Histoire d’une grande dame au XVIIIe siècle, La princesse Hélène de Ligne/09

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Calmann Lévy (1p. 177-189).

LA PRINCESSE CH. DE LIGNE

I


Le prince-évêque et Stanislas-Auguste. — La Diète de 1772. — Second partage de la Pologne. — Le prince Xavier et son gouverneur.



Il faut maintenant retourner en arrière et savoir ce qui était advenu depuis 1772 à l’évêque de Wilna. Nous l’avons laissé installé à Paris, comme s’il eût eu le projet d’y passer sa vie ; son caractère aimable, son esprit cultivé, son goût pour les sciences et l’érudition lui avaient créé de nombreuses relations ; il ut même nommé membre associé étranger de l’Académie des inscription. et belles-lettres, et madame Geoffrin, sûre de son empire, était persuadée qu’il ne se mêlait plus de politique ; elle ne connaissait guère le caractère mobile et remuant de son protégé. Dès le mois de janvier 1773, le prince-évêque avait quitté Paris, et voici la lettre que madame Geoffrin recevait du roi de Pologne :


« 16 avril 1773.


» L’évêque Massalski, aprés avoir si instamment demandé à mon oncle d’être son juge, après avoir refusé de lui donner des adjoints, comme mon oncle le lui avait proposé lui-même, a affecté du mécontentement, de l’inquiétude, et finalement obtenu du ministre d’Autriche que celui-ci interpose l’autorité ou plutôt la puissance que sa cour déploie actuellement en Pologne pour empêcher que le procès de l’évêque de Wilna soit jugé par mon oncle, qui, au fond, est bien aise d’être défait de cette besogne. Ce trait de légèreté fait grand tort à l’évêque. C’est dommage, car je dis toujours qu’il y a bien du bon dans cet évêque. »

Madame Geoffrin, fort embarrassée d’expliquer la conduite de l’évêque, chercha cependant à l’excuser encore.


madame geoffrin au roi


« 2 mai 1773.


» Je vais tout de suite dire aussi un mot à Votre Majesté sur l’évêque de Wilna. Il est très vrai qu’il a des qualités aimables et très douces pour la société, mais son caractère est si faible, qu’il n’est pas capable de tenir aucune des résolutions qu’il prend avec le désir de les tenir. La première personne qui le cajole, qui lui donne le moindre soupçon, il ne sait plus où il en est. Il m’a écrit, et j’ai vu qu’il mourait de peur en m’écrivant pour m’apprendre le changement de son affaire. Il a la crainte que cela n’indispose Votre Majesté contre lui. Je l’ai assuré du contraire en lui disant que j’étais persuadée que Votre Majesté ainsi que le prince chancelier seraient très aises de n’être plus obligés de juger cette affaire, qui vraisemblablement ne le sera jamais.

» ll a laissé ici l’abbé Baudeau, à qui il avait fait les plus belles promesses, ainsi qu’au colonel Saint-Leu, qui sont deux personnes qui lui sont attachées ; s’il les oublie, je ne sais ce qu’ils deviendront. Saint-Leu est altachè à l’évêque de tout son cœur. »

Sur ces entrefaites, presque tous les sénateurs exilés ayant fait partie de la Confédération de Bar rentrèrent en grâce et revinrent en Pologne pour siéger au Sénat. L’évêque de Wilna arriva des premiers.


le roi stanislas-auguste
à madame Geoffrin


« L’évêque de Wilna, en vous mandant que mon oncle ne jugera pas son affaire, aurait pu vous mander bien d’autres changements arrivés dans sa conduite et dans ses principes. Il est aujourd’hui l’intime de ceux qui, non contents de me voir dépouillé des trois quarts de mon royaume, veulent m’ôter la plus grande partie de ma prérogative royale…

» Il est surtout question d’établir un conseil permanent qui peut disposer des grâces à la place du roi et avoir, de plus, une surintendance sur toutes les affaires entre les Diètes…

v Voilà ce qu’on veut faire de nous, et ce qui ne m’a été manifesté, par les trois puissances qui nous démembrent, qu’à l’ouverture de la Diète. »

La création du conseil permanent, que redoutait le roi, fut décidée en août 1774.

La délégation de Pologne avait repris ses séances le 1er août. Les ministres des trois puissances assistèrent à l’assemblée, et proposèrent le plan du conseil permanent ; ce projet rencontra la plus vive opposition dans les séances suivantes, surtout de la part des députés lithuaniens ; cependant le bruit se répandit que le roi avait déjà consenti à l’établissement de ce conseil, et des députés furent envoyés aussitôt à Sa Majesté pour s’assurer du fait. Ce bruit était fondé, le roi, avec sa faiblesse ordinaire, s’était résigné. Se disant malade, il demanda un délai de quelques jours pendant lesquels il espérait secrètement que l’évêque de Wilna persuaderait les députés lithuaniens de consentir au projet[1]. On y fit quelques légers changements, et pressés par les ministres étrangers, le roi et la délégation furent forcés d’y souscrire et, le 7 août, le projet fut signé.

On peut considérer ce jour-là comme la date du renversement de l’ancienne constitution de la Pologne et l’anéantissement de la royauté.

L’évêque de Wilna était revenu de Paris, avec un portefeuille bourré de projets : « Il avait consulté tous les philosophes sur l’état de la Pologne et rapportait les plans de Rousseau, de Mably, ete. ; il croyait trouver le salut de sa patrie dans les abstraits paradoxes du premier ou le délire démocratique du second ; et le désordre de ses idées, en l’abandonnant à toutes les théories, l’exposait à toutes les séductions[2]. » Il fut nommé membre du-conseil permanent et le roi n’eut point lieu d’être satisfait de son attitude. On écrivait de Varsovie au Journal encyclopédique : « Quant aux évêques de Cujavic et de Wilna, ils continuent à se distinguer par une constante opposition aux désirs du roi. »

Madame Geoffrin écrivait également au roi.


« 19 septembre


» Tant que l’évêque de Wilna a été à Paris, ja voyais bien qu’il était faible et qu’il avait besoin d’ètre conduit… Quand je l’ai vu partir pour la Pologne, sans emmener aucun de ses deux acolytes, j’ai prévu tout ce qui arriverait. Me voilà persuadée plus que jamais qu’il ne faut pas compter sur les âmes faibles et les caractères légers. Le pauvre homme en sera la dupe ; on vengera Votre Majesté. »

Madame Geoffrin était en cela bon prophète ; mais, en attendant que sa prophétie se vérifiât, les places et les honneurs pleuvaient sur la tête du prince évêque. Le gouvernement polonais venait d’instituer une direction générale de l’instruction publique sous le nom de Commission d’Éducation nationale, l’évêque en fut nommé président. On procéda à la réorganisation des études, totalement interrompues par la suppression des jésuites, entre les mains lesquels était l’éducation de toute la jeunesse polonaise. Il fut décidé que la vente de leurs biens fournirait le fonds nécessaire à la création des écoles et universités, ainsi qu’à l’achat et à l’impression des livres d’études.

Tandis que l’évêque de Wilna s’occupait de l’éducation de ses compatriotes, l’instituteur qu’il avait choisi pendant son séjour à Paris pour le prince Xavier son neveu, s’acquittait au plus mal de ses fonctions. L’évêque n’avait pas consenti à placer l’enfant dans un collège ; en raison de la délicatesse de sa santé, il préféra le remettre entre les mains d’un homme sûr et exclusivement attaché à sa personne. Madame Geoffrin consulta ses amis pour ce choix, et Masson de Pezay[3], habile intrigant, colonel et poète, lui proposa son oncle M. Boesnier-Delorme, maître particulier des eaux et forêts, homme d’esprit et de bonne compagnie, fort instruit, mais engoué des économnistes et de leurs nouvelles théories, au point d’en avoir la tête à moitié tournée.

Cependant, comme il était chaudement appuyé par le marquis de Mirabeau et l’abbé Baudeau, que l’évêque aimait beaucoup, la proposition fut agréée. On convint d’un traitement annuel de 30 000 livres, tant pour M. Delorme que pour un sous-gouverneur, un gentilhomme et un laquais spécialement affectés au service de l’enfant. Une somme égale fut offerte à Masson de Pezay au moment de la signature de l’engagement, et 60 000 livres furent promises, en outre, à M. Delorme, une fois l’éducation de son élève terminée.

Il élait difficile de faire un plus mauvais choix : M. Delorme passait sa vie à voyager pour son agriculture et à dépenser son argent dans de coûteuses expériences faites dans la propriété qu’il habitait sur les bords de la Loire, près de Blois. Pendant l’hiver, il résidait presque toujours à Paris, fidéle habitué des salons du baron d’Holbach, de madame Geoffrin, et des diners politico-économiques du marquis de Mirabeau. Quant à son élève, il le traînait à la remorque dans ses voyages d’été et l’abandonnait en hiver à des mains subalternes sans la moindre surveillance. L’enfant, à peine âgé de sept ans, orphelin dès sa naissance, chétif et délicat, eût eu besoin de soins maternels et incessants. Au lieu de s’affermir, sa santé s’altéra de plus en plus ; livré à lui-même, ou maltraité par un sous-gouverneur ignorant et brutal ; favorisé par des instincts précoces et sensuels par un laquais corrompu, le pauvre enfant abusa de la vie, et, lorsque son oncle, à l’époque fixée pour le terme de son éducation, réclama son retour en Pologne, cn 1778, M. Delorme amena un enfant de quatorze ans à moitié fou, d’une ignorance absolue, et dans un état de santé déplorable. On comprend l’indignation dont fut saisi l’évêque, auquel on avait soigneusement caché l’état de son neveu. M. Delorme n’osa pas affronter l’entrevue, il envoya le jeune prince à Wilna accompagné d’un domestique et resta prudemment à Varsovie. Il cut cependant l’audace de réclamer les 60 000 livres promises à la fin de l’éducation du prince Xavier. L’évêque refusa net et paya seulement les frais de voyage. Mais Delorme intrigua tant et si bien à Varsovie, qu’il finit par obtenir vingt mille francs du conseil de famille et se hâta de repartir pour Paris. Il avait touché 30 000 livres pendant six ans, soit 180 000 livres, plus 36 000 au début et vingt mille à la fin, cela fait un total de 230 000 livres pour une éducation si bien réussie[4].

Le jeune prince fut installé à Werky dans la magnifique résidence de son oncle, située à peu de distance de Wilna. On l’entoura des soins les plus tendres. Son oncle ne le perdait point de vue et l’emmenait avec lui pendant ses séjours fréquents à Varsovie. On attacha à sa personne un homme de toute confiance nommé Levert, envoyé par le marquis de Mirabeau, qui, indigné de la conduite de Delorme et désolé de l’avoir recommandé, était resté dans les meilleurs termes avec le prince évêque. C’est précisément à cette époque que des circonstances imprévues, dans lesquelles Hélène était intéressée, vinrent donner lieu à une correspondance assez curieuse entre d’évêque et le marquis.

  1. Voir le Journal encyclopédique de septembre 1774.
  2. Ferrand, Histoire des trois démembrements de la Pologne.
  3. Alfred-Frédéric-Jacques Masson, dit le marquis de Pezay, inspecteur général des côtes, né en 1741, mort en 1777.
  4. Cette histoire est racontée d’une manière différente dans les intéressants Mémoires de Dufort de Cheverny, publiés par M. de Crèvecœur ; mais nous croyons notre version plus exacte même en regardant de près la sienne.