Histoire de France (Jules Michelet)/édition 1893/Henri IV/Chapitre 18
CHAPITRE XVIII
Peu de temps après cette guerre foudroyante de Savoie, qui avertit si bien l’Europe de la résurrection de la France, le roi montrait à Biron une statue où on l’avait fait en dieu Mars et couronné de lauriers. Il lui dit malignement : « Cousin, que pensez-vous que dirait mon frère d’Espagne s’il me voyait de la sorte ? — Lui ! il ne vous craindrait guère ! »
Voilà comme on le traitait. Sa puissance si bien prouvée, sa renommée militaire, tant de vigueur, tant d’esprit, tout cela n’empêchait pas qu’on ne le traitât lestement, sans ménagement, avec une légèreté bien près du mépris. Lui-même il en était cause. Personne n’avait moins de tenue. Sa camaraderie étrange avec Bellegarde, Bassompierre, les jeunes gens qui riaient de lui et qui lui soufflaient ses maîtresses, semblait d’une débonnaireté plus qu’humaine. On le trompait, on s’en moquait, et il n’en faisait pas plus mauvaise mine. Il se faisait lire les libelles, allait voir les farces où on le jouait, et riait plus que personne. Sa première femme, Marguerite, avait illustré sa patience. La seconde, Marie de Médicis, fut maîtresse dès le premier jour, signifiant qu’elle garderait et ses cavaliers servants et sa noire entremetteuse.
L’inconsistance du roi dans la vie privée était excessive, il faut l’avouer.
Pendant que la reine voyageait lentement de Lyon à Paris, il était auprès d’Henriette à Verneuil, où elle le reçut dans son nouveau marquisat. La vive et charmante Française, gagnant par la comparaison avec la grosse sotte Allemande, le ressaisit à ce point que le capucin, agent d’Henriette, fut enfin envoyé à Rome avec la lettre de créance que le roi lui avait donnée. Il devait voir les cardinaux, montrer l’engagement du roi avec elle et tâter si l’on ne pourrait obtenir un second divorce. Ce pauvre homme, qui n’était autorisé que du roi et non des ministres, fut reçu par notre agent, le cardinal d’Ossat, avec mépris, avec haine et sans ménagement. Rome entière fut contre lui ; à grand’peine il put revenir en France. On voulait le retenir dans un couvent de son ordre, le murer jusqu’à la mort dans un in pace d’Italie.
Le roi semble l’avoir oublié. On lui avait fait entendre qu’il ne pouvait renvoyer Marie sans motif spécieux, ni surtout sans rendre la dot. D’ailleurs, elle arrivait grosse. Les ministres étaient pour elle, pour un Dauphin qui allait simplifier la succession, assurer la paix, écarter toute chance de guerre civile. Mais il fallait un Dauphin ; malheur à elle si elle eût eu une fille ! Henriette, qui un mois après eut un fils, l’aurait emporté. Le roi accueillit le Dauphin avec la joie la plus touchante.
Cependant la reine ne faisait nul mystère de son fidèle attachement pour Virginio. Un manuscrit du fonds Béthune (qu’a copié M. Capefigue) nous apprend que, six mois après ses couches, le roi allant au Midi avec elle, elle s’arrêta à Blois, dit qu’elle n’irait pas plus loin, résolue qu’elle était de retourner à Fontainebleau, où Virginio l’attendait. Le roi, perdant patience, eut encore l’idée de la renvoyer. « Cela serait bon, dit Sully, si elle n’avait pas un fils. » Donc on la garda, craignant d’embrouiller la succession si la légitimité de ce fils devenait douteuse. L’Espagne eût saisi cette prise.
Voilà bien des variations ; mais elles ne semblaient pas moindres dans sa conduite publique.
Au moment où son mariage italien faisait croire qu’il tenait fort à se rattacher l’Italie, brusquement il y renonce, en rendant Saluces, et se ferme l’Italie. Le Vénitien Contarini dit que ce traité étrange et inattendu releva l’Espagne (battue à Newport). Le parti espagnol à Rome devint insolent. Ce mariage avec la nièce d’un prince qui avait des enfants, avec une princesse sans droit à la succession de Toscane, n’eut pas même l’effet de nous assurer l’alliance du grand-duc ; il se refit Espagnol.
Par l’abandon de Saluces, l’ancien et primitif asile du protestantisme italien, le roi abdiquait le protectorat des pauvres Vaudois, qui s’étaient offerts à lui de si grand cœur en 1594, et ne décourageait pas moins les Grisons à l’autre extrémité des Alpes. Le gouverneur de Milan, Fuentès, ne tarda pas à les murer dans leurs montagnes (octobre 1603), en bâtissant aux passages qui communiquent en Italie un fort qui lui permettait de les affamer à son gré. Ils s’adressèrent au roi de France, qui leur conseilla de patienter. Il avait, comme on a vu, abandonné Ferrare au pape, malgré les prières de Venise ; et plus tard Venise elle-même, dans sa lutte avec le pape, n’eut d’autre secours de lui que le conseil de s’arranger.
Je veux bien croire que, dès ce temps, il couvait l’intention de frapper l’Espagne et l’Autriche. De bonne heure il y songea ; mais toujours en protestant qu’il ne savait pas s’il serait avec ou contre l’Espagne. (Voy. Bassompierre, 1609). Dissimulation utile qui pourtant eut l’inconvénient de faire croire les Espagnols plus forts qu’ils n’étaient, lui plus faible, de rendre tout le monde incertain, défiant, et d’ôter l’espoir qu’on aurait eu dans la France.
L’Espagne, usée jusqu’aux os et se sentant si peu de force, hasardait les coups de loterie les plus criminels. Tout en tâchant de soutenir la grande guerre en Hollande, elle faisait ailleurs la guerre de bravi et de coupe-jarrets. Philippe III était un pauvre homme, mais ses gens de hardis coquins. Les Fuentès, les d’Ossuna, les Bedmar, avaient repris les moyens du quinzième siècle, poison, meurtre et incendie. On ne tarda pas à les voir conspirer avec des forçats pour prendre, piller, brûler Venise.
Dès 1595 ils avaient visé en France un homme propre au crime, Biron, un brave de peu de cervelle, sot glorieux, que l’on pouvait pousser par l’orgueil et le mécontentement aux plus sinistres tentatives. Notez que cet imbécile, le jouet des intrigants, était un héros populaire. Sa grande vigueur de poignet, sa forte encolure, lui comptaient dans l’esprit des foules autant que ses trente blessures et tous ses grands coups d’épée. Il semble que les bonnes gens aient confondu ce Biron fils avec son illustre père, aussi habile capitaine que le fils fut bon soldat. Du père, du fils, ainsi brouillés, on avait fait une légende : c’était un Achille, un Roland. Le roi, sans lui, n’aurait rien fait. Lui seul avait tout accompli par la force de ses bras et de ses grosses épaules.
L’étranger avait trouvé son affaire pour troubler tout, un mannequin et un drapeau.
Biron était un homme noir, gras, trapu, d’un visage trouble, avec les yeux inquiets (figures de fous qui vont au crime). Sa fortune comme sa personne, trouble, mal rangée. On ne pouvait l’enrichir. Toujours aux expédients. « Si je ne meurs sur l’échafaud, disait-il, je mourrai à l’hôpital. »
Le roi l’avait fait amiral, maréchal, général en chef, duc et pair, gouverneur du gouvernement qu’avait eu le chef de la Ligue, M. de Mayenne, et qu’eurent les seuls princes du sang, la Bourgogne, poste de confiance, contre la Franche-Comté et la Savoie. Mais tout cela n’était rien. Biron se désespérait.
Un danger très grand était dans cet homme. Il avait en lui le divorce et la discorde de la France, deux partis, deux religions. Mais, par cela même, il pouvait être le trait d’union des deux partis. Père catholique, mère protestante. Par celle-ci, il était parent de tout ce qu’il y avait de noblesse périgourdine ; par son père, il était cousin de tous les barons de Gascogne.
Rangez autour tous les traîtres, un d’Épernon, qui tenait la Charente à l’ouest, Metz à l’est, et l’entrée des Allemands. À côté, un autre homme double, M. de Bouillon, fort en Limousin, plus fort au nord, où par mariage il était prince de Sedan. Même le compère du roi, M. de Montmorency, son connétable, son ami personnel, le roi du Languedoc, avait un traité secret avec le duc de Savoie.
Biron, en rapport direct avec Madrid et Milan, où il envoya plusieurs fois, n’avait fait son aveu à Lyon que pour inspirer confiance et se faire donner Bourg-en-Bresse, par où il eût fait entrer le Savoyard et l’Espagnol. Le roi refusa. Et Biron, plus que jamais, renoua ses trames par l’intermédiaire d’un La Fin, qu’on a prétendu l’auteur de toute cette conspiration, commencée bien avant qu’il ne s’en mêlât.
En juillet 1601, le roi, comme toute l’Europe, était attentif au siège d’Ostende. Il était à Calais, sur les murs, écoutant tout le jour la canonnade lointaine qui remplissait le détroit. Élisabeth vint à Douvres, et elle eût bien voulu, dans la peur du triomphe des Espagnols, contracter avec le roi une alliance offensive. Il lui fit passer Sully, qui lui dit la situation. Le sol lui tremblait sous les pieds. Les mécontents se seraient levés derrière lui, s’il se fût engagé aux Pays-Bas. Soit pour les inquiéter et leur rendre Biron suspect, soit par un reste d’amitié et dans l’espoir que l’autorité de la grande Élisabeth le ferait rentrer dans la voie du bon sens et de l’honneur, il le lui envoya comme ambassadeur. La reine le prêcha fort, fit grand éloge du roi, ne blâmant que sa clémence. Enfin, pour plus d’impression, surmontant le grand chagrin qui, dit-on, hâta sa mort, elle lui montra de sa fenêtre un objet lugubre, la tête d’Essex, du jeune homme qu’elle avait aimé, et qui, au bout d’un an, était encore exposée à la Tour : « Son orgueil l’a perdu, dit-elle. Il croyait qu’on ne pourrait se passer de lui. Voilà ce qu’il y a gagné. Si le roi mon frère m’en croit, il fera chez lui ce qu’on a fait à Londres : il coupera la tête à ses traîtres. »
Vaines paroles. Biron, de retour, n’eut pas de repos qu’il ne se perdît. Il reprit ses trames avec la Savoie, mais par un nouvel agent, s’étant brouillé avec La Fin, qui avait pourtant ses papiers. La Fin jasa, le roi le fit venir et en tira tout. Effroyable découverte. Tout le monde semblait compromis, et il ne savait plus à qui se fier. Il avança vers le Midi pour tâter Bouillon, d’Épernon ; mais ils n’étaient pas décidés ; ils vinrent se remettre à lui. Montmorency restait tranquille, et non moins les huguenots. Ils n’avaient garde de traiter avec Biron, au moment où il devenait si bon Espagnol, si bon catholique, s’affichant tout à coup dévot, lui qui ne savait son Pater.
Une délibération secrète eut lieu. Le roi se voyait dans les mains Bouillon, d’Épernon ; Biron seul manquait. Fallait-il arrêter ceux-ci, en attendant l’autre ? Il posa cette question en petit conseil ; quelqu’un voulait qu’on arrêtât les deux qu’on avait. Sully s’y opposa : « Si vous arrêtez ces deux-ci sans preuves, vous effarouchez les vrais coupables, et vous les avertissez. »
Forte et courageuse parole qui sauva la France et trancha le nœud.
Les grands avaient une prise sur le peuple. Un pesant octroi aux portes des villes enchérissait les vivres. Il s’était révolté contre. Le roi punit la révolte, mais il supprima l’octroi.
C’était assurer le dedans. Mais, du dehors, l’étranger ne pouvait-il arriver, être introduit par Biron dans ses places de Bourgogne ? On trompa celui-ci, on le rassura, en lui faisant croire qu’on ne savait que ce qu’il avait avoué. On parvint à le désarmer. Sully le pria d’envoyer ses canons, qui étaient vieux, pour les remplacer par des neufs. Il n’osa les refuser.
Cela fait, le roi éprouva le plus vif besoin de le voir. Il lui envoya Jeannin l’ex-ligueur. La Fin écrivit à Biron. Le roi lui-même écrivit « qu’il ne croyait pas un mot de ce qu’on disait contre lui, qu’il lui remettrait ces accusations mensongères, qu’il l’aimait, l’aimerait toujours » (14 mai 1602).
Cette lettre était-elle perfide ? Je ne le crois pas. Il l’aimait. Mais il voulait s’en assurer, le mettre hors d’état de se perdre, éclaircir tout, le gracier, l’annuler moralement, et avec lui tous les ligués.
Biron ne vint que parce qu’on lui dit que le roi voulait aller à lui tête baissée, l’enlever. Il n’eût pu tenir dans ses places désarmées. Rien ne lui restait à faire que de fuir, ruiné, nu et mendiant. Il eût mieux aimé mourir. Il s’emporta furieusement, jura de poignarder Sully, mais toutefois obéit et se mit en route.
Le duc de Savoie n’était guère moins effrayé que Biron. Fuentès aussi devait être inquiet d’avoir compromis son maître, au moment où le siège d’Ostende absorbait les forces espagnoles. Ils avaient fort à souhaiter que Biron ne les trahît point, qu’il mentît pour eux fort et ferme, soutînt près du roi sa vertu, son innocence immaculée. Tel il se montra en effet, menteur intrépide, et, jusque dans Fontainebleau, l’homme de la Savoie, de l’Espagne, contre l’étreinte du roi son ancien ami.
Ce qui le cuirassait si bien, c’est, d’une part, que le Savoyard gardait en charte privée, pour assurer son silence, un garçon nommé Renazé, qui avait fait tous les messages. D’autre part, La Fin, à l’entrée de Fontainebleau, lui avait soufflé ce mot : « Courage, mon maître, courage, et bon bec !… Ils ne savent rien. »
Beaucoup de gens avaient gagé que Biron ne viendrait point. Le roi même, le 13 juin, se promenant de bonne heure au jardin de Fontainebleau, disait : « Il ne viendra pas. » Et il le voit arriver. Il va à lui, il l’embrasse. « Vous avez bien fait de venir, dit-il, j’allais vous chercher. » Puis il le prend par la main, lui montre ses bâtiments. Seul à seul, enfin, il lui demande s’il n’a rien à dire : « Moi ! dit Biron, je viens seulement pour connaître mes accusateurs et les faire châtier. »
Le roi se croyait en péril, non sans cause, pour la raison que Biron marquait lui-même dans ses conseils au duc de Savoie, à savoir : Que le roi avait mangé la dot de sa femme, qu’il lui fallait du temps et de l’argent pour lever des Suisses, que l’infanterie française du temps de la Ligue avait péri de misère, que la noblesse appelée se réunirait lentement. Et c’était là le nœud même de la question ; le roi de Navarre, le roi gentilhomme, avait disparu ; la noblesse catholique ou protestante regardait ailleurs, pouvait suivre Biron ou Bouillon.
Le roi avait bien Biron, mais il n’avait plus Bouillon. Il n’osait même lui écrire de venir, sentant qu’il désobéirait. Sully lui écrivit en vain (6 juillet). Il resta chez lui. C’était une raison d’hésiter pour frapper Biron, ne pouvant frapper qu’un coup incomplet. Aussi le roi désirait très sincèrement le sauver, Il fit les plus grands efforts, et par lui-même, et par Sully. Le matin encore, au jardin fermé de Fontainebleau (petit jardin et si grand par la terreur des souvenirs), il le serra au plus près, et ne gagna rien. On voyait Biron le suivre avec force gestes, une pantomime hautaine de protestations d’innocence, relevant fièrement la tête et se frappant la poitrine. Même scène encore après dîner.
Alors le roi, perdant espoir, s’enferma avec Sully et la reine, tira le verrou. Nul doute que tous deux n’aient tenu fortement contre Biron : Sully pour la sûreté de l’État, elle pour celle de son fils et la tranquillité de sa régence future.
La Force, beau-frère de Biron, nous apprend deux choses : 1o Que Sully décida la mort ; 2o qu’elle était très juste. La Force écrit ce dernier mot à sa femme dans une lettre confidentielle.
Sans Sully, jamais le roi n’aurait eu la force de faire justice. Et encore, ce soir-là, il décida seulement, comme on croyait que Biron pouvait fuir, qu’il fallait bien le faire arrêter.
On joua jusqu’à minuit. Et, le monde s’étant écoulé, le roi lui parla de nouveau, le pressa au nom de l’ancienne amitié. Il resta sec. Alors Henri rentra dans son cabinet. Puis, saisi d’émotion, il rouvrit la porte, et lui dit d’un ton à fendre le cœur : « Adieu, baron de Biron ! » C’était son nom de jeunesse ; dans cet effort désespéré, le roi crut ramené d’un mot tout le passé, la vie commune des dangers et des souffrances et vingt années de souvenirs.
Et il ajouta encore : « Vous savez ce que j’ai dit. » Suprême appel ! si Biron eût avoué à cet instant, il pouvait sauver sa vie.
Mais non, il sort. À l’antichambre, le capitaine des gardes, Vitry, mit la main sur son épée, la lui demanda : « Tu railles ! — Non, monsieur, le roi le veut. — Ha ! mon épée, s’écria-t-il, l’épée qui a fait tant de bons services ! »
Le roi fit partir Sully pour préparer la Bastille et avertir le Parlement. Biron et le comte d’Auvergne, son complice, y furent menés le 15 juin.
Le roi même, le 15 au soir, vint à Paris et entra par la porte Saint-Marceau. Il y trouva une grande foule de peuple accouru pour le voir, pour s’assurer de sa vie, ce cher gage de la paix publique. Tous se félicitaient de la découverte du complot et le couvraient d’acclamations. (De Thou, liv. CXXVIII.)
M. Capefigue avance, sans preuves, que Paris était désolé. Chose vraisemblable, en effet, qu’on déplorât l’avortement d’un complot qui eût ramené le bel âge de la Ligue, les douceurs du fameux siège, du temps où un rat crevé se vendait vingt-quatre livres, où les mères mangeaient les enfants !
Les acclamations dont parle De Thou disaient, au contraire, que le peuple avait horreur de revoir la guerre civile, la royauté des soldats, et qu’il savait bon gré au roi de les réprimer vigoureusement. Sa justice, rarement indulgente pour les brigandages des nobles, était populaire. En ce moment, le Parlement, presque en même temps que Biron, recevait le petit Fontenelles (des Beaumanoir de Bretagne) et parent d’un maréchal. Ce garçon, d’environ vingt ans, avait fait déjà mourir dans les tortures des milliers de paysans. Par récréation, l’hiver, il ouvrait des femmes vivantes pour chauffer ses pieds dans leurs entrailles. Il fut, malgré tous ses parents, pris, jugé et rompu en Grève, au milieu de la joie du peuple, qui en bénissait le roi.
Les grands ne le bénissaient guère. Loin de là, pas un des pairs ne voulut siéger au procès de Biron. Tous alléguèrent des prétextes.
C’était une raison plus forte de pousser la chose. Quand les parents de Biron, tous considérables, vinrent trouver le roi, tout près de Paris, à Saint-Maur, où il restait pour surveiller l’affaire, il leur parla avec douceur, mais s’enveloppa de justice, de nécessité.
L’Espagne, mise au courant de tout par un commis de Villeroy (qu’on saisit plus tard), pouvait travailler les juges, le public, l’accusé même. Et, en effet, celui-ci trouva à point, dans la Bastille, un minime scrupuleux qui lui dit qu’il ne pouvait pas révéler à la justice ce qu’il avait promis de taire, c’est-à-dire qu’il devait couvrir la Savoie, l’Espagne d’une parfaite discrétion.
Pour émouvoir le public, on répandit une lettre que Biron était censé écrire au roi pour rappeler ses services, faire ressortir l’ingratitude, soulever la pitié et l’indignation.
Le procès n’était que trop clair. De Thou nous a conservé en substance, mais avec détail, les quatre feuilles écrites de sa main, qui furent la pièce principale. Elles témoignent que, faible et crédule pour les prédictions politiques dont les charlatans le leurraient, il n’en est pas moins fort net, lucide, exact et clairvoyant pour les affaires militaires. Les directions qu’il donna au duc de Savoie ne sont pas de ces choses qu’on imaginerait d’avance pour des cas hypothétiques (comme il prétendit le faire croire), mais des indications précises pour telle situation, tel cas. Il renseigne très bien l’ennemi sur les forces actuelles du roi, spécifiant les chiffres avec soin, et d’un jour à l’autre. Il donne des conseils positifs sur un poste qu’il faut occuper, une attaque qu’il faut essayer. De tels avis, qui purent être à l’instant traduits en boulets, ce ne sont pas, comme il le dit, des paroles et des pensées, ce sont des actes meurtriers, des massacres de Français et l’assassinat de la France.
On assura, sans le prouver, qu’il avait averti tel fort savoyard pour que, le roi venant sous les murs, on tirât sur lui. Ce qui est sûr et avoué de lui, c’est qu’il le tuait d’intention, par ces opérations magiques où l’on croyait faire périr l’homme en détruisant son effigie. Il convient qu’avec La Fère il faisait des poupées de cire, auxquelles on disait la formule : « Roi impie, tu périras. Et, la cire fondant, tu fondras. »
Il n’y avait qu’une circonstance atténuante, c’est qu’il avait écrit, huit mois avant son arrestation, lorsque le Dauphin naquit en septembre 1601 : « Dieu a donné un fils au roi ; oublions nos visions. » — Ce mot était-il sérieux, on avait sujet d’en douter, parce qu’il l’écrivait à La Fin, qu’il suspectait, et sans doute voulait tromper, tandis qu’il continuait de traiter avec l’ennemi par son nouveau confident, le baron de Luz, et par deux autres encore.
Les juges firent une chose agréable aux hautes puissances étrangères qui étaient aussi en cause. Ils la firent, il est vrai, par la volonté expresse du roi. Ce fut de ne rappeler que des faits anciens, et d’ignorer parfaitement les choses récentes. Le roi ne voulait pas trop approfondir contre l’Espagne et la Savoie.
Biron fut saisi d’un grand trouble quand on lui présenta les pièces qu’il croyait brûlées, quand il vit devant ses yeux son messager Renazé, qu’il croyait enfoui dans un château de Savoie. Il pâlit, dit les pièces fausses, controuvées, puis les avoua, mais soutint que c’étaient de simples pensées qu’il écrivait pour La Fin. Du reste, s’il y avait du mal, le roi lui avait pardonné à Lyon.
Nombre de parlementaires (de la Ligue) auraient accepté cela. Mais ils étaient sous les yeux du vrai Parlement français, qui avait siégé à Tours.
Le Parlement avait à faire ce que hasarda Richelieu, ce que fit la Convention : se compromettre sans retour et braver les futures vengeances des rois étrangers, et des grands, et des parents de Biron, de ses cent cousins de Gascogne, d’un monde de gens d’épée brutal et féroce. Tellement que, peu de temps après, le révélateur La Fin marchant dans Paris, en plein midi, au milieu des gardes qui le protégeaient, vingt sacripants tombèrent sur lui, et s’en allèrent au galop, sans qu’on les ait arrêtés.
Ces vengeances, faciles à prévoir, faisaient songer les robes longues. Le chancelier saignait du nez et feignait d’être embarrassé de l’absence des pairs. Cela le 21 juillet, au dernier moment. Le roi se montra immuable, soit que Sully le soutînt, soit que sa grande amie Élisabeth (une lettre de notre ambassadeur le prouve) l’exhortât à ne pas lâcher. La vieille reine était une haute autorité, un docteur en conspirations, en ayant eu tant contre elle et tant suscité ailleurs, récemment encore ayant frappé d’Essex, c’est-à-dire son propre cœur.
Donc le roi fut fort aussi. Il écrivit à son blême chancelier que l’on devait passer outre. (22 juillet 1602.)
Le chancelier, ainsi mis en demeure de ne pas s’égarer, empêcha les autres de chercher quelque échappatoire. Il les tint dans la voie étroite de justice et de vérité. Il demanda si à Lyon l’accusé avait confié au roi tous ses arrangements avec la Savoie. — Non. — Alors le roi n’a pu pardonner ce qu’il ignorait. (Mém. de La Force.)
Ce mot conduisit Biron à la mort.
Le Parlement fut dès lors unanime (127 voix).
Dans tout le procès, le roi avait eu une crainte secrète, c’était qu’on n’enlevât Biron, que l’agitateur de la Ligue, l’Espagnol, l’ami des moines, le distributeur des soupes en plein vent, n’essayât d’agir sur le peuple. Il resta, non à Paris, mais à Saint-Maur ou Saint-Germain, prêt à monter à cheval et le pied dans l’étrier. Il écrivait à Sully qu’il prît garde à lui, qu’on pensait, pendant qu’il ne s’occupait que du prisonnier, à l’enlever, lui Sully, le mener en Franche-Comté. Il eût répondu pour Biron.
La vie de celui-ci, au reste, importait moins aux étrangers que son silence. Et ce silence fut maintenu jusqu’au bout. Biron le dit le dernier jour : « Il ne saura pas mon secret. » Comment obtint-on cette persévérance ? Par ce moine dont j’ai parlé. Puis il ne croyait pas sérieusement à sa mort, imaginant toujours qu’il serait sauvé ou par un coup de l’Espagne ou par la faiblesse du roi, qui finirait par avoir peur.
Il ne croyait pas même que le Parlement aurait le courage de le condamner. Dans sa prison, il amusait ses gardes à leur raconter l’audience et à contrefaire ses juges.
Il ne fut pas peu étonné, le 31 juillet, de voir le chancelier, le greffier, une grande suite, arriver à la Bastille en cérémonie. On le trouva occupé d’astrologie judiciaire, de comparer quatre almanachs, d’étudier la lune, les jours et les signes célestes, pour y pénétrer l’avenir. Il n’y avait plus d’avenir. Le chancelier lui demanda de rendre l’ordre du roi, la croix du Saint-Esprit, et l’engagea à faire preuve de son grand courage. Puis on lui lut son arrêt, et l’adoucissement qu’y mettait le roi, de rendre ses biens à ses parents et de ne pas le faire exécuter en Grève.
Ce coup venait de frapper, non un homme faible, malade, amorti par la prison, mais dans sa force, en pleine vie. La répugnance de la nature se montra aussi en plein ; il laissa voir une furieuse volonté de vivre. D’abord, des cris contre le roi, si ingrat, qui laissait vivre d’Épernon, cent fois traître, et qui lui, Biron, innocent, le faisait mourir… Car il se disait innocent, soit que ses moines espagnols le lui eussent persuadé, soit que, dans les idées d’alors et l’habitude des révoltes, ce ne fût que peccadille.
Puis il retomba sur le chancelier, avec des risées terribles, bouffonnant sur sa figure, l’appelant grand nez, idole sans cœur, figure de plâtre. Il se promenait en long et en large, le visage horriblement bouleversé, affreux, répétant toujours : « Ha ! minime ! minime ! » (Non, non, encore non !)
On lui dit doucement : « Monsieur, pensez à votre conscience. »
« C’est fait », dit-il. Et, sans s’en mettre autrement en peine, il se jeta dans un torrent de discours sur ses affaires, ses biens, ses dettes ; on lui devait ceci, cela ; il laissait une fille grosse, à qui il faisait tel don… Une mer de paroles vagues qui n’auraient jamais fini. On l’avertit, il revint un peu à lui, et dicta son testament, clair et ferme.
Il avait demandé Sully pour le faire intercéder. Sully fit dire qu’il n’osait.
Il était quatre heures, et Biron passait le temps aux choses de ce monde, sans souci de l’éternité. On le mena à la chapelle, et, sa prière faite, il sortit. À la porte, un homme inconnu paraissait l’attendre : « Qui est celui-ci ? » — Modestement, l’homme avoua qu’il était le bourreau. « Va-t’en, va-t’en ! dit Biron. Ne me touche pas qu’il ne soit temps !… Si tu approches, je t’étrangle ! » Il jura aussi qu’on ne le lierait point, qu’il n’irait pas comme un voleur. Aux soldats qui gardaient la porte : « Mes amis, pour m’obliger, cassez-moi la tête d’un coup de mousquet. »
Inutile de dire que les prêtres du roi n’en tirèrent rien, pas un mot d’Espagne ou de Savoie, nulle confession de sa faute. Il suivit le mot des Jésuites, dont on a parlé ailleurs : « Défense de rien révéler à la mort, sous peine de damnation. »
À tous il disait : « Messieurs, vous voyez un homme que le roi fait mourir parce qu’il est bon catholique. » — Et, comme on lui rappelait sa mère : « Ne m’en parlez pas, elle est hérétique. » (Lettres du roi, des 2 et 7 août.)
Il mourut ainsi, en pleine fureur, en pleine vengeance, continuant d’intention son complot, et, de l’échafaud, autant qu’il était en lui, attachant d’avance au roi la furie de Ravaillac.
Sur les planches, il chicana fort, voulant d’abord être debout. On lui dit que ce n’était pas l’usage. Puis il se fâcha de voir dans cette cour une soixantaine d’assistants : « Que font là ces marauds, ces gueux ? Qui les a mis là ? » Il ne voulut pas du mouchoir, prit le sien, qui était trop court, reprit l’autre. Trois fois il se débanda les yeux. « Tu m’irrites ! dit-il au bourreau. Prends garde ! je pourrais étrangler moitié de ceux qui sont ici. » Ils n’étaient pas très rassurés, voyant cet homme non lié si fort et si furieux ; plusieurs regardaient vers la porte.
Le bourreau, vers cinq heures, pensant ne finir jamais, lui dit : « Monsieur, auparavant, ne faut-il pas que vous disiez votre In manus tuas, Domine ? » Biron se remit, et l’homme, profitant de ce moment et prenant l’épée des mains du valet, par un vrai miracle de force et d’adresse lui trancha au vol son cou gras ; la tête s’en alla bondissant au pied de l’échafaud.
On voulait le mettre aux Célestins, à côté des vieux Valois. Mais ces moines furent politiques ; on vit déjà l’effet du coup ; ils refusèrent. Et on le mit à Saint-Paul, paroisse de la Bastille.
Pendant ce temps-là, une foule énorme se morfondait à la Grève, où on l’attendait. Des fenêtres y étaient louées jusqu’à dix écus.
La foule des amis de l’Espagne, cagots, bigots, ligueurs, jésuites, et aussi des gens de haut vol qui voulaient braver le roi, allaient jeter de l’eau bénite, faire dire des messes à son tombeau.
Le roi, après l’exécution, était si défait, dit l’ambassadeur d’Espagne, qu’on l’eût cru l’exécuté. Huit jours après, il fut pris d’un violent flux de ventre qui le tint quelque temps très faible.
Il n’en eut pas moins conscience d’avoir fait justice. En conversation, il disait souvent et comme un proverbe : « Aussi vrai que Biron fut traître. »
Il fut très reconnaissant pour l’homme inflexible qui l’avait soutenu dans cette rude circonstance ; il alla voir Sully, lui dit : « D’aujourd’hui, je n’aime que vous. »
Grand témoignage et mérité. L’un et l’autre, en ce coup sévère qui servit tellement la France, et qui lui donna huit ans de repos, méritèrent d’elle ce jour-là autant qu’aux jours d’Arques et d’Ivry.