mais elle ne voulait point de distinction à son préjudice. »

La conduite généreuse de mademoiselle de Choiseul en cette circonstance prouve une élévation de caractère peu commune chez une enfant de quatorze ans. Évidemment, la très haute idée que ces filles avaient de leur rang et de leur naissance contribuait à développer ces sentiments d’honneur et de délicatesse ; elles pratiquaient l’axiome Noblesse oblige, dans toute son étendue, et le reproche le plus amer qu’on pût leur adresser était d’avoir l’âme basse. Mais il faut reconnaître aussi qu’elles tenaient dans le plus profond mépris toute personne qui n’appartenait pas à leur caste. Hélène s’exprime là-dessus le plus naïvement du monde.

« Il y eut un moment, dit-elle, où il y eut une brèche aux murs de l’Abbaye, parce qu’on refit la muraille du jardin. L’usage est que, du moment qu’il y a brèche, la clôture est levée pour le temps que la brèche dure. Ce mur donnait d’un côté sur la rue et de l’autre dans le couvent des Petites-Cordelières ; ainsi, cela fit une espèce de communication. Ces dames furent mutuellement voir leur couvent.

» Celui des Petites-Cordelières n’était ni si grand ni si beau que le nôtre. Elles avaient en tout une trentaine de pensionnaires, mais ce n’étaient pas des filles comme il faut ; elles étaient bien embarrassées quand elles voyaient notre classe si nombreuse et composée des premières filles de France. »

» En ce temps-là, mademoiselle de Choiseul me dit un soir en rentrant qu’elle avait un grand secret à me dire : elle me conta qu’elle allait se marier avec le fils de M. de Choiseul La Baume qui n’avait que dix-sept ans[11], qu’il était fort gentil, qu’elle s’appellerait la duchesse de Choiseul-Stainville, et que, le lendemain, sa famille venait en faire part à madame de Rochechouart et à madame l’abbesse, et qu’elle me priait de faire ses visites avec elle. »

L’usage de faire part soi-même de son mariage à ses compagnes était consacré à l’Abbaye-aux-Bois, et, pour cette importante affaire, la jeune fiancée se faisait accompagner de sa meilleure amie. Hélène, enchantée de jouer ce rôle important, se prépara à escorter gravement mademoiselle de Choiseul, le lendemain dans l’après-diner.

« Le lendemain donc, dans la matinée, le duc et la duchesse de Choiseul, madame de Gramont, M. de Stainville vinrent au parloir de madame l’abbesse, où madame de Rochechouart vint aussi. On dit que le contrat devait être signé le dimanche suivant à Versailles, qu’il serait signé par la famille et les amis le lundi ; que, le mardi, mademoiselle de Choiseul recevrait les présents et que, le mercredi, elle partirait pour Chanteloup, où se ferait le mariage[12], et que, deux jours après, elle serait ramenée à l’Abbaye-aux-Bois, car elle n’avait que quatorze ans. Aussitôt après le départ de sa famille, je fus avec mademoiselle de Choiseul dans toute la maison faire part de son mariage. Le lundi de la signature du contrat, toute la classe était aux fenêtres pour voir arriver M. de Choiseul, qui nous parut fort joli. Tout Paris était à la signature de ce contrat. En sortant du parloir, mademoiselle de Choiseul vint à une fenêtre où étaient des pensionnaires, et M. de Choiseul, l’ayant aperçue, lui fit une profonde révérence, ce qui nous enchanta. Elle nous dit que sa belle-mêre avait l’air excessivement sévère, qu’on la disait trés difficile à vivre. Le lendemain, on lui donna une corbeille immense achetée chez mademoiselle Berlin, un écrin de beaux diamants, des bijoux émaillés en bleu, une bourse de deux cents louis.

» Le jour de son départ, madame de Rochechouart permit que je sortisse pour aller déjeuner chez madame la duchesse de Gramont. Madame de Clermont me ramena.

» Mademoiselle de Choiseul me donna un souvenir en or et en cheveux, un sac et un éventail elle donna quarante sacs et quarante éventails aux pensionnaires.

» Il avait été question que sa sœur n’irait point à Chanteloup, mais mademoiselle de Choiseul s’en plaignit si haut qu’à la fin madame la duchesse de Choiseul la mena. Elle donna à sa sœur un beau médaillon en diamants, et M. de Choiseul lui donna un souvenir garni en diamants.

» Mademoiselle de Choiseul, que je nommerai dorénavant madame, revint au bout de quinze jours ; elle me raconta toutes les fêtes qu’on lui avait données, mais elle me dit que sa belle-mère n’avait pas passé un jour sans la gronder. Elle me dit aussi que, pour son mari, elle l’aimait à la folie, qu’il était gai et drôle, qu’on ne les avait jamais laissés seuls ensemble et que cependant il avait trouvé moyen de lui dire bien des choses, mais qu’elle se faisait scrupule de me les répéter. »

Il se passa un événement à ce moment-là qui impressionna fort les jeunes pensionnaires de l’Abbaye-aux-Bois. Elles étaient accoutumées à assister aux prises de voile assez fréquentes dans le couvent, cette cérémonie leur paraissait toute naturelle et ne leur inspirait pas de tristes réflexions. Cette fois-ci, il en fut autrement.

« Il y avait, depuis deux ans, au noviciat une jeune personne appelée mademoiselle de Rastignac, âgée de vingt ans. Elle paraissait plongée dans une mélancolie affreuse, était toujours malade et passait plus de temps à l’infirmerie qu’ailleurs. Elle avait déjà pris l’habit ; on avait décidé deux fois sa profession et elle avait toujours été remise à cause qu’elle tombait malade. Son directeur dom Thémines, insistait pour ajourner indéfiniment ses vœux et le bruit courait qu’on là faisait religieuse malgré elle ; nous en parlâmes une fois à madame de Rochechouart, elle nous dit qu’elle ne se mêlait point du tout des novices, mais que, si elle imaginait que ce fût contre son gré qu’on lui fil embrasser la vie monastique, elle ne lui donnerait pas sa voix. À deux ou trois reprises, on l’obligea à rentrer dans le monde en la renvoyant, dans sa famille, mais ce fut en vain. Enfin on décida un jour pour sa profession et l’on dit que, quoiqu’elle fût très malade et pût à peine se soutenir, elle voulait prononcer ses vœux.

» Le jour de sa profession, tous les Hautefort du monde remplissaient l’église, car elle était leur proche parente. Mademoiselle de Guignes portait son cierge et lui servait de marraine, le comte d’Hautefort fut son chevalier. Elle était d’une très jolie figure ; elle fut d’abord dans l’église du dehors sur un prie-Dieu, avec une robe de crêpe blanc brodée d’argent et couverte de diamants. Elle soutint fort bien le sermon que lui fit l’abbé de Marolle, où il lui disait que c’était un grand mérite aux yeux de Dieu de renoncer au monde quand on était faite pour y être adorée et pour en faire le charme et l’ornement. Il semblait qu’il se plût à lui peindre en beau tout ce qu’elle allait quitter ; mais elle fit bonne contenance.

» Après le sermon, le comte d’Hautefort lui donna la main et la conduisit à la porte de clôture. Dès qu’elle fut entrée on jeta la porte avec grand bruit sur elle et on mit les verrous avec fracas, car c’est une gentillesse qu’on ne manque jamais de faire en pareille occasion. Nous remarquâmes toutes que cela lui fit un effet terrible et qu’elle pâlit très visiblement. Elle entra dans la cour plus morte que vive ; on disait toujours que c’est qu’elle était malade, mais il nous paraissait que son âme souffrait plus que son corps. Quand elle fut arrivée à la grille du chœur, on la ferma pour la déshabiller ; alors on s’empressa de la dépouiller de ses ornements mondains. Elle avait de longs cheveux blonds ; quand on les défit, nous pensâmes toutes crier pour empêcher qu’on ne les coupât et toutes les pensionnaires disaient tout bas : « Quel dommage ! » Dans le moment où la maîtresse des novices y mit les ciseaux, elle tressaillit. On mit ses cheveux sur un grand plat d’argent, c’était charmant à voir ; on la revêtit des habits de l’ordre, on lui mit le voile et une couronne de roses blanches, ensuite on ouvrit la grille et on la présenta au prêtre, qui la bénit.

» Alors on apporta un fauteuil, près de la grille, où madame l’abbesse s’assit, ayant à ses côtés sa porte-croix et sa chapelaine. Mademoiselle de Rastignac se mit à genoux devant elle, mit ses mains dans les siennes. Pour prononcer ses vœux la formule est : « Je fais vœu à Dieu, entre vos mains, Madame, de pauvreté, d’humilité, d’obéissance, de chasteté et de clôture perpétuelle, suivant la règle de saint Benoît, observance de saint Bernard, ordre de Cîteaux, filiation de Clairvaux. » Elle était si faible qu’à peine pouvait-elle se soutenir à genoux. Les maîtresses des novices, madame Saint-Vincent et madame Saint-Guillaume, étaient derrière elle. Elle avait l’air d’avoir un nuage sur les yeux et de ne savoir où elle était ; madame Saint-Vincent lui disait le vœu mot à mot, et elle répétait. Quand elle eut fait son vœu d’obéissance et que cela vint au vœu de chasteté, elle s’arrêta si longtemps que toutes les pensionnaires, qui avaient beaucoup pleuré, ne purent s’empêcher d’avoir envie de rire ; enfin, après avoir jeté les yeux de tous côtés, comme pour voir s’il ne lui viendrait aucun secours, la maîtresse s’approcha lui disant : « Allons, du courage, mon enfant, achevez votre sacrifice ! » Elle fit un profond soupir en disant « de chasteté et de clôture perpétuelle », et en même temps elle laissa tomber sa tête sur les genoux de madame l’abbesse. On vit qu’elle s’évanouissait, aussi on la ramena à la sacristie.

» L’usage est qu’elle doit aller embrasser les genoux de toutes les religieuses, après sa profession, et embrasser les pensionnaires. Mais l’on dit qu’elle n’était pas en état, et qu’elle viendrait seulement se prosterner au milieu du chœur. Rien ne m’a affecté davantage que quand elle parut à la porte de la sacristie, pâle comme la mort, le regard éteint, soutenue par deux religieuses, Mademoiselle de Guignes, qui portait son cierge, était si tremblante, qu’à peine pouvait-elle marcher. Madame Sainte-Magdeleine, car c’était le nom que mademoiselle de Raslignac avait pris, s’avança jusqu’au milieu du chœur où on l’aida à se prosterner. On étendit sur elle le drap mortuaire et on chanta le Miserere de La Lande, qui fut chanté par nous, ainsi que le Dies iræ et le Libera des Cordeliers, qui est une musique superbe. Le tout dura une heure et demie, car on leur dit les prières des morts pour les avertir qu’elles sont mortes au monde.

» Le soir même, comme elle avait la fièvre, on la mit à l’infirmerie, où elle resta six semaines. Quand elle fut relevée, on la fit réfectorienne ; mais sa santé ne se rétablit point, Elle est dans une langueur qui intéresse tout le monde et que tout le monde cherche à dissiper, en tâchant de lui rendre la vie agréable. »

    duc de Choiseul. Il devint maréchal de France, et mourut en 1789.

  1. Le marquis de Lévis son père, lieutenant-général des armées du roi, avait épousé mademoiselle de la Reynière, fille du riche fermier général, et de mademoiselle de Jarente de la Brière.
  2. Jacques de Choiseul, comte de Stainville, frère cadet du
  3. Béatrix de Choiseul-Stainville, née à Lunéville en 1730. Elle était chanoinesse de Remiremont et n’avait que sa prébende pour toute fortune. Ambitieuse, d’un caractère ferme et dur, d’un esprit masculin propre aux affaires et aux intrigues, elle forma bien vite le projet de gouverner son frère ; mais il fallait pour cela, un grand nom et une fortune ; de plus, l’homme qui les lui apporterait devait être sans moyens, pour ne pas porter ombrage au duc de Choiseul. Elle trouva toutes ces qualités réunies dans le duc de Gramont, qu’elle épousa le 16 août 1759. Le crédit de la duchesse de Gramont sur son frère devint absolu au grand désespoir de la duchesse de Choiseul, qui adorait son mari et se vit supplantée par sa dominante belle-sœur.
  4. Thérèse-Félicité de Choiseul-Stäinville, née en 1767 ; elle épousa en 1782 le prince de Grimaldi-Monaco. D’après les témoignages contemporains, elle était jolie et douée des qualités les plus attachantes. Elle fut guillotinée en 1793.
  5. Le 3 avril 1761.
  6. Elle avait quitté l’hôtel Choiseul et habitait rue du Faubourg-Saint-Honoré, no 7.
  7. 31 janvier 1767.
  8. Un jour vint, cependant, où grâce aux efforts de la duchesse de Choiseul, on offrit à madame de Stainville de revenir dans sa famille ; mais elle refusa et mourut au couvent dans des sentiments de haute piété
  9. M. Dufort de Cheverny raconte, dans ses Mémoires, que le duc de Choiseul avait adressé une mercuriale à sa belle-sœur, à l’occasion de sa liaison avec Clairval et que la comtesse avait affirmé que l’enfant qu’elle venait de mettre au monde était la fille légitime du comte. (Voir les Mémoires du comte Dufort de Cheverny, introducteur des ambassadeurs, publiés par M. de Crèvecœur. — Plon, Paris, 1886.)
  10. L’hôtel de Choiseul était situé rue de la Grange-Batelière, no 3, et occupait l’emplacement de l’ancien Opéra ; son jardin et ses dépendances s’étendaient jusqu’à la rue Neuve-Saint-Augustin, l’Opéra-Comique actuel fut bâti sur des terrains appartenant au duc de Choiseul. Nous n’imaginons pas aujourd’hui l’étendue et l’importance des hôtels du xviiie siècle dont un grand nombre étaient de véritables palais. Le petit hôtel de madame de Gramont était contigu à celui de son frère.
  11. Claude-Antoine-Gabriel de Choiseul La Baume, né le 26 août 1760, fils du marquis de Choiseul-Beaupré et de Diane-Gabrielle de La Baume de Montrevel. Il fut élevé à Chantoloup sous les yeux du duc de Choiseul, Barthélemy. Après la mort du duc de Choiseul, qui ne laissait pas d’enfants, il hérita du litre et de la pairie de ce ministre, grâce à son mariage avec sa nièce. Le jeune duc devint plus tard gouverneur du Louvre. Il prit une part active à la fuite de Varennes et mourut en 1838.
  12. Il eut lieu en effet le 10 octobre 1778. La jeune duchesse de Choiseul eut deux enfants ; Étienne de Choiseul, jeune homme de grande distinction, aide de camp du général Berthier, tué dans la campagne de 1807, et une fille, qui épousa le duc de Marmier, pair de France.