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Histoire d’une grande dame au XVIIIe siècle, La princesse Hélène de Ligne/18

La bibliothèque libre.
Calmann Lévy (1p. 357-384).

X


La Diète de quatre ans. — La cour de Varsovie et la princesse Charles. — Les fêtes des grands seigneurs polonais. — Le comte Vincent Potocki, ses deux femmes. — Passion de la princesse Charles pour le comte. — Fuite à Niemirow. — Double demande en divorce.



La guerre contre les Turcs semblait avoir fait une heureuse diversion pour la Pologne, qui jouissait, depuis deux ou trois ans, d’une tranquillité inaccoutumée. La Russie semblait l’avoir oubliée, engagée qu’elle était dans deux guerres importantes avec la Turquie et la Suède. L’Autriche, occupée de son côté, n’y songeait guère, et se trouvait satisfaite de la large part qui lui avait été assignée dans le premier partage. Mais cette accalmie ne pouvait durer, la Prusse faisait en secret des avances aux Polonais et cherchait à empêcher Stanislas d’envoyer aux Russes les renforts qu’il leur avait promis.

La noblesse polonaise, toujours remuante et divisée, désirait profiter des embarras de la Russie, mais ne parvenait pas à se mettre d’accord sur le parti à prendre pour y réussir. La majorité, cependant, séduite par les promesses secrètes de la Prusse, inclinait à se rapprocher de cette puissance et à conclure avec elle une alliance défensive. Il s’agissait aussi d’élaborer une nouvelle constitution qui fût plus en harmonie avec l’état actuel de la Pologne. Les esprits étaient très agiles et l’on pressentait que la Diète offrirait un intérêt particulier[1].

Le roi la convoqua pour le 6 octobre 1788. L’arrivée de tous les nonces, accompagnés d’une nombreuse suite, dont une partie venait des palatinats les plus éloignés, donnait à Varsovie un aspect d’animation inaccoutumé, et son séjour offrait alors, pour un observateur, un attrait piquant d’originalité.

Les grands seigneurs polonais, qui vivaient habituellement dans leurs terres, avaient conservé des mœurs et des habitudes d’une magnificence sauvage. Ils possédaient presque tous des palais à Varsovie, mais ils ne les habitaient que pendant la durée des Diètes, c’est-à-dire six semaines ou tous les deux ans ; ces vastes demeures offraient le mélange le plus singulier de luxe et de misère. On traversait des salles démeublées où les plafonds et les tentures moisis par l’humidité tombaient en lambeaux, et l’on arrivait à des salons peints à fresque et à voûtes d’or et d’azur. Les antichambres étaient encombrés de valets, en livrées déguenillées, et de gentilshommes pauvres, attachés aux grands seigneurs, en qualité de domestiques, mais portant fièrement l’ancien costume polonais. Si l’on ne donnait pas à Varsovie comme dans les palatinats des festins gigantesques, suivis de toasts portés au bruit du canon, on ne renonçait pas cependant aux anciennes coutumes et l’on voyait quelquefois encore le maître du logis faire circuler à la ronde le mignon soulier de la dame de ses pensées, plein de champagne ou de tokay.

« Il régnait à la cour de Pologne le meilleur ton de celle de France, joint à une tournure orientale ; le goût de l’Europe et celui de l’Asie, l’urbanité des mœurs des pays civilisés et l’hospitalité de ceux qui ne le sont pas. »

Le règne de Stanislas-Auguste fut l’époque de la renaissance des lettres en Pologne. Le roi protégeait les savants et encourageait de tout ; son pouvoir la réorganisation des universités. Après la suppression de l’ordre des jésuites, le produit de la vente de leurs biens fut appliqué en entier à ce but. Une commission régulière fut formée pour veiller à l’éducation publique. L’évêque de Wilna en était un des principaux membres ; il fonda lui-même, à ses frais, à l’université de Wilna, une chaire d’anatomie ; ce fut la première qui exista en Pologne[2].

La cour de Stanislas était remarquable par les plaisirs, les amours, et le nombre des jolies femmes ; la grâce et la séduction des Polonaises étaient proverbiales. Dans la foule de ces beautés, on distinguait la princesse Lubomirska, que nous connaissons déjà sous le nom de princesse maréchale ; sa belle-sœur, la séduisante princesse Czartoriska, née Fleming ; la Kraiczyn Polocka, née Ossolinska et la princesse Charles de Courlande. Ces deux dernières étaient réellement d’une beauté parfaite, et toutes les quatre avaient de l’esprit. On prétendait que la première faisait la fortune de ceux qu’elle aimait, la seconde les dépouillait, et les deux autres aimaient à jouir sans s’embarrasser du reste. La princesse Lanckorowska et la comtesse Branicka, la princesse André Poniatowska, belle-sœur du roi, la princesse Lubomirska, née Haddik, occupaient également un rang distingué à la cour, où toutes les affaires d’État devenaient des affaires de société. Le roi, faible, bon, mais toujours amoureux, se laissait guider par la favorite du moment[3]. Le prince de Ligne, pendant son court séjour à Varsovie, s’était vite aperçu du défaut de la cuirasse, et il disait : « Le roi est trop honnête homme avec les femmes, comme avec tout son royaume ; il est amoureux de bonne foi et souvent inconstant de la meilleure foi du monde ; c’est ainsi qu’il s’est souvent jeté dans un parti contraire au sien, désertant et perdant ainsi sa propre cause. »

La princesse Charles arriva dans cette cour brillante précédée d’une réputation d’esprit, de beauté et de coquetterie qui attirait d’avance l’attention sur elle. Sa qualité de Polonaise, son élégance, ses talents, le plaisir qu’elle témoignait à se retrouver dans sa patrie, enchantèrent ses compatriotes.

Son palais inhabité fut rapidement métamorphosé par ses mains habiles et devint un des plus élégants de Varsovie ; elle put déployer à l’aise ses qualités très réelles de maîtresse de maison, si peu appréciées par sa belle-mère. Pendant les derniers temps de son séjour à Bel-Œil, son mari, craignant la faiblesse de sa santé, lui avait interdit l’exercice du cheval, elle s’en dédommagea amplement. Le prince évêque qui la gâtait beaucoup lui donna les plus beaux chevaux du monde, et, chaque matin, on la voyait partir escortée de jeunes gentilshommes, parfaits cavaliers, comme tous les Polonais. Elle fit construire une salle de spectacle dans son palais et se livra avec passion à son goût pour la comédie.

Délivrée de la surveillance qui pesait sur elle à Bel-Œil, Hélène se laissa aller sans défense à l’entraînement irrésistible de cette vie de plaisir. Elle oublia le passé, son mari et sa fille ; la princesse Charles de Ligne même n’existait plus, il ne restait qu’Hélène Massalska.

L’hiver s’était rapidement écoulé, sans que la princesse songeât à retourner à Vienne ; la famille de Ligne, offensée à bon droit de cette absence prolongée, gardait un silence dédaigneux.

Le prince évêque était reparti pour Wilna pendant les vacances que la Diète venait de prendre, et sa nièce, avant de le rejoindre, voulait jouir de la saison d’été qui commençait ; elle resta donc seule à Varsovie.

Le roi, sa famille et les principaux personnages de la cour possédaient d’élégantes maisons de plaisance dans les environs de la capitale ; ils y donnaient des fêtes originales et somptueuses. Un luxe inouï régnait dans ces réceptions, où l’on recherchait surtout les surprises et les effets imprévus. La première à laquelle la princesse Charles assista se tint chez la princesse André Poniatowska. « La chaleur de la journée avait été suffocante, le prince conduisit ses invités jusqu’à une grotte formée par un rocher artificiel, duquel tombait une cascade dont le bruit donnait déjà une sensation agréable et fraîche ; puis on pénétra dans la grotte, garnie de bancs de mousse sur lesquels on se reposa quelques instants ; puis le prince proposa une promenade dans le parc. On entra dans une allée sombre à l’extrémité de laquelle était une porte, cachée par le feuillage ; il poussa un ressort, la porte s’ouvrit et laissa voir un superbe salon en rotonde tout illuminé, avec un plafond voûté et peint à fresque, représentant des allégories mythologiques ; des niches pratiquées tout autour de la salle contenaient des sofas à la turque, recouverts de riches étoffes ; le fond des niches était doré mat, et faisait merveilleusement ressortir les cheveux noirs et le teint délicat des belles dames polonaises qui vinrent s’y asseoir. À peine y avaient-elles pris place, qu’une musique mystérieuse se fit entendre, semblant descendre du ciel. Le milieu du plancher s’entr’ouvrit et une table superbement servie s’éleva lentement comme par un coup de baguette de fée. » Le roi y prit place et désigna les convives qui devaient y figurer, la princesse Hélène était du nombre.

Stanislas fut d’une amabilité charmante, il aimait à causer et mettait chacun à l’aise. Il parlait volontiers arts et littérature ; son esprit cultivé et gracieux, mais sans profondeur, se montrait sous son meilleur jour dans ces réunions. Paris et la France furent le sujet de la conversation ; le roi en avait gardé un souvenir délicieux, et il prit plaisir à questionner Hélène sur les personnages qu’il avait connus.

Le souper terminé, on parcourut encore le parc éclairé par un beau clair de lune, et on ne rentra à Varsovie que fort tard dans la nuit.

Hélène s’était particulièrement liée avec la princesse Czartoriska, si passionnément aimée par Lauzun, et dont il nous a laissé le séduisant portrait[4]. La résidence de la princesse était d’un genre absolument différent de toutes les autres, on avait fait à Powinski ce que nous appellerions aujoud’hui du réalisme.

Chaque membre de la famille habitait une cabane de paysan tout à fait semblable, en dehors, aux plus rustiques habitations ; elles étaient construites avec des troncs d’arbres, couchés les uns sur les autres, et joints ensemble par un mélange de paille et de terre : « La cabane de madame la princesse était très grande, les enfants et les domestiques habitaient de plus petites. Ce groupe de chaumières figurait un village situé dans un parc immense ; mais, lorsqu’on pénétrait dans l’intérieur des cabanes, les appartements les plus riches frappaient la vue ; ils étaient décorés avec une recherche et une élégance dont un simple détail donnera la mesure : la salle de bains de la princesse était revêtue, de haut en bas, de carreaux de porcelaine de Dresde peints avec la dernière finesse ; chacun représentait un petit tableau : on prétend qu’il y en avait trois mille.

» En quittant ces prétendues chaumières, on traversait une partie du parc, où se trouvait une tente turque immense, magnifique et singulière : c’était celle du vizir, prise dans la guerre entre les Russes et les Turcs. Elle était ornée à l’intérieur d’éloffes orientales, de trophées d’armes turques d’une beauté rare. Par terre, on voyait de riches tapis, et des piles de coussins brodés d’or servaient de sièges pour compléter l’illusion ; une musique turque, masquée par de lourdes portières, se faisait entendre, et des serviteurs, vêtus à l’orientale, apportaient des pipes et du café sur de petits guéridons bas incrustés de nacre, »

Chaque jour de réception, on illuminait le parc, les pièces d’eau, les rivières, les ponts ; un souper était servi, pendant toute la soirée, dans un grand pavillon couvert de plantes grimpantes et ouvert de tous côtés. De nombreuses petites tables y étaient dressées, une dame présidait chacune d’elles. Un bal était organisé dans la cabane de la princesse, où l’on dansait une partie de la nuit. Après avoir joui de ces plaisirs pendant quelque temps, Hélène rejoignit son oncle à Werky. Sauf quelques vacances, la Diète, contre l’usage ordinaire, siégea sans interruption et sans élection nouvelle jusqu’en 1792. Pendant ces quatre années et malgré la gravité des questions politiques qui se débattaient, la cour de Stanislas offrit un éclat qu’on ne lui connaissait pas et qu’on ne devait plus lui revoir.

Durant la Diète, tous les officiers de la couronne résidaient à Varsovie, obligés au service régulier de leur charge ; parmi ceux qu’on remarquait le plus, figurait le comte Vincent Potocki, grand chambellan. Il appartenait à une des familles les plus illustres de la Pologne, qui possédait des terres immenses et des palais d’un luxe royal. Son père Stanislas Potocki, palatin de Kiew, était neveu et filleul du roi Stanislas Leczinski, et par conséquent cousin germain de la feue reine de France.

Quoi que, à l’époque où en est arrivé ce récit le grand chambellan eût près de trente-huit ans, il passait pour un des hommes les plus séduisants de la cour. Doué d’une grande finesse, fort attaché à ses intérêts, heureux auprès des femmes, toujours en bons rapports avec les hommes influents, il connaissait l’art de réussir auprès de chacun. Il avait épousé en premières noces Ursule Zamoyska[5], propre nièce du roi Stanislas-Auguste ; ils n’eurent pas d’enfants et divorcèrent au bout de quelques années. Les divorces étaient chose si fréquente en Pologne et tellement ancrée dans les mœurs, que cet événement n’apporta pas le moindre changement dans la position du comte auprès du roi. Peu après son divorce la princesse Zamoyska épousa le comte de Mnizech, et le comte Vincent lui-même se remaria en 1786 avec la comtesse Mycielska qui lui donna deux fils. C’est précisément au moment de la naissance du second que le comte fut appelé par ses fonctions à Varsovie. La comtesse dut rester en Ukraine dans une terre voisine de Niemirow qui était leur résidence habituelle, sa santé ne lui permettant pas encore de voyager.

Le grand chambellan, a peine arrivé à Varsovie rencontra la princesse Hélène chez mesdames Jean et Severin Potocka, ses cousines ; il se fit présenter à elle et devint bientôt un fidèle habitué de sa petite cour. Jusqu’alors Hélène, en véritable coquette, s’était occupée de tous ses adorateurs sans paraître en distinguer aucun ; mais bientôt on s’aperçut qu’elle accueillait le comte Vincent avec une faveur marquée. Un grand changement s’opéra dans ses habitudes, elle sortit beaucoup moins et on ne la vit plus que dans les salons que le comte fréquentait habituellement.

Celui-ci apportait une extrême réserve dans sa conduite avec la princesse. Soit calcul, soit prudence, il ne marquait aucun empressement, et affectait même d’éviter de trop fréquentes rencontres ; cependant il était facile, pour un observateur attentif, de voir qu’il était flatté de la distinction avec laquelle le traitait une femme jeune, belle et d’un esprit séduisant.

Hélène, qui aimait pour la première fois, se livrait tout entière au sentiment qui envahissait son cœur. Elle souffrait, sans se l’avouer, de la froideur du comte, et s’efforçait d’en découvrir la cause ; elle avait cru remarquer qu’il blâmait sa vie mondaine, elle espéra lui plaire en y renonçant : les parties de plaisir, les brillantes cavalcades furent abandonnées. Elle rechercha la solitude, et, dans les lettres qu’elle écrivait à ses amies, elle trahissait, sans s’en douter, ses secrètes pensées ; car voici une réponse de la princesse Henri Lubomirska, alors à Paris, qui prouve que la passion d’Hélène n’était plus un secret.


« Paris, 15 octobre 1789.


» Enfin, mon chat, j’ai reçu une lettre de vous, en date du 24 septembre. Il y avait mille et cent mille ans que je n’en avais eu ; j’avais même un peu d’humeur, il faut que je vous l’avoue. Mais, depuis les grands mots situation actuelle, fixée pour jamais ici, etc., que je trouve dans votre lettre, je me radoucis, parce que, comme Germain de la Feinte par Amour[6] : « Ce qu’on ne me dit pas, je ne le sais pas moins. » Savez-vous que je suis désolée de ne pas vous voir dans cette nouvelle situation qui vous rend la solitude si précieuse ? Vous devez être très drôle, non que je croie que le genre sensible vous messied ; il est des êtres privilégiés que tout pare, et vous êtes plus que personne dans ce cas ; mais je ne puis me défendre d’un peu de curiosité, pardonnez-la moi donc, mon chat. Je fais des vœux pour votre bonheur, je suis plus intéressée que jamais à le désirer, puisque plus il durera, plus probablement vous nous resterez. Dites-moi comment vous êtes avec madame de Mnizech[7], j’ai mes raisons et vous les devinez pour vous le demander ; mais ne parlez pas de ma question et, si vous voyez le grand chambellan, faites-lui mes compliments.

» Est-il vrai qu’il est irrévocablement établi à Varsovie et renonce à Niemirow ?

» À propos, pourquoi avez-vous été étonnée que, dans une lettre datée de Paris, je vous aie fait des compliments de la part du comte Auguste[8] ? C’est non pas sur les grands chemins, mais ici, où il est député aux états généraux, que je l’ai vu.

» Je ne vous parle pas de ma santé, ce sujet est trop ennuyeux. Je ne vous parle pas d’ici, les nouvelles politiques vous intéressent peu, et, d’ailleurs, vous les avez dans tous les bulletins. Ainsi adieu, mon chat ; écrivez-moi souvent, vous savez que vos lettres me font toujours grand plaisir. Comment va le goût du cheval et du spectacle ? j’ai bien peur qu’il n’en soit plus question, Passez-moi mes aperçus ; à cinq cents lieues, on peut être quelquefois en défaut et mal voir ; mais il n’est point de distance qui diminue le tendre intérêt que vous m’inspirez, c’est de quoi vous devez être bien persuadée. »

Évidemment l’amie d’Hélène était fort au courant de la situation, sa question à propos de la comtesse de Mniseck le prouve. Elle désirait savoir dans quels termes les deux jeunes femmes étaient ensemble. Tout naturellement Hélène s’était lièe avec elle. Madame de Mnizcch ne demandait pas mieux que le comte fit une infidélité à celle qui l’avait remplacée. On a vu plus haut qu’Hélène était inquiète de la froideur et de l’extrême réserve du comte ; elle ne put s’empêcher d’en parler à madame de Mnizech, qui, chose qu’on ne voyait qu’en Pologne, était restée dans des relations courtoises avec son premier mari. Il va sans dire que le mot amour ne fut point prononcé ; on ne parlait que d’amitié de cœur, et Hélène supplia son amie de chercher à découvrir le motif de la conduite du comte. Madame de Mnizech exécuta de bonne grâce cette singulière commission et rassura si bien Hélène, que celle-ci écrivit au comte :

« Madame de Mnizech vient de me dire que vous lui avez parlé de moi avec amitié, que vous vous reprochez de m’avoir laissée pendant trois mois dans le doute sur vos sentiments.

» Tout cela me touche bien vivement, votre amitié m’a été chère et me le sera toujours, et, comme je ne me sens aucun tort, j’étais bien sûre que votre bon cœur vous ramènerait à moi, tôt ou tard. »

On voit que peu à peu l’intimité du comte et d’Hélène allait augmentant. Subissait-il le charme très grand de la jeune femme ? Voyait-il dans l’immense fortune de l’évêque de Wilna une ressource précieuse propre à libérer ses terres obérées ? Il est difficile de le démêler ; car, dans cette circonstance, comme dans toutes celles où nous le verrons désormais, le mobile auquel il obéit demeure à l’état d’énigme.

Quoi qu’il en soit, il accepta la responsabilité délicate de prendre la direction des affaires d’Hélène, fort embrouillées depuis longtemps. La capacité du comte à ce point de vue était indiscutable et très rare chez un grand seigneur polonais, qui savait en général mieux dépenser sa fortune que l’administrer.

Les conseils qu’il donnait à la princesse servaient de prétextes à de fréquentes visites qui avaient lieu toujours en présence d’un tiers, secrétaire ou demoiselle[9]. Un jour cependant, Hélène reçut un billet du comte qui sollicitait un entretien particulier. Surprise et émue à la lecture de ces quelques lignes, Hélène, sans réfléchir à l’interprétation qu’elle leur donnait, répondit au comte qu’elle accordait l’entretien demandé, à la condition qu’il n’oublierait pas qu’elle était la femme d’un autre.

Le comte arriva à l’heure indiquée et, au bout de quelques instants de la conversation la plus banale, Hélène, tremblante et agitée, lui demanda, sans se rendre compte de la portée de ses paroles, dans quel but il avait sollicité ce tête-à-tête. Il répondit assez froidement qu’elle paraissait l’avoir deviné d’avance et lui fit une déclaration dans les règles. La jeune femme, entrainée par la violence d’un sentiment qu’elle ne pouvait maîtriser, lui avoua qu’elle l’aimait comme elle n’avait jamais aimé, mais qu’il ne devait rien espérer de plus que cet aveu, tant qu’ils n’auraient pas l’un et l’autre reconquis leur liberté.

Le comte répondit avec calme qu’il était fier de la distinction que la princesse voulait bien lui accorder, qu’elle suffisait à le rendre heureux et qu’il saurait lui prouver, par son respect et sa réserve, qu’il était homme d’honneur ; puis il salua profondément et se retira, laissant Hélène dans un trouble difficile à décrire.

Elle se sentait plus humiliée que satisfaite de ce qui s’était passé ; car, par un sentiment très humain, elle voulait bien rester sage, mais elle entendait en avoir l’honneur à elle seule ; elle s’était préparée à lutter contre un amant passionné, et elle setrouvait en face d’un homme parfaitement maître de lui-même et plus raisonnable qu’elle.

Mécontente d’elle, de lui et de l’imprudent aveu qu’elle venait de faire, elle écrivit et déchira trois ou quatre lettres après son départ ; enfin voici celle qu’elle envoya.

« Voilà trois fois que j’essaye de vous écrire, sans qu’il me soit possible de vous bien exprimer toute l’agitation de mon cœur. Combien la journée d’hier a fait de changement dans mon sort ! Je me trouve avilie, humiliée… Je vous ai accordé la première demande que vous m’avez faite, mais j’ai voulu mettre entre nous une barrière que votre délicatesse vous empêcherait de franchir. À présent que j’y réfléchis, je vois que cette capitulation ne faisait qu’ajouter à mon imprudence. Je vous ai fait voir ma faiblesse, et vous m’avez donné l’exemple du pouvoir que l’honneur a sur vous ; je me suis oubliée, vous vous êtes souvenu. Ce n’est pas le moment de prétendre à votre estime ; la suite seule peut vous forcer à me la rendre. »

« P.-S. J’ai la tête si remplie des événements de la journée d’hier, qu’il m’a été impossible de fermer les yeux. Comment est-il croyable qu’une seule journée influe sur le reste de ma vie, car je le sens, désormais, vous seul ! »

Hélène disait vrai, et cette affection, déjà si profonde, ne devait s’éteindre qu’avec sa vie. Le comte répondit, à ce qu’il paraît, de manière à dissiper l’inquiétude de la jeune femme ; car voici le petit billet que nous trouvons soigneusement classé dans ses papiers[10] :

« Les quatre petits mots que vous m’avez écrits m’ont comblé de joie, je les ai relus dix fois, pendant ma toilette, et ce temps m’a paru doux. À vous revoir ce soir chez madame Jean[11]. »

Nous n’avons point de lettres du comte à cette époque ; mais, à en juger par les réponses d’Hélène, il devait se montrer despote et jaloux. Elle subissait ses exigences avec une soumission extraordinaire. Il exigea et obtint d’elle de brûler toutes les lettres de son mari et toutes celles de ses amis ; il fit lui-même un choix dans les nombreuses relations de la princesse à Varsovie, et finit peu à peu par la confiner dans un petit cercle où il régnait en maître absolu. Hélène accepta tout.

« Je vous ai écrit hier au soir, et je comptais vous envoyer le billet ce matin, écrit-elle, mais il était trop tard quand je me suis éveillée.

» Qu’est-ce qui vous chagrine ? Dites-le-moi promptement. Si le sacrifice le plus entier de tout ce qui vous peut déplaire doit vous calmer, vous n’avez qu’un mot à dire, il ne me coûtera rien. Je croirais gagner en renonçant à tout, si je parviens à vous rendre heureux et tranquille.

» Si ces dames ne m’avaient pas tourmentée pour venir avec elles, je serais restée volontiers chez moi…

» Auprès de vous, je trouve assez à occuper mon cœur et mon esprit sans avoir besoin d’autres personnes. »

Sur ces entrefaites, c’est-à-dire vers la fin de 1790, la comtesse Vincent, tout à fait rétablie, quitta l’Ukraine et vint rejoindre son mari à Varsovie. Il était impossible de l’en empêcher et tout aussi difficile de lui cacher l’intimité croissante du grand chambellan et de la princesse de Ligne, dont la réputation de coquetterie et de beauté lui était déjà parvenue.

La comtesse Anna adorait son mari, et, quelle que fût l’adresse de celui-ci à lui dissimuler la vérité, elle la découvrit bien vite, et refusa nettement de recevoir la princesse : « Je ne me résignerai jamais, dit-elle à son mari, à recevoir une femme qui m’a dérobé votre affection, quelque soit la nature de vos relations. » Le comte, fort surpris de cette résistance inattendue, chercha inutilement à dissiper les soupçons de sa femme, et Hélène trouva la porte fermée quand elle se présenta chez la comtesse. Mortellement blessée de cet affront, elle se laissa aller à toute la violence de son caractère ; elle déclara au comte qu’elle exigeait de lui d’obliger sa femme à la recevoir ; ajoutant qu’elle n’accepterait jamais une telle insulte, qui la déshonorait aux yeux du monde. Le comte, après avoir cherché cn vain à l’apaiser, finit par s’emporter lui-même, et, après une scène terrible, il la quitta brusquement.

Bouleversée de la manière dont le comte l’avait quittée la veille, Hélène lui envoya dès le lendemain matin ces quelques lignes écrites avec un trouble qui les rends presque indéchiffrables :

« Je vous écris sans savoir par où commencer ; Quelle scène ! Je n’en suis pas encore remise ; vous m’avez quittée, abandonnée, et il ne me reste rien pour soulager ma peine. Je suis seule au monde. J’ai négligé mes amis, rompu mes liaisons, j’ai brûlé à vos yeux les témoignages de l’amour que j’avais autrefois inspiré à mon märi. J’ai brûlé les secrets, les confidences les assurances de tendresse des amis de mon enfance ; hier, vous m’avez ôté les quelques mots d’amour qui vous sont échappés. Qui me soutiendra dans mon affliction ? c’est à vous à imaginer ce qui me reste. Adieu, mon cher Vincent ; de toute façon, vous serez toujours l’objet éternel de mon amour si je vous revois, de mes regrets si rien ne vous ramène à moi. De toute façon vous seul occuperez mes idées, et posséderez mes affections jusqu’à la mort.

» Si vous êtes décidé à ne me plus revoir, renvoyez-moi mes lettres et ajoutez à la fin de celle-ci : Adieu. Cet arrêt de votre main sera la seule faveur que je sollicite encore. »

Cette lettre fut rapportée quelques instants après à la princesse par le messager auquel elle l’avait confié. Elle n’était pas décachetée[12], mais deux lignes tracées de la main même de la comtesse Anna contenaient ces mots : « Le comte est parti ce matin pour Neimirow. » Cette nouvelle mit le comble au désespoir d’Hélène ; elle vit la comtesse riant de sa peine, triomphant de ce départ et se préparant à rejoindre son mari et ses enfants. Une idée folle traversa son cerveau : elle sonna brusquement et donna l’ordre de faire atteler immédiatement une chaise de poste. Une demi-heure après, la princesse s’élançait en voiture, suivie d’une seule de ses femmes, et après un voyage d’une rapidité vertigineuse, elle arrivait à Niemirow quelques heures après le comte.

Celui-ci avait quitté Varsovie pour échapper à une situation insupportable, mais sans résolution bien arrêtée. L’arrivée inopinée d’Hélène acheva de le troubler ; sa beauté, sa tendresse, son désespoir, l’acte insensé qu’elle venait de commettre en lui sacrifiant sa réputation, tout se réunit pour émouvoir le comte, et le souvenir de la pauvre comtesse Anna ne put lutter contre tant de séduction : Hélène l’emporta, et, lorsque l’émotion des premiers instants fut calmée, ils décidèrent d’un commun accord de demander immédiatement le divorce, chacun de son côté.

La princesse, tremblant de voir revenir le comte en arrière, pressa vivement l’exécution de leurs projets, et, dès le lendemain, trois lettres partaient de Niemirow, l’une adressée à la comtesse Anna, la seconde au prince de Ligne, et la troisième à l’évêque de Wilna. Le comte proposait à sa femnme de lui rendre ses deux fils en échange de son consentement au divorce et lui offrait, en outre, une pension considérable. La princesse redemandait sa fille Sidonie et remettait le règlement de ses affaires d’intérêt avec les Ligne au prince évêque et à un mandataire, désigné par elle et revêtu de ses pleins pouvoirs ; puis, dans sa lettre à son oncle, elle l’informait de son projet de divorce, lui demandant de ne point lui retirer ses bontés, et de vouloir bien lui aider à régler ses affaires.

La comtesse Anna ignorait ce qui venait de se passer, la triste vérité lui fui révélée par la lettre de son mari. La malheureuse femme ne pouvait croire encore à la réalité du coup qui la frappait ; mariée depuis quatre ans à peine, son caractère d’une douceur inaltérable, sa conduite à l’abri de tout reproche auraient dû attacher solidement ce mari qu’elle adorait, et dont les vœux avaient été comblés par la naissance de deux fils. Elle voulut encore espérer que cette liaison ne serait qu’une fantaisie passagère, et refusa toute proposition de divorce.

Sa réponse fut simple et touchante :

« Avez-vous oublié, disait-elle, que nous nous sommes mariés par sympathie mutuelle, et non sculement par le consentement, mais le désir de nos parents ?

» Ces nœuds devaient durer toujours, le bon Dieu les a approuvés en nous donnant des enfants. Cependant vous avez été faible dans les occasions et, moi, je persévère et je persévérerai encore, persuadée que c’est mon devoir autant que mon bonheur…

» Je me rappellerai toujours que lorsque je mettais au monde François, vous étiez à genoux dans la chambre voisine, priant Dieu pour moi et pour notre enfant. Vous nous aimiez alors, et, si vous cherchiez bien dans votre cœur, vous y trouveriez encore ces deux sentiments, car ils sont ineffaçables selon moi.

» Vous voyez mon âme et mon cœur à découvert, lisez dans les vôtres ; un mot, un seul, J’oublierai tout, je l’attends avec la plus vive impatience.

» Votre très humble et très obéissante servanle.


» ANNA POTOCKA. »


Cette lettre et bien d’autres encore demeurèrent sans effet ; le grand chambellan était irrévocablement décidé. Non seulement il subissait le charme d’Hélène ; mais, comme nous l’avons dit plus haut, la perspective de la fortune immense qu’elle devait posséder plus tard l’affermissait singulièrement dans sa résolution.

  1. Cette Diète est désignée sous le nom de grande Diète ou Diète constituante ; elle dura quatre ans, et proclama l’hérédité du trône, la liberté des cultes, la levée d’une armée permanente, et une nouvelle répartition d’impôts qui s’étendait également sur la noblesse (Voy. Ferrand, Histoire des démembrements de la Pologne).
  2. Le partage de la Pologne n’interrompit point le mouvement intellectuel de cette nation, qui se proposa dès lors pour but de maintenir au moins la langue polonaise, et de conserver intacts les monuments nationaux. L’influence que le prince Czartoriski exerça dans le cabinet de l’empereur Alexandre aida ce mouvement. Il acquit la magnifique bibliothèque du roi Stanislas-Auguste, qui, réunie à la sienne, formait le plus précieux dépôt de l’histoire et de la littérature slaves. Elle fut confisquée par la Russie en 1831.
  3. « Il faudrait, disait le prince de Ligne, empêcher les élégantes de faire le malheur du gouvernement par les intrigues d’amour, de politique et de société, et retenir à la cour des grands seigneurs par une chaîne de plaisirs et de distinction, On conservait ainsi dans le royaume tout l’argent que le plus petit gentilhomme, dès qu’il a coupé sa moustache et quitté son habit long et respectable, se croit obligé de porter à Paris à une fille, un tailleur, un hôtel garni, un perruquier, un tripot et à un commissaire pour frais de police, avec laquelle on a toujours à faire… Malheureusement le roi lui-même donnait l’exemple de l’abandon des anciennes coutumes polonaises et du goût des habitudes françaises.
  4. Voir les Mémoires de Lauzun, dont on ne peut cependant affirmer la complète authenticité.
  5. La sœur aînée du roi, Louise Poniatowska, avait épousé le comte J.-J.-Michel Zamoyski dont elle avait eu une fille, Ursule Zamoyska. Madame Geoffrin écrivait au roi Stanislas, le 25 mars 1776 : « Le monde de Varsovie est plus brillant que jamais ; je vois du moins qu’on s’y marie beaucoup : mademoiselle Ursule Zamoyska, votre nièce, s’y marie avec un comte Potocki, beau-frère d’une comtesse Potocka, qui est ici. »
  6. Comédie en trois actes et en vers de Norat, jouée pour la première fois en 1773 (31 juillet).
  7. Ursule Zamoyska, première femme du comte Potocki.
  8. Le comte Auguste de la Marck, second fils de la duchesse d’Aremberg. Ami de Mirabeau, il joua un rôle intéressant au début de la Révolution.
  9. Les grandes dames polonaises avaient toujours avec elles quelques jeunes filles ou jeunes femmes appartenant à la petite noblesse pauvre. Elles remplissaient les fonctions de dames de compagnie et quelquefois de première femme de chambre.
  10. Tous les billets d’Hélène, dont un grand nombre sont tout à fait insignifiants, ont été classés et conservés par le comte.
  11. Madame Jean Potocka, nièce du comte.
  12. Nous avons retrouvé cette lettre dans les papiers du comte. Hélène la lui avait probablement envoyée avant de se décider à le rejoindre.