Histoire d’une grande dame au XVIIIe siècle, La princesse Hélène de Ligne/08

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Calmann Lévy (1p. 151-176).

VIII


Madame d’Orléans, abbesse de Chelles. — Une visite de l’archevêque. — Les religieuses jansénistes. — L’apothicairerie. — La fête de madame de Rochechouart. — Sa maladie et sa mort.



Dans les vastes bâtiments de l’Abbaye-aux-Bois, il existait un appartement que l’on n’ouvrait presque jamais. Il avait été jadis occupé par madame d’Orléans, plus connu sous le nom d’abbesse de Chelles[1]. Dès sa jeunesse, elle fut destinée au cloître : c’était à coup sûr mal choisir sa vocation. Après un court noviciat, elle prononça ses vœux et fut nommée abbesse de l’Abbaye-aux-Bois. Sa remarquable beauté rappelait celle de sa grand’mére, madame de Montespan ; un caractère hautain et violent, des passions indomptables, la rendirent bientôt l’effroi et la honte du monastère, et, à l’époque où Hélène écrit la fin de ses Mémoires, l’appartement de madame d’Orléans inspirait encore une véritable terreur aux pensionnaires.

« On assurait, dit Hélène, qu’on entendait des hurlements, des coups de fouet et traîner des chaînes dans l’appartement d’Orléans et l’on disait que l’âme de madame d’Orléans y revenait, pour expier tout le mal qu’elle avait fait pendant sa vie.

» On avait si peur de cet appartement, qu’on n’y entrait jamais qu’en bonne compagnie, et sœur Huon y étant entrée une fois seule pour balayer, elle y a trouvé des traces de sang dans la chambre à coucher et une odeur de soufre qui a pensé l’étouffer. Elle a été chercher tout de suite du monde, mais on n’a rien vu.

» Quand on doit nettoyer cet appartement, ce qui n’arrive que deux fois l’année, car il n’est jamais occupé, on va cinq ou six à la fois pour le balayer, il y a je ne sais combien de chambres de plain-pied d’une grandeur immense, et il est dangereux de rester là seul. On ne l’ouvre que pour le montrer aux étrangers, à cause de la beauté des peintures des plafonds et des superbes tapisseries de haute lice représentant l’histoire d’Esther et de Judith, qui revêtent les murs. On dit que ces tapisseries sont ce que les Gobelins ont fait de plus beau. »

Madame d’Orléans avait laissé de cruels souvenirs de son passage à l’Abbaye-aux-Bois.

« On racontait, dit la jeune princesse, que, du temps de madame d’Orléans, qui était un monstre de cruauté, elle avait fait fustiger plusieurs religieuses à les laisser pour mortes ; elle en avait fait renfermer d’autres ; quelquefois elle faisait chanter l’office à ces dames pendant toute la nuit. Pendant ce temps-là, M. le régent entrait dans son appartement, et elle passait la nuit à rire, à se divertir, à manger et à faire cent sortes de folies devant les jeunes religieuses qu’elle s’était choisies, Elle disait qu’elle faisait passer la nuit en prières à ces dames pour expier les péchés qu’elle commettait. On dit qu’elle se déshabillait toute nue et faisait venir des religieuses pour l’admirer, car elle était la plus belle personne de son temps. Elle prenait des bains de lait, etle lendemain elle le faisait distribuer à ses religieuses au réfectoire et leur ordonnait sous la sainte obéissance de le boire.

» Enfin ses excès en vinrent à tel point que ces dames en portèrent plainte et on répondit qu’on la transférerait à l’abbaye de Chelles.

» M. le régent lui-même vint lui annoncer l’ordre du roi, et lui dit « qu’elle avait si fort persécuté ses malheureuses religieuses que leurs voix avaient retenti jusqu’au pied du trône ; que, quelque tendresse qu’il eût pour elle, il se voyait forcé de la changer d’abbaye, puisque le public serait révolté s’il ne faisait pas justice à ces dames ». Alors, madame d’Orléans fut au désespoir, elle pleura, elle conjura son père de la laisser à l’Abbaye-aux-Bois et promit que dorénavant son gouvernement serait aussi doux qu’il avait été cruel et despotique ; mais Mgr le régent fut inflexible et lui dit qu’elle devait se préparer à parlir pour Chelles sous peu de jours. Quand elle vit qu’elle ne pouvait pas le gagner, elle assembla le chapitre et se mit à genoux pour supplier ces dames de dresser une requête au gouvernement pour qu’elle restât et qu’elles n’auraient plus à se plaindre de sa conduite.

» Il y avait alors pour prieure une madame de Noailles qui s’avança et dit ces propres paroles qu’on nous a redites cent fois : « Nous avons reçu sans murmure, Madame, les peines cruelles dont vous nous avez accablées ; soumises aveuglément à votre volonté, nous n’avons vu dans nos souffrances que la main de Dieu appesantie sur nous. Le respect que nous vous portons et notre attachement pour le sang d’où vous sortez, nous font regarder comme le plus grand malheur ne point finir nos jours sous vos lois ; mais de même que nous aurions été coupables si nous avions refusé les afflictions que Dieu nous a envoyées, de même ce serait le tenter que d’aller chercher l’orage quand il lui plaît de nous rendre le calme. Nous désirons que vous trouviez le bonheur là où vous êtes destinée à vivre et ce sera là, Madame, l’objet de nos prières et de nos vœux. »

» Madame d’Orléans, voyant par ce discours et par la contenance de ces dames qu’elle n’avait rien à espérer, se leva comme une furieuse et retourna dans son appartement.

» Quelques jours après, M. de la Tourdonnet, secrétaire des commandements de M. le régent, et madame la duchesse de Villequier vinrent lui dire que les équipages de son père étaient là et qu’elle devait partir pour Chelles, mais elle assura qu’elle ne partirait pas. Madame la duchesse de Villequier employa en vain la persuasion, elle ne put en venir à bout. Ils retournèrent donc à M. le régent, qui dit « que là où la douceur ne faisait rien, il fallait employer la force ». Et il envoya, avec M. de La Tourdonnet et madame de Villequier, M. de Lyonne, son capitaine des gardes, avec deux officiers. On vint donc dire à madame d’Orléans que tout ce monde avait ordre de la mettre en voiture ; quand elle vit cela, elle se déshabilla toute nue, se mit dans son lit, fit venir M. de Lyonne et lui demanda qui serait assez téméraire pour porter une main hardie sur le corps d’une fille du sang de France. M. de Lyonne, fort embarrassé, retourna à M. le régent, qui envoya à sa fille madame la princesse de Conti pour la mettre à la raison, ordonnant que, si elle ne réussissait pas, on enveloppât madame d’Orléans dans ses matelas et qu’on l’emportât. Madame la princesse de Conti vint donc et, à force de larmes et de prières, la détermina à partir. On la conduisit à Chelles, à quatre lieues de Paris ; on lui laissa le titre d’abbesse, mais sans aucune autorité. Quelque temps après, l’abbaye de Saint-Antoine de Paris venant à vaquer, elle la demanda ; on la lui accorda, mais toujours avec la clause que ce ne serait qu’un litre honoraire ; enfin elle mourut quelques années après et demanda à être enterrée à l’Abbaye-aux-Bois, ce qui fut exécuté. Son corps repose dans le chœur sous un mausolée de marbre blanc[2].

» Il y avait à l’Abbaye-aux-Bois, dans la salle de communauté, un fort beau portrail de madame d’Orléans au-dessus de la cheminée. Elle était debout, on voyait à ses pieds des sceptres et des couronnes qu’elle foulait ; elle tenait d’une main un crucifix et elle prenait sur un autel une couronne d’épines. Ce qu’il y avait de singulier à ce tableau, c’est qu’elle était vêtue en religieuse et ses pieds étaient nus. »

L’abbesse de Chelles ne semblait pas devoir s’occuper de discussions théologiques, elle professait cependant des opinions jansénistes très arrêtées. Son père, le régent, protégeait fort les jansénistes, en haine du parti de la cour, qui appartenait à la secte opposée ; il avait probablement inculqué ses idées à sa fille et, soit par l’influence de son abbesse, soit par celle de ses directeurs, l’Abbaye-aux-Bois était devenue fervente janséniste. Ces dames exprimaient si haut leur croyance, que le couvent lut mis en interdit pendant les dernières années du gouvernement de madame de Richelieu. Cependant ces dames rentrèrent en grâce, et Mgr de Beaumont[3], ennemi déclaré des jansénistes, consentit à donner la confirmation aux jeunes pensionnaires de l’Abbaye-aux-Bois en 1777. Hélène donne un récit fidèle de cet événement qui mit en émoi le monastère et dont elle ne laisse pas échapper un détail malicieux.

« L’on me préparait alors pour ma confirmation, car je devais être confirmée à la Pentecôte. Megr l’archevêque devant venir ce jour-là, comme la mère Quatre-Temps passait pour être fort janséniste, je m’avisai de dire, pour lui faire ma cour, que je craignais que Mgr l’archevêque, au lieu de me confirmer le Saint-Esprit, ne me confirmât le malin esprit. La mère Quatre-Temps, au lieu de me gronder, rit extrêmement de cette plaisanterie, de manière qu’enchantée d’avoir dit une si belle chose, je fus la répéter dans toute la maison. La mère Saint-Ambroise, régente de l’abbatiale, était fort moliniste, et, comme ce propos lui parvint, elle se plaignit à madame de Rochechouart, qui me fit venir et me lava la tête d’importance. Elle décida que je ne serais point confirmée, et je ne le fus que l’année d’après. Je pris pour noms de confirmation Alexandrienne-Emmanuelle. Le jour de la Pentecôte venu, Mgr l’archevêque, après avoir officié et confirmé les pensionnaires, entra dans l’abbaye ; madame l’abbesse, avec sa crosse et toute la communauté, fut le recevoir à la porte, il fut dans toute la maison jusqu’aux classes. Il est d’usage que les religieuses viennent l’une’après l’autre lui baiser l’anneau, mais il y en eut beaucoup qui s’en dispensèrent ; j’en ai même vu plusieurs, plus animées de l’esprit de parti, qui se mettaient derrière lui et tiraient la langue. Il fut à la bibliothèque, qui est très belle ; il y a trois chambres de plain-pied où il y a trente mille volumes, ily a des manuscrits curieux. On dit que ces dames ont les livres de Jansénius, de l’édition originale, mais ils ne sont point à la bibliothèque et apparemment on les cache avec soin. Quand Mer l’archevêque fut à la bibliothèque, il s’assit. Madame Sainte-Delphine, étant première bibliothécaire, lui en fit les honneurs. On lui montra de beaux livres en vélin et en miniatures. Il aperçut des armoires dont les rideaux étaient fermés, il demanda ce que c’était, on lui dit que c’était des romans et des livres de littérature. Il voulut les voir, on ouvrit les armoires et il admira la beauté des éditions, entre autre, le Roman de la Rose et le Saint-Graal, avec des miniatures magnifiques ; il demanda comment des livres de ce genre étaient entrés dans une bibliothèque d’abbaye, car sûrement ils n’avaient pas été achetés. Alors madame Sainte-Delphine dit qu’anciennement beaucoup de personnes, en mourant, avaient légué leur bibliothèque au monastère ; que madame d’Orléans avait pour sa part donné la sienne, qui était fort considérable en livres de ce genre. En passant devant un côté, où étaient les ouvrages de Nicole, Arnaud, Pascal et autres Pères du Port-Royal, Mgr l’archevêque dit : « Voilà qui a tourné bien des têtes, et qui en tournera bien encore. » En passant du côté où sont les Pères de l’Église, il remarqua beaucoup de rayons vides ; il en demanda la raison. Madame Sainte-Delphine dit que ces livres étaient chez plusieurs de ces dames. Il s’étonna que des femmes prissent plaisir à lire des livres de scholastique, écrits en latin, et il dit : « Je ne m’étonne pas si mes vicaires disent qu’ils aiment mieux avoir affaire à des docteurs de Sorbonne qu’aux dames de l’Abbaye-aux-Bois. » Il demanda en riant où était la place où l’on mettait ordinairement Jansénius, et les rêveries du Père Quesnel. Madame Sainte-Delphine lui répondit que ces livres n’étaient pas sur le catalogue qu’elle avait en garde.

» Alors il lui demanda si elle ne les avait jamais vus dans la maison ; elle répondit que, depuis quelques années, on les avait si fort questionnées sur ce Jansénius que, quand même on ne l’aurait pas eu, on aurait cherché à se le procurer, puisqu’il est contre la conscience de dire du mal d’une personne sans être convaincu qu’elle le mérite ; que ce n’aurait été que l’obligation où elles avaient été de répondre, qui aurait pu les engager à lire des livres aussi peu agréables que ceux de Jansénius ; après quoi, il partit. Il envoya deux jours après des vicaires qui firent rapporter dans la bibliothèque tous les livres théologiques, fermèrent les armoires et mirent dessus le sceau de Mgr l’archevêque, avec défense à ces dames de le lever. Alors ces dames dirent qu’elles ne reconnaissaient dans l’intérieur de leur maison d’autre autorité que celle de M. l’abbé de Cîteaux ou de Clairvaux, leur supérieur. Elles lui en écrivirent, il envoya sur-le-champ deux visiteurs de l’ordre, qui portèrent plainte à Mgr l’archevêque, en lui disant que son autorité ne pouvait s’exercer que sur les démarches que ces dames pourraient faire hors du cloître, mais que l’intérieur ne reconnaissait d’autre juridiction que celle de Citeaux ou de Clairvaux[4]. Comme Mgr l’archevêque craignait que l’affaire fût portée au parlement, il envoya lever les sceaux : alors les visiteurs assemblèrent le chapitre. Je ne sais pas ce qui se passa, mais je sais qu’ils se séparèrent et quittèrent l’Abbaye aussi contents de ces dames qu’elles l’étaient d’eux. Peu après, M. l’abbé de Clairvaux fit un envoi immense de vin de Bourgogne à la maison. »

« Nous résolûmes en ce temps de donner un spectacle à madame de Rochechouart pour sa fête, qui arrivait le 15 août, car elle se nommait Marie. Nous voulions mettre plus de soin que jamais pour que cette fête eût du succès. Nous donnâmes donc Esther. Je jouai ce rôle, mademoiselle de Choiseul fut Mardochée, mademoiselle de Châtillon Assuérus, et mademoiselle de Chauvigny Aman. On nous dessina nos costumes d’après ceux de la Comédie-Française. J’avais un habit blanc et argent, dont la jupe était toute agrafée en diamants du haut en bas, car j’en avais pour plus de cent mille écus, ayant tous ceux de mesdames de Mortemart, de Gramont et de madame la duehesse de Choiseul. Ge fut la vicomtesse de Laval qui m’habilla. J’avais un manteau de velours bleu pâle et une couronne d’or. Toutes les pensionnaires des chœurs avaient des robes de mousseline blanche et des voiles. Avant le spectacle, je m’avançai avec le simple habit du couvent et je prononçai ces mots :

Nous sommes en un lieu par la grâce habité,
Où l’on vit dans la paix et la tranquillité.
L’innocence, qui fut leur compagne éternelle,
S’y plaît et n’eut jamais d’asile plus fidèle.

 

à madame de rochechouart



Tout un peuple naissant est formé par vos mains,
Vous jetez dans son cœur la semence féconde
Des vertus dont il doit sanctifier le monde.
Ce Dieu qui vous protège, ici, du haut des cieux,
À commis à vos soins ce dépôt précieux,
C’est lui qui rassembla ces colombes timides
Afin que vous soyez leur secours et leur guide.
Grand Dieu que ses bienfaits aient place en ta mémoire*
Que les soins qu’elle prend pour soutenir ta gloire,
Soient gravés de ta main au livre où sont écrits
Les noms prédestinés de ceux que tu chéris !
Tu m’écoutes, ma voix ne l’est point étrangère,
Je t’implore souvent pour celle qui m’est chère ;
Elle-même t’envoie ses plus tendres soupirs ;
Le fou de ton amour allume ses désirs.
Le zèle qui l’anime au lever de l’aurore,
Au coucher du soleil, pour toi l’enflamme encore.
Tu la vois tous les jours donner de grands exemples,
Baiser avec respect le pavé de tes temples.
Ô vous, qui vous plaisez aux folles passions
Qu’allument dans vos cœurs de vaines fictions,
"Profanes amateurs de spectacles frivoles
Dont l’oreille s’ennuie aux son de mes paroles,
Fuyez de nos plaisirs la sainte austérité :
Tout respire ici Dieu, la paix, la vérité[5].

» Je pleurais en finissant, et madame de Rochechouart aussi. On chanta le chœur et on dansa un ballet pendant lequel je m’habillai. Après le spectacle, madame de Rochechouart, dès qu’elle me vit, me tendit les bras : je m’y précipitai, elle me caressa beaucoup. Elle ne cachait point qu’elle me préférait à toutes.

» Je me trouvais alors si heureuse, que j’aurais voulu que ce temps durât toujours. On m’avait mise enfin à l’apothicairerie[6], l’objet de mes vœux ; j’y vivais bien agréablement. J’étais là avec madame de Choiseul, mesdemoiselles de Conflans, mademoiselle de Montsauge, mademoiselle de Damas, toutes jolies et aimables,

» En dames religieuses, madame de Saint-Côme était d’une amabilité rare, madame de Saint-Laurent, qui était une Cossé, était spirituelle et étourdie. Madame Sainte-Marguerite n’avait que seize ans, venait de faire profession et ne songeait qu’à s’amuser. Madame Sainte-Véronique était une vieille ridicule, elle n’avait pas le sens commun, et cela même était un amusement. Madame de Saint-Côme nous enseignait la botanique, elle nous apprenait à connaître les plantes et leurs propriétés. Le soir, nous allions chez madame de Rochechouart, j’aurais voulu passer comme cela ma vie.

» J’ai dit que nous étions six à l’apothicairerie. Voici nos portraits ressemblants. Madame la duchesse de Choiseul, quinze ans, mariée, jolie, aimable, gaie, spirituelle, mais moqueuse, emportée et violente.

» Mademoiselle Hélène Massalska (moi-même), quatorze ans, jolie, de l’esprit, de la grâce, de la tournure, une jolie taille, têtue comme la mule du pape et incapable de maîtriser son premier mouvement. Mademoiselle de Damas[7], jolie, remplie de grâce, mais plus de jargon que d’esprit, seize ans. Mademoiselle de Montsauge, les plus beaux yeux du monde, mais noire, douce, de l’esprit, quinze ans. Mademoiselle de Conflans[8], assez jolie, beaucoup d’esprit et de trait, quinze ans. Sa sœur mademoiselle de Vaudreuil, pas jolie, voulant imiter sa sœur, mais n’ayant pas tant d’esprit qu’elle.

» Un matin, madame de Rochechouart me dit : « Hélène, venez à six heures chez moi, j’ai à vous parler. » Je vins donc selon l’ordre que j’avais reçu, mais elle me dit : « Ma chère amie, je suis bien fâchée, je ne peux vous parler, car la tête me brûle et je me sens la fièvre, allez-vous-en donc, je vais me coucher. » Je retournai à l’apothicairerie, qui était mon obédience, et je dis que j’avais trouvé madame de Rochechouart malade ; comme cela ne lui arrivait guère, madame de Ferrière et madame de Cossé, seconde et troisième apothicairesses, furent à l’instant chez elle. Madame de Ferrière revint en nous disant qu’elle avait trouvé à madame de Rochechouart une forte fièvre. Nous tombâmes toutes dans l’effroi ; en allant au réfectoire, nous portâmes cette nouvelle à la classe et la consternation s’y répandit. Après le souper, sœur Léonard, qui servait madame de Rochechouart, vint dire de sa part qu’il n’y aurait point d’appel ; on fut se coucher tristement. Le lendemain, en descendant aux classes, on nous dit que la fièvre avait redoublé et qu’on allait porter madame de Rochechouart à l’infirmerie ; alors on fondit en larmes ; Madame de Choiseul, mesdemoiselles de Conflans, moi et quelques-unes nous étions dans une douleur affreuse. La | duchesse de Mortemart[9] entra l’après-midi et amena Bouvart[10] et Lorry[11] ; dès le soir même, madame de Rochechouart eut le délire qui ne la quitta que la veille de sa mort.

» Cependant, les maîtres furent suspendus, on ne jouait à aucun jeu et la désolation était au comble ; toutes les heures, une pensionnaire allait savoir des nouvelles à l’infirmerie. Madame l’abbesse alla tous les jours elle-même la voir. Le duc de Mortemart et son frère entrèrent[12]. La duchesse de Mortemart passait les jours et les nuits auprès de son lit. Mademoiselle de Mortemart paraissait triste, mais moins affligée que nous ; il est vrai que sa tante ne l’avait jamais fort aimée. Enfin, après onze jours de fièvre continue, les médecins déclarèrent qu’elle n’en pouvait revenir et qu’il fallait l’administrer au premier moment qu’elle aurait sa tête.

» Le lendemain, douzième jour de la maladie vers le matin, elle parut avoir repris sa connaissance. On lui demanda si, par précaution, elle ne voulait pas se faire administrer ; elle fit signe que oui. On l’administra donc, et, quoique l’usage soit que la classe assiste à ces sortes de cérémonies dans le corridor de l’infirmerie, comme on craignait que nos cris ne fussent entendus de sa chambre et que quelques-unes ne cherchassent à la voir, on nous conduisit au chœur pendant ce temps-là.

» La nuit, elle tomba dans l’agonie et l’on ne sonna point la cloche que l’on sonne toujours dans ces moments-là, tant à cause de la classe qu’à cause de madame Sainte-Delphine, qui était tombée dans un état de stupeur. Du moment qu’elle avait vu la maladie de sa sœur tourner à la mort, elle n’avait pas quitté le pied de son lit ; mais, après qu’elle eùt été administrée, madame la duchesse de Mortemart parla bas à madame l’abbesse, et dit à madame Saint-Delphine qu’elle la priait de ne point passer la nuit à l’infirmerie. Madame l’abbesse lui dit qu’elle l’exigeait et dit à madame Saint-Sulpice de ne pas la quitter. On la conduisit donc à l’apothicairerie où nous toutes, qui étions de cette obédience, passâmes la nuit à pleurer.

» On fut avertir madame l’abbesse, comme elle l’avait ordonné, que madame de Rochechouart était à l’agonie. Dom Thémines, son confesseur, ne l’avait point quittée. La duchesse de Mortemart était à l’abbatiale, car elle n’avait point voulu sortir du couvent. Quand on vint avertir madame l’abbesse, elle voulut aller avec elle ; mais madame l’abbesse la conjura de ne point venir, et elle envoya dire au duc de Mortemart de venir sur-le-champ. Il arriva, et il avait dès la veille demandé une permission à Mgr l’archevêque de faire sortir madame Sainte-Delphine du couvent si sa sœur mourait. Vers les huit heures du matin, madame de Rochechouart, qui n’avait pas prononcé un mot depuis qu’elle avait été administrée, demanda sa sœur ; on lui dit qu’elle n’était pas là, mais qu’on allait la chercher.

« Relevez mes oreillers, » dit-elle. Madame de Verrue et madame de Domangeville, première et seconde infirmières, les lui relevèrent, alors elle saisit le bras de madame de Verrue et dit : « Ah ! quelle douleur ! je vais mourir ! » et elle expira. La classe venait de descendre et madame de Royer avait dit que madame de Rochechouart n’était pas morte ; aussi on ne savait pas ce qu’on devait espérer. Dès qu’elle fut expirée, madame l’abbesse sortit de l’infirmerie pour annoncer cette nouvelle à madame la duchesse et à son fils ; la duchesse se trouva mal. Quand elle fut revenue à elle, on dit qu’il n’y avait pas d’autre parti à prendre que de mettre madame Sainte-Delphine en voiture et de l’emmener. On fit donc chercher une voiture à six chevaux ; quand elle fut arrivée, madame de Mortemart fut à l’apothicairerie, où était madame Sainte-Delphine, qui ne savait pas encore la mort de sa sœur. Madame de Mortemart ne lui dit rien, elle lui remit seulement la permission de l’archevêque d’être trois mois hors du couvent. Madame Sainte-Delphine comprit tout de suite ce que cela voulait dire ; elle eut une attaque de nerfs terrible, enfin on parvint à la mettre en voiture, on la conduisit à la campagne, à Everli, où elle passa un mois ; elle en passa deux au Paraclet près de sa sœur et revint après à l’Abbaye-aux-Bois.

» Quant à la classe, madame l’abbesse envoya madame de Villiers dire à madame de Royer d’annoncer cette nouvelle dont on se doutait. Elle s’avança, chacune était dans sa stalle, et dit : » Mesdemoiselles, il a plu à Dieu d’appeler à lui madame de Rochechouart ; faites à Dieu le sacrifice de votre juste douleur et priez pour le repos de son âme. » Alors nous demandâmes d’être conduites au chœur où nous récitâmes l’office des morts.

» Pour nous, si intimement attachées à madame de Rochechouart, nous obtînmes de ne plus paraître à la classe ce jour-là ni le lendemain qu’elle devait être enterrée.

» La classe ne suivit pas son convoi et passa ce temps en prières. Elle devait être enterrée dans le cloître, comme le sont toutes les religieuses ; mais sa famille demanda qu’on la déposät dans une des chapelles du chœur, ce qui fut exécuté. Un marbre noir couvre sa tombe. Chaque pensionnaire fit dire deux messes et on lui fit un convoi magnifique aux frais de sa famille.

» Il était question d’élire une autre maîtresse générale, mais personne ne désirait la charge, on craignait la comparaison que feraient les pensionnaires. Quelques pensionnaires désiraient madame de Royer, mais elle ne voulut point ce département-là ; nous désirions madame Sainte-Delphine, mais elle n’était sûrement pas capable de cet emploi-là, elle était trop indolente.

»Enfin, le jour qu’il fut décidé que le chapitre serait tenu pour savoir qui l’on mettrait à cet emploi, une novice vint à trois heures, de la part de la communauté, dire à la classe que ces dames nous priaient d’implorer les lumières du Saint-Esprit, pour diriger le choix qu’on allait faire d’une maîtresse générale. À l’instant, nous nous mîmes toutes à genoux et après un court silence, nous chantâmes le Veni Creator.

» À six heures, madame l’abbesse vint à la classe, on nous fit placer dans nos stalles et elle nous dit : « Mesdemoiselles, je viens vous témoigner mes regrets de la perte que nous avons faite et en même temps vous dire que ces dames se sont occupées à la réparer autant qu’il est possible. Elles ont élu madame de Voyers, deuxième maîtresse des novices à la place de madame de Rochechouart. » Nous ne répondîmes rien à madame l’abbesse, nous la saluâmes et elle sortit.

» Peu après, madame de Voyers, conduite par madame de Royer arriva, elle avait une belle figure et était fort considérée du noviciat. C’était une personne d’à peu près quarante ans. Elle nous dit : « Mesdemoiselles, je sens fort bien que ma présence ici doit vous être peu agréable, je connais combien la tâche que j’ai à remplir est difficile, je vous prie de me la faciliter en m’accordant votre confiance. Les regrets bien mérités que vous donnez à madame de Rochechouart font votre éloge et le sien, je n’ose me flatter de la remplacer dignement, mais je vous prie d’être persuadée que j’y ferai des efforts, »

» Ce petit compliment qu’elle nous fit, d’un air fort sincère, nous toucha ; nous nous mimes à applaudir à tout rompré et nous demandâmes la permission d’aller lui baiser la main. Elle nous pria de venir l’embrasser, et, dès le lendemain, tout fut dans l’ordre accoutumé.

» Pour moi, je ne pus jamais l’aimer, et en vérité j’avais tort, car elle méritait de l’être. L’époque de la mort de madame de Rochechouart fut la première fois que je désirai de sortir du couvent. »

Ici se terminent les Mémoires, écrits par la jeune princesse, pendant son séjour à l’Abbayeaux-Bois. Désormais nous devrons raconter nous-même l’histoire de sa vie, en puisant les éléments de notre récit dans sa correspondance, celle de sa famille, ses carnets de notes et les renseignements recueillis par nous à la suite de patientes recherches.

  1. Louise-Adélaïde de Chartres, petite-fille de Louis XIV et de madame de Montespan, seconde fille du régent Philippe d’Orléans et de mademoiselle de Blois, née le 13 août 1699, morte ie 20 février 1743. Elle avait dix-huit ans lorsqu’elle fut abbesse de l’Abbaye-aux-Bois et vingt et un ans lorsqu’elle fut nommée abbesse de Chelles (Voir, pour cette dernière nomination, la Correspondance de madame la duchesse d’Orléans, née princesse Palatine.
  2. Le récit d’Hélène ne ressemble pas à celui de Madame, mère du régent. Elle aimait sa petite-fille et ne la dépeint pas sous des couleurs aussi sombres. Elle se tait complètement sur son séjour à l’Abbaye-aux-Bois et ne parle que de son installation à Chelles. L’exactitude parfaite des récits d’Hélène, que nous avons pu contrôler, donne un grand poids à celui-ci.
  3. Christophe de Beaumont, archevêque de Paris, pair de France, duc de Saint-Cloud (ce titre était attaché à celui d’archevêque de Paris). Son archevêché rapportait alors 180 000 livres par an ; il disposait de 492 cures. Ce prélat, dont l’attitude vis-à-vis des jansénistes était si dure et parfois si violente, était admirable dans la vie privée par la douceur et l’égalité de son caractère, et par sa libéralité sans bornes. Né le 26 juillet 1703, au château de la Roque, en Périgord, il mourut le 12 décembre 1781.
  4. D’après le concordat signé entre Léon X et François Ier, la nomination à toutes les abbayes françaises appartenait au roi. Seules les abbayes de Cluny, Citeauæ, Prémontré et Grandmont furent réservées et leurs abbés nommés par le pape,
  5. Ce bizarre mélange du prologue d’Esther et d’autres vers de Racine avait été accommodé par M. de la Harpe.
  6. L’apothicairerie : Cette obédience se composait ainsi : ° Une grande salle toute garnie de planches sur lesquelles sont les remèdes ; 2 Deux immenses salles avec deux cheminées et quatre alambics.
  7. Mademoiselle de Damas était sœur du comte Roger de Damas, dont nous parlerons plus tard. La famille de Damaa témoigna le plus grand dévouemont à la cause du roi Louis XVIII pcndant l’émigration.
  8. Depuis marquise de Coigny, une des femmes les plus spirituelles de la cour de Louis XVI.
  9. Charlotte da Manneville, duchesse douairière de Moriemart, belle-sœur de madame de Rochechouart.
  10. Bouvart (Mich.-Ph.), né à Chartres le 11 janvier 1711, mort le 19 janvier 1787. Il était professeur au Collège de France et ennemi mortel de l’inoculation ; il passe pour être l’auteur du réquisitoire de Joly de Fleury contre cette innovation. « Ce Bouvart, dit Grimm, tueur privilégié sur le pavé de Paris, est bien aise de dire, par passe-temps, des injures à ses confrères ou de leur faire même des petits procès criminels. C’est lui qui a attaqué Tronchin, accusé Bordeu d’avoir volé une montre et des manchettes à un mort et qui s’est colleté avec Petit. » Il est certain que Bouvart était détesté de tous ces confrères, mais fut À la mode à Paris.
  11. Lorry (Anne-Charles), régent de la Faculté de Paris, né le 10 octobre 1726 à Crosne, près Paris, mort à Bourbonne-les-Bains, Je 18 septembre 1783. Le caractère de Lorry formait un contraste frappant avec celui de Bouvart ; son aménité, sa douceur, l’intérêt compatissant qu’il portail à ses malades, lui valurent de nombreux succès. Ennemi de la discussion, on lui reprocha quelquefois de céder trop facilement à l’opinion de ses confrères ; il ne songea jamais à sa fortune et mourut pauvre.
  12. Victorien-Jean-Bantiste-Marie de Rochechouart, né le 8 février 1752, mort le 14 juillet 1812. Il avait épousé mademoiselle de Cossé-Brissac. Son frère, le marquis de Rochechouart, né en 1753, mourut en 1823.