Histoire de Belgique/Tome 6/Livre 1/Chapitre 1/5

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Maurice Lamertin (6p. 47-51).
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V

La restauration de l’Ancien Régime fut donc aussi facile que complète. Dans le pays de Liège, où le mouvement révolutionnaire avait été beaucoup plus profond et plus intense que dans les provinces belges, elle s’accompagna de mesures de rigueur. Le prince-évêque de Méan laissa exécuter à Verviers le docteur Chapuis, contre lequel on ne pouvait invoquer d’autres griefs que ses principes républicains. On ne put se résigner à passer l’éponge sur le passé et l’amnistie qui fut proclamée comprenait trop d’exceptions pour ramener le calme dans les esprits.

Mais si Méan suivit à Liège l’exemple de Hoensbroech, dans les provinces belges, au contraire, François II eut la prudence d’agir comme l’avait fait Léopold II en 1790. Il n’entreprit aucune poursuite contre les partisans, même les plus compromis, de la France, et donna pour consigne de couvrir le passé d’un oubli général. D’adroites mesures furent prises pour ramener l’opinion. Au lieu de renvoyer à Bruxelles l’odieuse Marie-Christine, l’empereur désigna comme gouverneur ce même archiduc Charles, auquel les États, pendant l’agonie de la Révolution brabançonne, avaient offert la souveraineté de la Belgique. On lui adjoignit comme ministre plénipotentiaire le comte de Metternich-Winneburg, qui jouissait de la confiance générale. Leur entrée à Bruxelles, le 26 mars, fut un triomphe. Les « capons du rivage » dételèrent le carrosse de l’archiduc et le traînèrent jusqu’au palais.

Mais ce n’était pas l’Autriche que l’on acclamait en sa personne. Depuis Joseph II, trop de rancœur et trop de défiance s’étaient accumulées entre la nation et la dynastie pour que leur réconciliation fût possible. On ne portait la cocarde noire qu’en haine de la cocarde tricolore. En criant « Vive l’Empereur », la foule entendait crier « À bas les Jacobins ». En réalité, elle ne saluait que son affranchissement et, pour contenter les Belges, il eût fallu que le gouvernement de Vienne, après les avoir délivrés de la France, se réduisît au rôle de les protéger contre elle sans se mêler de leurs affaires.

En fuyant devant Dumouriez en 1792, Marie-Christine avait cru habile de promettre le rétablissement intégral de la Joyeuse-Entrée, et cette promesse, faite pour rallier les « statistes » à l’Autriche, se retournait maintenant contre celle-ci. Les États entendaient bien s’en prévaloir pour rentrer en possession de la « souveraineté » à laquelle ils prétendaient et pour reprendre, sous l’autorité nominale de l’empereur, l’autorité effective dont ils s’étaient emparés pendant la révolution brabançonne. Et ils étaient d’autant plus arrogants que les Vonckistes, discrédités par l’adhésion qu’ils avaient apportée tout d’abord au « système français », se trouvaient incapables de leur tenir tête.

Mais comment penser que l’empereur, ayant repris possession de la Belgique, capitulerait devant les États ? Comment eût-il pu leur abandonner l’administration d’un pays qui devait lui servir de base d’opérations dans la guerre contre la France ? Décidé à céder en apparence et prêt à sacrifier son amour-propre dans les questions secondaires, il était fermement résolu à conserver l’essentiel du pouvoir. Il venait de constituer à Vienne, auprès de sa personne, une chancellerie des Pays-Bas, et, en la confiant à Trauttmansdorff, il avait clairement fait paraître qu’elle devait être un instrument de centralisation et d’absolutisme. Il n’en fallait pas plus pour inspirer une insurmontable défiance aux bonnes paroles dont, à Bruxelles, l’archiduc Charles et Metternich se montraient prodigues. Et elle n’était que trop justifiée. Leurs instructions leur prescrivaient de remettre en vigueur les institutions telles qu’elles avaient existé à la fin du règne de Marie-Thérèse. Mais ils devaient s’abstenir de toutes promesses embarrassantes, éviter les discussions et agir avec fermeté[1]. Encore trouvait-on à Vienne qu’ils se montraient beaucoup trop conciliants et taxait-on de faiblesse ce qui n’était chez eux qu’opportunisme[2].

Les États profitèrent naturellement de cette mésintelligence entre Vienne et Bruxelles. De jour en jour, ils se montraient plus intraitables. Ils exigeaient le renvoi des fonctionnaires joséphistes, demandaient le rétablissement des couvents supprimés, faisaient céder le gouvernement dans l’irritante querelle provoquée par la réorganisation du Conseil de Brabant. En vain, Metternich s’efforçait-il, dans des pourparlers confidentiels avec les conservateurs les plus modérés parce qu’ils étaient les plus intelligents, d’établir un modus vivendi tolérable. En présence de l’obstination de réactionnaires obtus ou aigris, il fallut abandonner tout espoir d’améliorer les choses. Ceux-là mêmes qui avouaient la nécessité de réformes, reconnaissaient l’impossibilité de les accomplir[3]. D’autres, exaspérés par les violences anticléricales du régime français, ne voyaient de salut que dans l’Église. L’évêque d’Anvers, Nélis, abjurant son joséphisme, proposait un retour aux pratiques gouvernementales d’Albert et d’Isabelle et voulait introduire un évêque au Conseil d’État. Au milieu de tant de déboires et de résistances, la patience de l’archiduc Charles commençait à se lasser. Dès la fin du mois d’août, il pensait à recourir à la force. On parlait dans son entourage d’arrêter « sans bruit » le comte de Mérode. L’exaspération n’était pas moindre au sein des États et elle s’exprimait sans ménagement. Le comte de Limminghe s’emportait jusqu’à déclarer que « le retour des carmagnoles était préférable aux vexations actuelles »[4]. On disait publiquement que « Sa Majesté n’aime pas ce pays », qu’elle n’a rien oublié et qu’elle le fera bien voir quand elle reviendra victorieuse de la guerre de France[5]. Au lieu de se réjouir des succès remportés par les Autrichiens, on n’y puisait qu’un motif d’inquiétude. Ne voyait-on pas le gouvernement administrer les parties des départements du Nord que ses troupes venaient d’envahir, suivant les principes du despotisme éclairé[6] ? Aussi, loin de s’intéresser à la conduite des opérations militaires, l’opinion comme les autorités montraient-elles à leur égard la mauvaise volonté la plus évidente. Les États refusaient d’aider à la levée de recrues. Ils réclamaient l’organisation d’une armée nationale et rien n’atteste mieux la tension de leurs rapports avec le gouvernement que l’obstination de celui-ci à s’y opposer. Vainement, il faisait appel au sentiment religieux pour fléchir une résistance qui l’exaspérait. Des manifestes montraient aux Belges, en François II, le sauveur de la religion contre les « ennemis communs du genre humain ». Qu’arriverait-il si « les trois couleurs, ce symbole actuel de l’impiété, venaient à reparaître dans nos contrées et à y remplacer le religieux lion »[7] ? La défiance était devenue telle que ces objurgations restaient sans force. Seuls, ou à peu près, des monastères et quelques agents du gouvernement participèrent aux souscriptions ouvertes en faveur des troupes.

François II arriva à Bruxelles le 9 avril 1794 pour assister aux débuts de la nouvelle campagne contre la France. Il s’y fit inaugurer le 23 avril, en plein air, sur la place Royale, comme duc de Brabant et de Limbourg. C’était la première fois, depuis Philippe II, qu’un souverain prenait part en personne à cette cérémonie. On espérait qu’elle galvaniserait l’opinion : elle ne fit qu’attester par sa morne froideur la mort du sentiment dynastique. Les Belges ne voyaient plus qu’un étranger dans le successeur de Joseph II. Ses lettres aux États de Brabant pour leur demander des subsides, pour leur remontrer que les engagements volontaires n’avaient « rien produit » et pour les exhorter à décider la levée d’un homme sur cent, n’eurent aucun effet.

Comment eût-il été possible de les induire à renforcer l’armée autrichienne qui, au point où on en était arrivé, formait le seul obstacle à l’explosion d’une nouvelle révolution brabançonne ?




  1. Bulletin de la Commission Royale d’Histoire, 2e série, t. IX, [1857], p. 250.
  2. Von Zeissberg, Belgien unter der Generalstatthalterschaft Erzherzog Caris, t. I, p. 4 et suiv. (Vienne, 1893).
  3. Voir à ce sujet une curieuse lettre du magistrat de Bruges dans le Bulletin de la Commission Royale d’Histoire, 2e série, t. VIII, [1856], p. 251.
  4. P. Verhaegen, La Belgique sous la domination française, t. I, p. 277.
  5. Bulletin de la Commission Royale d’Histoire, loc. cit., p. 266.
  6. G. Lefebvre, Les paysans du Nord pendant la Révolution française, p. 549 (Lille, 1924).
  7. Adresse aux Flamands. (Gand, 1793.)