Histoire de France (Jules Michelet)/édition 1893/Henri IV/Chapitre 19
CHAPITRE XIX
La noire intrigue de Biron, que le roi ne voulut pas percer jusqu’au fond, n’était qu’un petit accident de la grande conjuration qui minait l’Europe, qui déjà avait accompli la partie la plus cachée de son œuvre souterraine, et qui bientôt procéda à l’exécution patente de cette œuvre, la Guerre de Trente-Ans.
Henri IV était l’obstacle, avec Maurice d’Orange, et secondairement le roi d’Angleterre et d’Écosse, Jacques VI, successeur d’Élisabeth. Mais celui-ci avait donné grand espoir aux catholiques. Il ne tarda guère à faire un traité avec l’Espagne. Pour le roi de France, on comptait en venir à bout. On voyait qu’il était malade, atteint de cette cruelle affaire de Biron. On pensait, non sans vraisemblance, qu’il faiblirait de plus en plus. Les zélés qui déjà avaient réussi à le marier à leur guise avec cette fausse Italienne, d’Espagne et d’Autriche, voulaient pour deuxième point faire rentrer les Jésuites en France et leur faire confesser le roi. Le troisième qu’on devait gagner sur le roi ou après lui, c’était un double mariage d’Espagne, pour espagnoliser la France, la neutraliser, l’hébéter. La France, cette tête de l’Europe, branlant, caduque, imbécile, comme elle fut sous Louis-le-Bègue (Louis XIII), dans ses quinze premières années, on pourrait alors s’attaquer au ventre, je veux dire aux Allemagnes, ces profondes entrailles du monde européen.
Ce n’est pas qu’avant 1600 on n’ait travaillé l’Allemagne, mais c’était en préparant les moyens de la grande guerre, surtout en disciplinant l’armée ecclésiastique. Cette besogne préalable était celle du concile de Trente, la transformation du clergé. Il fallait d’abord que ce corps eût l’unité automatique d’un collège discipliné par la férule et le fouet. L’âme du concile de Trente, Lainez, ce cuistre de génie, bien plus fondateur qu’Ignace, avait mis là son empreinte. Toute la hiérarchie conçue comme une échelle de classes, sixième, cinquième et quatrième, où des écoliers rapporteurs s’espionneraient les uns les autres et se dénonceraient par trimestre.
Cet amortissement du clergé, plus facile que l’on n’eût cru, encouragea à entreprendre une œuvre qui semblait plus hardie : la transformation de la noblesse.
Nous devons à M. Ranke (Papauté, liv. V, § 9) la connaissance d’une pièce inestimable, tirée des manuscrits Barberini. C’est le plan que le nonce Minuccio Minucci propose à la cour de Rome pour le remaniement moral de l’Allemagne. Son principe dominant est celui-ci : C’est de la noblesse qu’il faut s’emparer. Il ne se lie pas au peuple.
Il veut : 1o qu’on traite les enfants nobles mieux que les petits bourgeois, pour attirer la noblesse aux collèges ; 2o qu’on donne les évêchés aux nobles, « qui seuls ont droit d’y arriver ». Point de bénéfices aux bourgeois, qui pourraient devenir savants ; il faut bien quelques savants, mais peu, très peu de savants ; 3o on n’exigera pas de ces nobles prélats qu’ils résident dans leurs évêchés ; ils seront bien plus utiles à la cour et près des princes.
Ce plan tout aristocratique porte sur cette pensée, très juste, que la noblesse, plus qu’aucune autre classe, pouvait être corrompue par les places et par l’argent, par le plaisir, par son besoin absolu de vivre à la cour.
Justement, à cette époque, se formaient autour des princes ces grands centres de vie galante et mondaine, les cours, et de moins en moins la noblesse pouvait vivre chez elle. Dans plusieurs pays, les Jésuites n’eurent besoin que d’une chose ; il suffit que les protestants ne fussent plus admis chez les princes. En Pologne, l’effet fut terrible ; les exclus furent désespérés et se refirent catholiques. En France, il en fut peu à peu de même. Les protestants non chassés furent du moins vus de mauvais œil ; il leur fallut s’éloigner. Dans les châteaux commencèrent les lamentations des femmes, les querelles domestiques. Le jour ne fut qu’un bâillement et la nuit qu’une dispute. Le mari y échappait, tant qu’il pouvait, par la chasse ; mais il y retombait le soir. Hélas ! malheureuse dame, exilée, perdue au désert ! Loin du roi, nouveau dieu du monde, vous ne verrez donc plus que Dieu ! Ce soleil vivant vous avait dorée d’un rayon ; à son aimable chaleur auraient éclos les amours. Or, dans le monde monarchique, les amours font les affaires : le mari eût fait fortune…
La noblesse fut vaincue. Tous les honnêtes gens se firent catholiques. Des collèges magnifiques furent ouverts par les Jésuites à la jeune noblesse ; les enfants des princes eux-mêmes s’y assirent avec les nobles. Ces princes, élèves des Jésuites, Bavarois et Autrichiens, vont être l’épée du parti.
Du jour où la France a faibli en abandonnant l’Italie, Ferdinand d’Autriche exécute chez lui l’opération violente de chasser tous les protestants. Persécution que l’Empereur Rodolphe commence en Hongrie, en Bohême, et généralement dans l’Empire, par la destruction des hauts tribunaux qui maintenaient l’équilibre entre les deux religions.
Tous les princes sont tentés par les domaines protestants, ou ceux même des catholiques. Le pape trouve bon que son favori le Bavarois s’approprie les biens des couvents, et il le charge de corriger et de stimuler les évêques.
L’artère du monde est le Rhin. Bade, Mayence, Cologne et Trèves, les évêchés peu éloignés, Bamberg, Wurtzbourg et Paderborn, avaient chassé les protestants. Mais la grande affaire était Clèves, la porte de la Hollande et de l’Allemagne, ce bas Rhin commun à tous, qui touche aux trois nations.
Dès 1598, l’Espagne s’y était jetée, et elle n’en fut distraite que par le long siège d’Ostende. La Hollande ne sauva pas cette place. Elle s’épuisa en efforts, et chacun prévit le moment où la France serait obligée de se mettre de la partie, de soutenir les Hollandais, ou de les laisser périr, ce qui livrait l’Allemagne, avec l’Allemagne l’Europe. De sorte que l’Espagnol, ruiné, séché jusqu’à l’os, un squelette, une ombre, se fût trouvé le maître à la fin et le vainqueur des vainqueurs.
Donc, on regardait Henri IV, et tout retombait sur lui. Sa tête était au fond l’enjeu du grand combat de l’Europe.
La mort de Biron lui avait causé un terrible ébranlement. L’on se demandait deux choses :
Mourrait-il naturellement ? Ce n’était pas impossible. Dysenterie au moment fatal, en juillet 1602. Mai 1603, seconde crise de rétention d’urine. Dysenterie en septembre, en décembre encore. En janvier et en avril 1604, premières atteintes de goutte.
Mourrait-il moralement, d’inquiétude et de chagrin, de tiraillement intérieur ? La conjuration générale de bêtise et de bigotisme vaincrait-elle cet esprit si vif et si résistant ?
Il semble qu’il fût alors très bas et très affaissé. J’en juge surtout par une chose. Sully ne parvenait pas à lui faire comprendre qu’il n’avait à craindre jamais une alliance du parti protestant avec l’Espagne. Alliance visiblement impossible. L’avènement de l’infante Claire-Eugénie à Bruxelles avait été solennisé par une femme enterrée vive. Le conseil d’Espagne songeait à chasser tous les Morisques. La seule difficulté était que le frère du premier ministre, grand inquisiteur, voulait, non qu’on les expulsât, mais qu’on les passât au fil de l’épée. Or, c’était un million d’hommes !
L’Espagne faisait horreur. Le plus suspect des protestants, le plus intrigant, Bouillon, n’osait traiter avec elle. (De Thou.) Il se fut perdu chez les siens.
Ce qu’il faisait réellement, c’était de calomnier le roi dans l’Europe protestante, jusqu’à dire qu’il méditait avec le pape une seconde Saint-Barthélemy. (Lettres, VI, p. 10.) Il sollicitait le roi d’Angleterre de prendre le protectorat de nos réformés. Cela troublait fort le roi et le rapprochait des catholiques, le faisant même faiblir dans la question des Jésuites.
Moment d’obscurité profonde. Le roi ouvrait les bras à l’ennemi, favorisait, sans le savoir, le grand complot fanatique organisé contre lui-même. Et les protestants se défiaient du roi, qui déjà, dans la Bastille, amassait l’argent, les armes, pour la grande guerre nécessaire au salut des protestants.
On ne pouvait agir de face contre un homme de tant d’esprit, mais on le pouvait de côté par des moyens indirects. L’Espagne trouvait à cela d’admirables facilités ; le conseil, la cour étaient espagnols. Ce n’étaient pas seulement des Villeroy, des Jeannin, qui discouraient en ce sens, mais les gens les plus innocents, des mondains, des étourdis, par exemple : Bassompierre, le galant colonel des Suisses. La reine, au lit même du roi, grondait, pleurait pour l’Espagne, pour l’alliance espagnole, pour le double mariage. Et, si le roi se sauvait chez sa Française Henriette, il y retrouvait l’Espagne ; Henriette voulait s’y réfugier, si le roi venait à mourir. Donc l’Espagne en tout et partout ; on la sentait de tous côtés, on la respirait. Ou, si ce n’était pas elle, c’était la Savoie, plus adroite, une sorte d’Espagne française par où le poison arrivait.
Au moment où de la Savoie, partait un agent secret qui devait travailler les Guises, un Savoyard, très aimable, l’insinuant, le charmant saint François de Sales, venait prêcher devant le roi.
Celui-ci n’était pas Jésuite. Son maître, le P. Possevino, le grand diplomate de l’ordre, avait senti qu’il servirait bien mieux les Jésuites en ne l’étant pas. Leur but alors étant, comme je l’ai dit, de s’approprier la noblesse, il leur fallait des gentilshommes à eux, qui eussent les grâces et l’élégance mondaine. Tel était François de Sales, blond de barbe, de cheveux, d’un sourire d’enfant, avec un charme féminin qui allait surtout aux dames, qui ravit la cour, le roi. Le Crucifié, dans ses mains, perdant toutes ses terreurs, devenu gai et aimable, n’aimant qu’oiselets, fleurettes des champs, avait pris la gentillesse du rusé petit Savoyard.
Ce n’était pas Possevino, un pédant baroque (à en juger par ses livres), qui avait pu faire ce charmant disciple. C’était la cour, c’étaient les femmes, la douce conversation des Philotées et des Chantal. C’était la camaraderie de l’aimable auteur d’Astrée, le sire d’Urfé, ex-amant de Marguerite, réfugié en Savoie, qui, d’après les Espagnols, faisait son roman de bergers.
Le confesseur de madame de Chantal, fort jaloux, dit de saint François : « Ce berger. » Et, en effet, ses sermons, ses petits livres dévots, sont des Astrées spirituelles, des bergeries ecclésiastiques.
Le roi, enchanté de voir une dévotion si gaie, si peu exigeante, en contraste si parfait avec le sombre, la roideur des huguenots, inclina fort de ce côté, et, sous cette séduction, se trouva tout préparé à laisser rentrer en France les maîtres du doux prédicateur.
Au voyage qu’il fit à Metz, en 1603, La Varenne lui présenta les Jésuites de Verdun, qui le prièrent de rétablir un ordre pauvre, disaient-ils, modeste, et surtout point intrigant. Le roi dit avec bonté que, de retour à Paris, il aviserait. Tout solliciteur a besoin de suivre son juge ; ils obtinrent que deux seulement, deux humbles, de tout petits Jésuites, les Pères Ignace et Cotton, suivraient l’affaire, et par conséquent accompagneraient le roi. Il consentit. Cotton s’attacha à lui et ne le quitta plus jamais. Jamais, quand il l’eût voulu, il n’eût pu arracher de lui ce lierre tenace, ce plat, froid, indestructible lichen, qui semblait collé à lui. Il s’en moquait tout le jour, mais ne le traînait pas moins. Controversiste ridicule et prédicateur grotesque, il était admirablement choisi pour un roi rieur. C’était un trait de génie d’avoir mis chez lui pour espion un fourbe sous la figure d’un sot.
Voilà l’humble commencement de cette grande dynastie de confesseurs du roi, qui, sous La Chaise et Le Tellier, finiront par gouverner la France.
Le roi, autour de Metz, fut malade deux fois, coup sur coup, en un même été. En septembre, étant à Rouen, les huîtres normandes lui rendirent son flux de ventre. Il était faible et isolé, la cour ne l’ayant pas suivi. Mais Cotton et La Varenne ne le lâchaient pas. Ils tirèrent de lui le rétablissement des Jésuites.
Sully assure qu’Henri IV lui avoua qu’il ne se décidait à cela que pour sortir des angoisses où le tenait constamment la peur de l’assassinat, « vie misérable et langoureuse… telle qu’il me vaudrait mieux être déjà mort ».
Tels ils furent reçus, tels ils se maintinrent. Et c’est, selon Saint-Simon, la raison même que le plus doux des Jésuites, le P. La Chaise, donnait en mourant à Louis XIV, pour qu’après lui il prît toujours un confesseur jésuite : « Dans toutes les compagnies il y a de mauvais sujets… Un mauvais coup est bientôt fait », etc.
Ce qui ne les aida pas peu, c’est qu’ils persuadèrent au roi que l’Espagne les persécutait, et qu’ils n’avaient que lui de protecteur au monde. Cela le toucha. Il les reçut à bras ouverts, et leur dit ce mot étonnant : « Aimez-moi, car je vous aime. »
Pour rentrer ils s’étaient faits sveltes, minces et bien petits. Il leur suffisait d’une fente. D’abord, point de confession, à moins que les évêques ne les y forçassent. C’était assez que Cotton fût auprès du roi.
Ils étaient hommes de collège, voués tout à fait aux enfants, n’aimant que l’enfance. À La Flèche, ils se chargeaient de leur enseigner le latin, laissant le roi y ajouter tout l’enseignement mondain du siècle, quatre professeurs de latin et quatre de médecine, deux d’anatomie. Les Jésuites n’avaient aucun préjugé. Les bénéfices du collège devaient s’employer à doter chaque année douze pauvres filles, innocentes et vertueuses.
Tout ce que leur reconnaissance, leur tendresse pour le roi, leur faisait demander, exiger de lui, c’était son cœur, qu’ils voulaient voir à jamais dans leur église.
Après sa mort, bien entendu. Et celui des rois et des reines, à jamais, voulant être un ordre essentiellement royaliste.
Accordé. Les gallicans mêmes, des hommes du Parlement (par exemple, le greffier L’Estoile), se radoucirent un peu pour eux, trouvant les sermons de Cotton doux, modestes, modérés, pacifiques et pas trop dévots, enfin d’un homme du monde.
Ce qui toucha fort Paris pour ce pauvre P. Cotton, c’est que, revenant le soir dans le carrosse de La Varenne, il y fut assassiné. Par les huguenots sans doute ? Ce fut le cri général. Mais qu’y auraient-ils gagné ? Cotton mort, on n’aurait pas manqué de Jésuites aussi saints et aussi savants. Quoi qu’il en fût, heureusement le ciel avait veillé sur lui ; l’assassinat se réduisit à une invisible écorchure, que ces méchants huguenots crurent qu’il s’était faite lui-même.