Histoire d’une grande dame au XVIIIe siècle, La princesse Hélène de Ligne/16

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Calmann Lévy (1p. 306-325).

VIII


Le prince Charles achète un hôtel à Paris. — Naissance de Sidonie. — L’insurrection des Flandres. — L’hiver à Vienne. — Joseph II et sa cour. — La première représentation de Don Juan. — Haydn et Mozart. — La comtesse de Kinsky. — Une passion du prince Charles. — Départ d’Hélène pour Varsovie.



Le prince de Ligne et sa belle-fille avaient une grande sympathie l’un pour l’autre. La jeune femme se plaisait beaucoup à Bel-Œil quand son beau-père y était ; mais elle n’aimait pas Bruxelles, leur résidence d’hiver. Nous savons déjà, d’après son propre aveu, qu’Hélène était têtue comme la mule du pape : elle ne perdait pas de vue son idée fixe de s’établir à Paris. Son mari redoutait beaucoup ce séjour peu en harmonie avec ses goûts, il n’avait jamais vécu en France et s’y sentait dépaysé. Il redoutait la comparaison avec l’élégance suprême, le ton spirituel et léger des brillants gentilshommes de la cour de Versailles. Mais, comme ce que femme veut, Dieu le veut, le prince Charles finit par céder ; il acheta, en septembre 1754, un fort bel hôtel, situé rue de la Chaussée-d’Antin[1].

Il est inutile de dire avec quelle joie Hélène s’installa à Paris, elle y retrouvait la plupart de ses anciennes amies de couvent, et, présentée sous les auspices de son beau-père, elle fut accueillie et fêtée partout.

Admise dans les cercles les plus brillants, à Chantilly, chez le prince de Condé, à Petit-Bourg, chez la duchesse de Bourbon, au Temple chez le prince de Conti, la jeune princesse se livra tout entière au tourbillon des fêtes et à l’enivrement du succès. Séduite par la grâce et l’amabilité des jeunes gens qui la courtisaient, Hélène se laissa aller à un instinct de coquetterie qui ne demandait qu’à se développer ; elle ne distinguait personne, mais cherchait à plaire à tous y elle ne rentrait chez elle que pour s’occuper de sa toilette, et voyait à peine son mari, qui, absorbé par ses travaux, ne l’accompagnait que rarement. Le caractère solide du prince Charles, son goût pour l’étude joint au tour romanesque très allemand de son esprit formaient un constraste complet avec le genre léger, persifleur et superficiel des hommes de la cour. Hélène, avec l’étourderie de son âge, décida en elle-même que son mari était ennuyeux, et, sans la crainte d’offenser son beau-père, elle ne se serait point gênée pour lui adresser quelques railleries.

La position du prinee Charles à Paris était difficile à soutenir, comme mari d’une femme jolie et fort à la mode.

Fils d’un père étincelant d’esprit, et qui jouait partout le premier rôle, il était forcément réduit à un rôle secondaire et effacé, qui n’eut rien coûté à sa modestie, s’il n’avait senti qu’il l’amoindrissait aux yeux de sa femme. En se mariant, il n’éprouvait aucun sentiment d’amour pour Hélène qu’il avait à peine entrevue, mais il s’y attacha très vite d’une affection presque paternelle. Il l’avait laissée jouir d’une grande liberté à Bel-Œil tout en cherchant à développer en elle des goûts sérieux, un peu étouffés par la passion du plaisir. Il commençait à y réussir lorsque les trois hivers passés à Paris vinrent détruire son œuvre ou du moins la compromettre fortement, Hélène était trop jeune pour comprendre et apprécier ce que valaient l’intelligence supérieure et le caractère élevé de son mari.

Cependant un événement désiré depuis longtemps rapprocha pour quelque temps les deux époux. Le 8 décembre 1786, Hélène mit au monde une petite fille qu’on nomma Sidonie. Ce fut une grande joie pour le prince Charles, qui obtint assez facilement d’Hélène de ne pas revenir à Paris et d’aller dès le printemps à Bel-Œil. Elle consentit volontiers à s’installer de très bonne heure à la campagne, d’autant plus que son beau-père venait de quitter Paris et de partir pour la Russie, où il était appelé par une invitation de l’impératrice Catherine.

Avant de partir, le prince avait eu tout le temps de faire arranger le berceau de roses promis aux enfants de son Charles, et, dès le mois de mars, on voyait une belle nourrice brabançonne promener un frais poupon duns les jardins de Bel-Œil. L’été promettait de se passer à merveille, et, sauf l’autorité un peu trop absolue de la princesse mère sur la nourrice et le poupon, qui impatientait la jeune mère, l’harmonie et la paix régnaient à Bel-Œil. Tout à coup, au milieu de l’été (1787), une insurrection grave éclata dans les Flandres. Elle se préparait sourdement, depuis longtemps. Joseph II était atteint de la manie de toucher à tout ; ses intentions étaient en général excellentes ; mais, plus habile en théorie qu’en pratique, il négligeait souvent d’examiner si un système utile en lui-même ne devenait pas dangereux en l’appliquant à un terrain mal préparé. Les réformes qu’il voulut introduire dans les Flandres sont un exemple frappant de ce défaut. Longtemps soumis à la domination espagnole, le peuple flamand était religieux jusqu’à la superstition et aussi attaché à ses anciens privilèges politiques qu’à ceux de l’Église. Joseph II, après la mort de Marie-Thérèse, commença par abolir certaines processions, certains pélerinages et un grand nombre de confréries. Ces coutumes et institutions, à coup sûr trop nombreuses et inutiles, faisaient partie intégrante des mœurs nationales et cette abolition froissa vivement le peuple. Le clergé ne fut pas moins blessé de l’arrêté qui supprima la société des Bollandistes, de nombreux couvents et abbayes et tous les séminaires diocésains.

Enfin l’empereur, toujours animé des plus libérales intentions, jugea « qu’il était de sa charité d’étendre, à l’égard des protestants, les effets de la tolérance civile qui, sans examiner la croyance, ne considère dans l’homme que la qualité de citoyen ». Il leur accorda donc une existence civile qui leur était refusée jusqu’alors. Les évêques s’opposèrent hautement à ces mesures et furent sévèrement réprimandés. Non content de toucher aux privilèges de l’Église, Joseph II bouleversa l’organisation judiciaire et supprima en quelque sorte la nationalité des Pays-Bas, qui furent déclarés province autrichienne et divisés en neuf cercles, gouvernés par un intendant et des commissaires autrichiens qui ne relevaient que de la cour de Vienne. C’était fouler aux pieds la Joyeuse Entrée, cette grande Charte des privilèges du Brabant et autres États des Flandres[2].

L’irritation des esprits était à son comble, et Joseph avait trouvé moyen, par ses réformes diverses, de s’aliéner toutes les classes de ses sujets. Un avocatde Bruxelles, Van der Noot, publia un manifeste d’une extrême violence où il démontrait l’illégalité des innovations introduites par Joseph II. Ce libelle fut approuvé par les États, mais l’auteur, menacé d’être arrêté par le gouvernement, s’enfuit en Angleterre. C’est au moment où se fomentait la Révolution que la famille de Ligne, effrayée de l’agitation qui régnait en Belgique, se hâta de rejoindre le prince Charles à Vienne, où il avait été rappelé par le maréchal Lascy. On organisait déjà, par les ordres secrets de l’empereur, l’armée destinée à combattre les Turcs, le printemps suivant.

Les princesses de Ligne arrivèrent à Vienne à la fin de l’été. Hélène y avait fait un court séjour au moment de son mariage et n’en conservait pas un agréable souvenir. Les mœurs et les habitudes viennoises différaient trop de celles de la France pour pouvoir lui plaire. Elle eût beaucoup préféré passer l’hiver dans son hôtel de Paris ; mais elle n’osa pas le demander à son. mari, que son service retenait à Vienne.

La cour de l’empereur d’Allemagne n’avait pas la représentation brillante qu’on pouvait attendre de la première puissance de l’Europe[3].

Son palais, d’une architecture très simple, n’annonçait pas l’habitation d’un souverain. Un détachement de la garnison de Vienne en avait la garde, quelques trabans placés aux portes dans l’intérieur veillaient au bon ordre et à la police des appartements. L’état de maison de Joseph II était très peu dispendieux, il avait cependant de grands officiers de la couronne, tels que grand maître, grand chambellan, grand écuyer, etc. Mais ils ne remplissaient leurs fonctions qu’aux jours de gala.

La cour de Vienne, malgré sa simplicité et sa bonhomie, était composée de fort grands personnages ; on y voyait bon nombre de princes souverains, des frères de rois ou d’électeurs, au service de l’empereur, et une foule de grands seigneurs, tels que les princes de Ligne, d’Aremberg, de Lichtenstein, Esterhazi, Colorado, Palfy[4], et d’autres qui, par leur rang et leurs richesses, étaient des sujets presque égaux à leur souverain. Quand il le fallait, « l’empereur savait donner à cette cour, qui avait l’air d’un couvent ou d’une caserne toute l’année, la pompe et la dignité du palais de Marie-Thérèse ».

Hélène assista pour la première fois aux fêtes du jour de l’an à Vienne. La plupart des magnats hongrois[5] venaient à la cour, ce jour-là, dans leur élégant costume, parés de leurs plus beaux bijoux. Le prince Esterhazi entre autres avait un cheval richement caparaçonné, couvert d’une housse parsemée de diamants. L’habit du prince était d’une richesse proportionnée à celle du harnachement de son cheval : « Je ne pouvais pas le fixer, il m’éblouissait, » dit Hélène. L’empereur Joseph, simple dans la vie privée, était en grand uniforme brodé d’or, ayant, sur son habit, ses cordons et son chapeau, pour dix-huit cent mille livres de diamants ; les boutons, les boutonnières, les épaulettes, la ganse et le bouton du chapeau étaient en diamants. Ce jour-là, les domestiques de la cour et de la noblesse avaient une livrée de soie brodée d’or et d’argent.

Le prince de Ligne a laissé un intéressant portrait de Joseph II, qu’il a vu dans la plus étroite intimité. Lord Malmesbury lui demandait, un an avant le règne de cet empereur, ce qu’il en pensait : « Comme homme, répondit le prince, il a beaucoup de mérite et de talent ; comme prince il aura toujours des ambitions et ne se soulagera jamais ; son règne sera une perpétuelle envie d’éternuer. »

L’empereur Joseph aimait la société des femmes aimables et distinguées ; mais jamais une intrigue d’amour ne prit naissance dans son cercle intime. On remarquait à sa cour la princesse Kinsky, née Hohenzollern, et sa sœur la princesse Clary[6]. La première était simple, affable, fort instruite, douée d’un jugement sûr, et passionnée de lecture et de conversation. La seconde, modeste, douce et gracieuse, écoutait plus volontiers que sa sœur et apportait beaucoup de liant et de charme dans la société.

L’empereur avait fait don à la princesse Kinsky d’un fort bel appartement dans le palais du Haut-Belvédère[7]. C’est là que se réunissait, tous les jeudis, la société la plus choisie de Vienne en hommes et en femmes. Hélène y fut admise par grande faveur et elle a tracé quelques portraits de ces dames, entre autres celui de la princesse Charles de Lichtenstein, née princesse d’Œttingen, qui faisait les délices de la société du Belvédère. Elle était d’une beauté ravissante et écrivait à merveille. Ses lettres, presque toutes en français, étaient pleines d’esprit et de sentiment ; elle s’exprimait avec grâce, son caractère solide et son commerce sûr, son esprit aimable et cultivé avaient gagné le cœur du prince de Ligne, dont elle était la belle-sœur favorite. La comtesse Ernest de Kaunitz[8], sœur de la princesse Charles, était laide mais spirituelle et vive, adorant la discussion, qu’elle provoquait volontiers et qui faisait briller la vivacité et la malice de ses réparties. Enfin la princesse François de Lichtenstein, née Steinberg, complétait ce petit cercle. Seconde belle-sœur du prince de Ligne, elle plaisait moins à son beau-frère que la première ; elle avait une haute idée de son rang, de son nom et des égards qui lui étaient dus ; sérieuse et divine, mais bonne et bienfaisante, elle s’occupait sans cesse d’œuvres de charité et il était difficile d’échapper aux billets de loteries, concerts et quêtes qu’elle imposait à tout le monde.

Le seul étranger admis dans cetle société était le duc de Bragance. Le maréchal de Lascy, le prince de Kaunitz, le prince de Ligne et quelques autres grands seigneurs de la cour y venaient habituellement, et l’empereur Joseph ne manquait jamais un jeudi du Belvédère.

Joseph II, dans sa jeunesse, ne promettait point d’être aimable, il le devint tout à coup à son couronnement. Ses voyages, ses campagnes, la société de quelques femmes distinguées avaient achevé de le former, et de dissiper la timidité qu’une éducation trop sévère lui avait fait contracter.

Le plus grand abandon régnait dans la société du Belvédère ; l’empereur oubliait son rang et permettait à ces dames une franchise qui dépassait parfois les bornes du respect.

« Ce que j’ai entendu dire à Joseph par les dames de sa société est inconvenable, écrit le prince de Ligne. Une d’elle lui dit à propos d’un voleur qu’il avait fait pendre ce jour-là :

» — Comment Votre Majesté a-t-elle pu le condamner après avoir volé la Pologne ? »

C’était dans les temps du premier partage.

« — Ma mère, qui a toute votre confiance, Mesdames, répondit-il, et qui va à la messe tout autant de fois que vous, a très joliment pris son parti là-dessus. Je ne suis qué son premier sujet. » L’empereur aimait les confidences, il était discret et sûr, quoiqu’il se mêlât de tout. Ses manières étaient fort agréables, il avait du trait dans la conversation, beaucoup d’esprit naturel et racontait plaisamment. Voici une anecdote qu’il contait volontiers. Lorsque Marie-Thérèse se trouva poursuivie de si près par ses ennemis, qu’il lui restaità peine une ville en Allemagne dans laquelle elle pût faire ses couches, elle se retira à Presbourg et y fit assembler les États. Elle était jeune, belle, d’une fraîcheur éblouissante, elle parut ou milieu des paladins de Hongrie, vêtue d’un grand habit de deuil qui rehaussait encore l’éclat de sa beauté ; son fils âgé de deux ou trois ans était dans ses bras : « C’est à vous que je le confie, » dit-elle en leur présentant l’enfant, qui se mit à pleurer. L’empereur, en racontant cette histoire, ajoutait que sa mère, qui connaissait la science des effets, lui pinça ses petites fesses en le présentant aux Hongrois : « El voilà mes moustaches qui, touchées des cris d’un enfant qui avait l’air de les implorer, tirent leurs sabres et jurent sur leurs lames turques, de défendre, jusqu’à la dernière goutte de leur sang, le fils et la mère[9] ! » En dehors du petit groupe de la société du Belvédère, de nombreuses maisons étaient ouvertes à Vienne. La princesse Lubomirska[10], appelée communément princesse maréchale, avait un des salons les plus brillants. Son esprit original et imprévu, sa manière de dire piquante et distinguée tout à la fois donnaient à son salon un cachet de gaieté tout particulier. Elle défendait de parler chez elle guerre ou politique. « Point de politique dans un salon, disait-elle, avec des hommes plus femmes que nous. »

On donnait beaucoup de bals à Vienne, et ils étaient très animés ; car les Viennois aimaient passionnément la danse. On y dansait la valse avec une telle fureur et une telle rapidité, qu’au début Hélène en fut étourdie, quoiqu’elle dansäl parfaitement bien. Elle finit cependant par s’habituer comme les autres à ne pas se reposer un instant tant que durait la valse.

Les bals de la princesse Lubomirska étaient charmants ; ils commençaient et finissaient toujours par une polonaise, espèce de marche cadencée où l’on s’arrête à certains intervalles pour exécuter un balancé très gracieux. « Si les vieux parents veulent être pour quelque chose dans les danses, disait le prince de Ligne, ils demandent une polonaise : et voilà les bonnes gens qui figurent, se promènent, avec un ancien sourire de contentement qui leur rappelle leur bon temps et la malice qu’ils y entendaient. Les jeunes s’occupent de leur bon temps présent, dont ils ne perdent pas un instant. » Cette danse faisait valoir l’élégance de la taille, de la démarche et la grâce des mouvements. Hélène y excellait et mettait une coquetterie patriotique à l’emporter sur les Viennoises.

La princesse Charles aimait passionnémenl la musique, et avait une loge au théâtre de la cour. Don Juan venait d’être représenté à Prague avec un grand succès, en l’honneur de l’arrivée de la duchesse de Toscane, femme de Léopold. Mozart était allé en personne diriger les répétitions. L’empereur Joseph, au moment de partir pour l’armée, fit presser Mozart de revenir immédiatement pour monter la pièce à Vienne. On répéta rapidement, la représentation eut lieu devant un public nombreux. Hélène y assistait, ainsi que toute la noblesse viennoise. Don Juan fut admirablement chanté ; mais le public demeura glacé, à quelques exceptions près, dont Hélène faisait partie. L’empereur, qui avait trouvé la musique admirable, fut piqué de la froideur des assistants :

— C’est une œuvre divine, dit-il à Mozart, qu’il fit venir dans sa loge, mais ce n’est pas là morceau pour mes Viennois !

— Il faut leur laisser le temps de le goûter, répondit modestement l’auteur ; il convenait mieux au public de Prague, mais je ne l’ai fait que pour moi et pour mes amis.

En sortant du théâtre, une partie des spectateurs s’était rendue chez la comtesse de Thun, et l’on discutait vivement l’œuvre nouvelle, quand Haydn entra. Chacun donnait son avis à tort et à travers, et, tout en convenant que la musique portait le cachet du génie, on la déclarait obscure et incompréhensible dans certaines parties. Haydn fut pris pour juge : « Je ne suis pas en état de décider dans cette savante dispute, dit-il avec une humilité malicieuse ; tout ce que je sais, c’est que Mozart est le plus grand musicien qui existe. » Les concerts étaient magnifiques à Vienne et en grand nombre. L’empereur aimait avec passion la musique instrumentale. Les symphonies de Mozart et de Haydn[11] étaient exécutées avec une rare perfection par un excellent orchestre que dirigeait Salieri[12]. Ce fut également au printemps de 1787 qu’on donna pour la première fois les Sept Paroles d’Haydn, oratorio considéré comme son chef-d’œuvre.

On voit qu’un hiver à Vienne pouvait se passer d’une manière très agréable, mais la société de Vienne ne plaisait pas à Hélène. Parisienne dans l’âme, elle s’y trouvait dépaysée. Son mari, en revanche, qui connaissait depuis son enfance les principales familles de la cour, s’y sentait infiniment plus à l’aise qu’à Paris. Il était intimement lié avec toutes les jeunes femmes, amies de ses sœurs. L’une d’elles, entre autres, le traitait avec la familiarité affectueuse d’un camarade d’enfance : c’était la comtesse Kinsky, née Dietrichstein, et belle-fille de la princesse qui présidait le Belvédère. On pouvait difficilement rencontrer une femme plus séduisante, et son histoire romanesque ajoutait encore au charme de sa personne. Les parents du comte Kinsky et les siens avaient arrangé entre cux le mariage de leurs enfants, auxquels ils ne demandèrent point leur avis. Le jeune comte était en garnison dans une petite ville de Hongrie, il n’arriva que pour la célébration du mariage. Aussitôt après la messe, il conduisit sa jeune femme chez elle, lui baisa la main et lui dit : « Madame, nous avons obéi à nos parents, je vous quitte à regret, mais je dois vous avouer que, depuis longtemps, je suis attaché à une femme sans laquelle je ne saurais vivre ; et vais la rejoindre. » Une chaise de poste était à la porte de l’église, le comte y monta et ne revint jamais. La comtesse Kinsky n’était donc ni fille, ni femme, ni veuve et cette situation bizarre était d’autant plus dangereuse qu’on pouvait difficilement voir une femme plus ravissante. Elle joignait à sa grande beauté un esprit aimable et un cœur excellent. Hélène la rencontrait souvent chez la comtesse de Thun, amie intime des de Ligne et rendez-vous habituel de la société.

Le frère de madame de Kinsky, le comte François de Dietrichstein[13], était l’ami intime du prince Charles, avec lequel il avait été élevé. La situation bizarre de la comtesse rendait une semblable intimité fort dangereuse et l’amitié tendre que le prince Charles ressentait pour elle ressemblait fort à de l’amour. Hélène, avec l’instinct subtil de la femme, devina très vite entre son mari et la belle comtesse un lien secret dont elle ne démêlait pas bien la nature ; car les plus strictes bienséances étaient toujours observées de part et d’autre. Il faut reconnaître que, malgré le rapprochement passager amené par la naissance de la petite Sidonie, les deux époux étaient devenus indifférents l’un à l’autre. Le prince n’avait pas oublié l’ironie dédaigneuse avec laquelle sa femme le traitait à Paris et il n’était point fâché de lui prouver qu’à Vienne il jouait un tout autre rôle. En somme, ni l’un ni l’autre n’avait fait un mariage d’amour. Quelques rapports de goûts, les convenances sociales les avaient liés d’amitié ; ce sentiment pouvait-il suffire à les défendre contre un plus vif, s’ils venaient à l’éprouver ?

L’hiver s’écoula ainsi. La révolution des Flandres avait pris d’inquiétantes proportions, il ne pouvait être question du retour à Bel-Œil. Le prince Charles, rappelé à son corps, servait sous le commandement du général de Lascy, et avait quitté Vienne depuis quelque temps. À peine était-il parti qu’Hélène lui écrivit pour lui demander la permission de se rendre auprès de son oncle à Varsovie, où la Diète allait s’assembler. Elle prit pour prétexte de ce voyage d’importantes affaires à régler avec le prince évêque. L’autorisation demandée fut obtenue facilement, à la condition de laisser le petite Sidonie aux soins de sa grand’mère, et Hélène partit au mois de septembre 1788.

  1. Cet hôtel occupait l’emplacement compris entre la rue de Provence et celle de la Victoire.
  2. Les privilèges du Hainaut entre autres sont fort curieux. On y trouve l’ancienne formule du serment que prêtait l’empereur à son inauguration comme comte du Hainaut. On verra plus loin les détails de cette cérémonie qui datait de Charles-Quint. Les États du Hainaut prirent une part active à la révolte et refusèrent, on octobre 1788, de voter les subsides demandés par l’empereur. Ils avaient été mortellement offensés de voir un commissaire autrichien prendre la place de leur ancien gouverneur et grand bailli, le prince d’Aremberg.
  3. La maison de Lorraine avait beaucoup contribué à bannir de la cour de Vienne la sévère étiquette qui y régnait auparavant. François Ier, père de Marie-Antoinette, admettait à sa table les principaux officiers de sa couronne et y laissait régner la plus grande liberté. Marie-Thérèse admettait dans son intimité lx plupart des dames de la cour ; elle faisait même, pendant l’été, des séjours assez fréquents chez plusieurs d’entre elles. On la voyait se promener en tricotant dans les jardins, ou lire, assise sous une tonnelle, sans être suivie d’une seule dame d’honneur, Marie-Antoinette avait donc pris, dès son enfance, les habitudes d’abandon et de familiarité qu’elle apporta en France et qui la firent juger si sévèrement.
  4. La princesse Euphémie de Ligne épousa, le 11 septembre 1798, le fils aîné du comte de Palfy, Jean-Baptiste-Gabriel.
  5. La garde noble hongroise n’accompagnait l’empereur que dans les grandes cérémonies. Elle était entretenue par les États de Hongrie, qui mettaient un grand amour-propre à la beaulé des chevaux et à l’état des uniformes. La garde polonaise, créée après le premier partage de la Pologne (1772) était composée de jeunes gens de la noblesse et rivalisait avec la garde hongroise.
  6. Belle-mère de la princesse Christine de Ligne.
  7. Petit palais de campagne bâti par le prince Eugène dans un des faubourgs de Vienne.
  8. Belle-fille du célèbre prince de Kaunitz, chancelier de l’empire sous Marie-Thérère. Le prince de Kaunitz avait conservé ses fonctions sous Joseph et était un des personnages les plus influents de la cour.
  9. Fragment de Mémoires inédits du prince de Ligne, publiés par la Revue nouvelle, 1840, et Albert Lacroix à Bruxelles.
  10. La princesse Lubomirska était cousine du roi Stanislas-Auguste. Il en parle souvent dans sa correspondance avec madame Geoffrin et la désigne sous le nom d’Aspasie. Elle était née Czartoryiska et résidait alternativement à Vienne, à Varsovie et dans sa magnifique terre à Lancut. Une grande partie des terres de la princesse étaient situées dans la Galicie autrichienne.
  11. Mozart fut attaché en 1780 à la chapelle de l’empereur Joseph, qui l’aimait beaucoup, et, quoiqu’il n’en reçût qu’un traitement très modique, il refusa constamment les offres avantageuses qui lui furent faites par d’autres souverains, entre autres par le roi de Prusse. Haydn était également attaché à la chapelle de l’empereur.
  12. Salieri, maître de chapelle et directeur de la musique de chambre de l’empereur à Vienne.
  13. Le comte François-Joseph de Dietrichstein, né le 28 avril 1767, conseiller privé et chambellan de l’empereur d’Autriche. Il remplissait les fonctions de général major dans le corps du génie lors des premières guerres contre la République françaises ce fut lui qui, en 1800, conclut avec Moreau l’armistice de Parsdorf