Histoire de France (Jules Michelet)/édition 1893/Moyen Âge/Livre 2/Chapitre 1

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LIVRE II

LES ALLEMANDS.


CHAPITRE PREMIER

Monde germanique. — Invasion. — Mérovingiens.


Derrière la vieille Europe celtique, ibérienne et romaine, dessinée si sévèrement dans ses péninsules et ses îles, s’étendait un autre monde tout autrement vaste et vague. Ce monde du Nord, germanique et slave, mal déterminé par la nature, l’a été par les révolutions politiques. Néanmoins ce caractère d’indécision est toujours frappant dans la Russie, la Pologne, l’Allemagne même. La frontière de la langue, de la population allemande, flotte vers nous dans la Lorraine, dans la Belgique. À l’orient, la frontière slave de l’Allemagne a été sur l’Elbe, puis sur l’Oder, et indécise comme l’Oder, ce fleuve capricieux qui change si volontiers ses rivages. Par la Prusse, par la Silésie, allemandes et slaves à la fois, l’Allemagne plonge vers la Pologne, vers la Russie, c’est-à-dire vers l’infini barbare. Du côté du Nord, la mer est à peine une barrière plus précise ; les sables de la Poméranie continuent le fond de la Baltique ; là gisent sous les eaux, des villes, des villages, comme ceux que la mer engloutit en Hollande. Ce dernier pays n’est qu’un champ de bataille pour les deux éléments.

Terre indécise, races flottantes. Telles du moins nous les représente Tacite dans sa Germania. Des marais, des forêts, plus ou moins étendues, selon qu’elles s’éclaircissent et reculent devant l’homme, puis s’épaississant dans les lieux qu’il abandonne ; habitations dispersées, cultures peu étendues, et transportées chaque année sur une terre nouvelle. Entre les forêts, des marches, vastes clairières, terres vagues et communes, passage des migrations, théâtre des premiers essais de la culture, où se groupent capricieusement quelques cabanes. « Leurs demeures, dit Tacite, ne sont pas rapprochées ; ici, ils s’arrêtent près d’une source, là près d’un bouquet d’arbres. » Limiter, déterminer la marche, c’est la grande affaire des prud’hommes forestiers. Les limitations ne sont pas bien précises. « Jusqu’où, disent-ils, le laboureur peut-il étendre la culture dans la marche ? aussi loin qu’il peut jeter son marteau. » Le marteau de Thor est le signe de la propriété, l’instrument de cette conquête pacifique sur la nature.

Il ne faudrait pourtant pas inférer de cette culture mobile, de ces mutations de demeures, que ces populations aient été nomades. Nous ne remarquons pas en elles cet esprit d’aventures qui a promené les Celtes antiques, les Tartares modernes, à travers l’Europe et l’Asie.

Les premières migrations germaniques sont généralement rapportées à des causes précises. L’invasion de l’Océan décida les Cimbres à fuir vers le Midi, entraînant avec eux tant de peuples. La guerre et la faim, le besoin d’une terre plus fertile, poussaient souvent les tribus les unes sur les autres, comme on le voit dans Tacite. Mais lorsqu’elles ont trouvé un sol fertile et défendu par la nature, elles s’y sont tenues : témoin les Frisons, qui, depuis tant de siècles, restent fidèles à la terre de leurs aïeux, aussi bien qu’à leurs usages.

Les mœurs des premiers habitants de la Germanie n’étaient pas autres, ce semble, que celles de tant de nations barbares, de quelques vives couleurs qu’il ait plu à Tacite de les parer : l’hospitalité, la vengeance implacable, l’amour effréné du jeu et des boissons fermentées, la culture abandonnée aux femmes ; tant d’autres traits, attribués aux Germains comme leur étant propres, par des écrivains qui ne connaissaient guère d’autres barbares. Toutefois, il ne faudrait pas les confondre avec les pasteurs tartares, ou les chasseurs de l’Amérique. Les peuplades de la Germanie, plus rapprochées de la vie agricole, moins dispersées et sur des espaces moins vastes, se présentent à nous avec des traits moins rudes ; elles semblent moins sauvages que barbares, moins féroces que grossières.

À l’époque où Tacite prend la Germanie, les Cimbres et Teutons (Ingævons, Istævons) pâlissent et s’effacent à l’occident ; les Goths et les Lombards commencent à poindre vers l’orient ; l’avant-garde saxonne, les Angli, sont à peine nommés ; la confédération francique n’est pas formée encore ; c’est le règne des Suèves (Hermions)[1]. Quoique diverses religions locales aient pu exister chez plusieurs tribus, tout porte à croire que le culte dominant était celui des éléments, celui des arbres et des fontaines. Tous les ans, la déesse Hertha (erd, la terre) sortait, sur un char voilé, du mystérieux bocage où elle avait son sanctuaire, dans une île de l’Océan du Nord[2].

Par-dessus ces races et ces religions, sur cette première Allemagne, pâle, vague, indécise, monde enfant, encore engagé dans l’adoration de la nature, vint se poser une Allemagne nouvelle, comme nous avons vu la Gaule druidique établie dans la Gaule gallique par l’invasion des Kymry. Les tribus suéviques reçurent une civilisation plus haute, un mouvement plus hardi, plus héroïque, par l’invasion des adorateurs d’Odin, des Goths (Jutes, Gépides, Lombards, Burgondes) et des Saxons[3]. Quoique le système odinique fût loin sans doute d’avoir encore les développements qu’il prit plus tard, et surtout dans l’Islande, il apportait dès lors les éléments d’une vie plus noble, d’une moralité plus profonde. Il promettait l’immortalité aux braves, un paradis, un Walhalla, où ils pourraient tout le jour se tailler en pièces, et s’asseoir ensuite au banquet du soir. Sur la terre, il leur parlait d’une ville sainte, d’une cité des Ases, Asgard, lieu de bonheur et de sainteté, patrie sacrée d’où les races germaniques avaient été chassées jadis, et qu’elles devaient chercher dans leurs courses par le monde[4]. Cette croyance put exercer quelque influence sur les migrations barbares ; peut-être la recherche de la ville sainte n’y fut-elle pas étrangère, comme une autre ville sainte fut plus tard le but des croisades.

Entre les tribus odiniques, nous remarquons une différence essentielle. Chez les Goths, Lombards et Burgondes, prévalait l’autorité des chefs militaires qui les menaient au combat, celle des Amali, des Balti[5]. L’esprit de la bande guerrière, du comitatus, aperçu déjà par Tacite dans les premiers Germains, était tout-puissant chez ces peuples. « Le rôle de compagnon n’a rien dont on rougisse. Il a ses rangs, ses degrés, le prince en décide. Entre les compagnons, c’est à qui sera le premier auprès du prince ; entre les princes, c’est à qui aura le plus de compagnons et les plus ardents. C’est la dignité, c’est la puissance d’être toujours entouré d’une bande d’élite ; c’est un ornement dans la paix, un rempart dans la guerre. Celui qui se distingue par le nombre et la bravoure des siens, devient glorieux et renommé, non seulement dans sa patrie, mais encore dans les cités voisines. On le recherche par des ambassades ; on lui envoie des présents ; souvent son nom seul fait le succès d’une guerre. Sur le champ de bataille, il est honteux au prince d’être surpassé en courage ; il est honteux à la bande de ne pas égaler le courage de son prince. À jamais infâme celui qui lui survit, qui revient sans lui du combat. Le défendre, le couvrir de son corps, rapporter à sa gloire ce qu’on fait soi-même de beau, voilà leur premier serment. Les princes combattent pour la victoire, les compagnons pour le prince. Si la cité qui les vit naître languit dans l’oisiveté d’une longue paix, ces chefs de la jeunesse vont chercher la guerre chez quelque peuple étranger ; tant cette nation hait le repos ! D’ailleurs, on s’illustre plus facilement dans les hasards, et l’on a besoin du règne de la force et des armes pour entretenir de nombreux compagnons. C’est au prince qu’ils demandent ce cheval de bataille, cette victorieuse et sanglante framée. Sa table, abondante et grossière, voilà la solde. La guerre y fournit, et le pillage[6]. »

Ce principe d’attachement à un chef, ce dévouement personnel, cette religion de l’homme envers l’homme, qui plus tard devint le principe de l’organisation féodale, ne paraît pas de bonne heure chez l’autre branche des tribus odiniques. Les Saxons semblent ignorer d’abord cette hiérarchie de la bande guerrière dont parle Tacite. Tous égaux sous les dieux, sous les Ases, enfants des dieux, ils n’obéissent à leurs chefs qu’autant que ceux-ci parlent au nom du ciel. Le nom de Saxons lui-même est peut-être identique à celui d’Ases[7]. Répartis en trois peuplades et douze tribus, ils repoussèrent longtemps toute autre division. Quand les Lombards envahirent l’Italie, la plupart des Saxons refusèrent de les suivre, ne voulant pas s’assujettir à la division militaire des dizaines et centaines que leurs alliés admettaient. Ce ne fut que bien tard, quand les Saxons, pressés entre les Francs et les Slaves, se mirent à courir l’Océan et se jetèrent sur l’Angleterre, que les chefs militaires prévalurent, et que la division des hundreds s’introduisit chez eux. Quelques-uns veulent qu’elle n’ait commencé qu’avec Alfred.

Il semble que les populations saxonnes, une fois établies au nord de l’Allemagne, aient longtemps préféré la vie sédentaire. Les Goths ou Jutes, au contraire, se livrèrent aux migrations lointaines. Nous les voyons dans la Scandinavie, dans le Danemark, et presque en même temps sur le Danube et sur la Baltique. Ces courses immenses ne purent avoir lieu qu’autant que la population tout entière devint une bande, et que le comitatus, le compagnonnage guerrier, s’y organisa sous des chefs héréditaires. La pression que ces peuples exercèrent sur toutes les tribus germaniques, obligea celles-ci à se mettre en mouvement, soit pour faire place aux nouveaux venus, soit pour les suivre dans leurs courses. Les plus jeunes et les plus hardis prirent parti sous des chefs, et commencèrent une vie de guerres et d’aventures. Ceci est encore un trait commun à tous les peuples barbares. Dans la Lusitanie, dans la vieille Italie, les jeunes gens étaient envoyés aux montagnes. L’exil d’une partie de la population était consacré, régularisé chez les tribus sabelliennes, sous le nom de ver sacrum[8]. Ces bannis, ou bandits (banditi), lancés de la patrie dans le monde, et de la loi dans la guerre (outlaws), ces loups (wargr), comme on les appelait dans le Nord[9], forment la partie aventureuse et poétique de toutes les nations anciennes.

La forme jeune et héroïque sous laquelle la race germanique apparut accidentellement au vieux monde latin, on l’a prise pour le génie invariable de cette race. Des historiens ont dit que les Germains avaient importé en ce monde l’esprit d’indépendance, le génie de la libre personnalité. Resterait pourtant à examiner si toutes les races, dans des circonstances semblables, n’ont pas présenté les mêmes caractères. Derniers venus des barbares, les Germains n’auraient-ils pas prêté leur nom au génie barbare de tous les âges ? Ne pourrait-on même pas dire que leurs succès contre l’Empire tinrent à la facilité avec laquelle ils s’aggloméraient en grands corps militaires, à leur attachement héréditaire pour les familles des chefs qui les conduisaient ; en un mot, au dévouement personnel, et à la disciplinabilité, qui, dans tous les siècles, ont caractérisé l’Allemagne, de sorte que ce qu’on a présenté comme prouvant l’indomptable génie, la forte individualité des guerriers germains, marquerait au contraire l’esprit éminemment social, docile, flexible de la race germanique[10] ?

Cette mâle et juvénile allégresse de l’homme qui se sent fort et libre dans un monde qu’il s’approprie en espérance, dans les forêts dont il ne sait pas les bornes, sur une mer qui le porte à des rivages inconnus, cet élan du cheval indompté sur les steppes et les pampas, elle est sans doute dans Alaric, quand il jure qu’une force inconnue l’entraîne aux portes de Rome ; elle est dans le pirate danois qui chevauche orgueilleusement l’Océan ; elle est sous la feuillée où Robin Hood aiguise sa bonne flèche contre le shériff. Mais ne la trouvez-vous pas tout autant dans le guérillas de Galice, le D. Luis de Calderon, l’ennemi de la loi ? Est-elle moindre dans ces joyeux Gaulois qui suivirent César sous le signe de l’alouette, qui s’en allaient en chantant prendre Rome, Delphes ou Jérusalem ? Ce génie de la personnalité libre, de l’orgueil effréné du moi, n’est-il pas éminent dans la philosophie celtique, dans Pélage, Abailard et Descartes, tandis que le mysticisme et l’idéalisme ont fait le caractère presque invariable de la philosophie et de la théologie allemandes[11] ?

Du jour où, selon la belle formule germanique, le wargus a jeté la poussière sur tous ses parents, et lancé l’herbe par-dessus son épaule, où s’appuyant sur son bâton, il a sauté la petite enceinte de son champ, alors, qu’il laisse aller la plume au vent[12], qu’il délibère, comme Attila, s’il attaquera l’Empire d’Orient ou celui d’Occident[13] : à lui l’espoir, à lui le monde !

C’est de cet état d’immense poésie que sortit l’idéal germanique, le Sigurd scandinave, le Siegfried ou le Dietrich von Bern de l’Allemagne. Dans cette figure colossale est réuni ce que la Grèce a divisé, la force héroïque et l’instinct voyageur, Achille et Ulysse : Siegfried parcourut bien des contrées par la force de son bras[14]. Mais ici l’homme rusé, tant loué des Grecs, est maudit dans le perfide Hagen, meurtrier de Siegfried, Hagen à la face pâle et qui n’a qu’un œil, dans le nain monstrueux qui a fouillé les entrailles de la terre, qui sait tout, et qui ne veut que le mal. La conquête du Nord, c’est Sigurd ; celle du Midi, c’est Dietrich von Bern (Théodoric de Vérone ?). La silencieuse ville de Ravenne garde, à côté du tombeau de Dante, le tombeau de Théodoric, immense rotonde dont le dôme d’une seule pierre semble avoir été posé là par la main des géants. Voilà peut-être le seul monument gothique qui reste au monde aujourd’hui. Il n’a rien dans sa masse qui fasse penser à cette hardie et légère architecture qu’on appelle gothique, et qui n’exprime en effet que l’élan mystique du christianisme au moyen âge. Il faudrait plutôt le comparer aux pesantes constructions pélasgiques des tombeaux de l’Étrurie et de l’Argolide[15].

Les courses aventureuses des Germains à travers l’Empire, et leur vie mercenaire à la solde des Romains, les armèrent plus d’une fois les uns contre les autres. Le Vandale Stilicon défit à Florence ses compatriotes dans la grande armée barbare de Rhodogast. Le Scythe Aétius défit les Scythes dans les campagnes de Châlons ; les Francs y combattirent pour et contre Attila. Qui entraîne les tribus germaniques dans ces guerres parricides ? C’est cette fatalité terrible dont parlent l’Edda et les Niebelungen. C’est l’or que Sigurd enlève au dragon Fafnir, et qui doit le perdre lui-même ; cet or fatal qui passe à ses meurtriers, pour les faire périr au banquet de l’avare Attila.

L’or et la femme, voilà l’objet des guerres, le but des courses héroïques. But héroïque, comme l’effort ; l’amour ici n’a rien d’amollissant ; la grâce de la femme, c’est sa force, sa taille colossale. Élevée par un homme, par un guerrier (admirable froideur du sang germanique[16] !), la vierge manie les armes. Il faut, pour venir à bout de Brunhild, que Siegfried ait lancé le javelot contre elle ; il faut que, dans la lutte amoureuse, elle ait de ses fortes mains fait jaillir le sang des doigts du héros… La femme, dans la Germanie primitive, était encore courbée sur la terre qu’elle cultivait[17] ; elle grandit dans la vie guerrière ; elle devient la compagne des dangers de l’homme, unie à son destin dans la vie, dans la mort (sic vivendum, sic pereundum. Tacit.). Elle ne s’éloigne pas du champ de bataille, elle l’envisage, elle y préside, elle devient la fée des combats, la walkyrie charmante et terrible, qui cueille, comme une fleur, l’âme du guerrier expirant. Elle le cherche sur la plaine funèbre, comme Edith au col de cygne cherchait Harold après la bataille d’Hastings, ou cette courageuse Anglaise qui, pour retrouver son jeune époux, retourna tous les morts de Waterloo.


On sait l’occasion de la première migration des barbares dans l’Empire. Jusqu’en 375, il n’y avait eu que des incursions, des invasions partielles. A cette époque les Goths, fatigués des courses de la cavalerie hunnique qui rendait toute culture impossible, obtinrent de passer le Danube, comme soldats de l’Empire, qu’ils voulaient défendre et cultiver. Convertis au christianisme, ils étaient déjà un peu adoucis par le commerce des Romains. L’avidité des agents impériaux les ayant jetés dans la famine et le désespoir, ils ravagèrent les provinces entre la mer Noire et l’Adriatique ; mais dans ces courses même ils s’humanisèrent encore, et par les jouissances du luxe et par leur mélange avec les familles des vaincus. Achetés à tout prix par Théodose, ils lui gagnèrent deux fois l’Empire d’Occident. Les Francs avaient d’abord prévalu dans cet empire, comme les Goths dans l’autre. Leurs chefs, Mellobaud sous Gratien, Arbogast sous Valentinien II, puis sous le rhéteur Eugène qu’il revêtit de la pourpre, furent effectivement empereurs[18].

Dans cet affaissement de l’empire d’Occident, qui se livrait lui-même aux barbares, les vieilles populations celtiques, les indigènes de la Gaule et de la Bretagne se relevèrent et se donnèrent des chefs. Maxime, Espagnol comme Théodose, fut élevé à l’Empire par les légions de Bretagne (an 383). Il passa à Saint-Malo avec une multitude d’insulaires, et défit les troupes de Gratien. Celui-ci et son Franc Mellobaud furent mis à mort. Les auxiliaires Bretons furent établis dans notre Armorique sous leur conan ou chef Mériadec, ou plutôt Murdoch, qu’on désigne comme premier comte de Bretagne[19]. L’Espagne se soumit volontiers à l’Espagnol Maxime, et ce prince habile ne tarda pas à enlever l’Italie au jeune Valentinien II, beau-frère de Théodose. Ainsi une armée en partie bretonne, sous un empereur espagnol, avait réuni tout l’Occident.

C’est par les Germains que Théodose prévalut sur Maxime ; son armée, composée principalement de Goths, envahit l’Italie, tandis que le Franc Arbogast opérait une diversion par la vallée du Danube. Cet Arbogast resta tout-puissant sous Valentinien II, s’en défit et régna trois ans sous le nom du rhéteur Eugène. C’est encore en grande partie aux Goths que Théodose dut sa victoire sur cet usurpateur[20].

Sous Honorius, la rivalité du Goth Alaric et du Vandale Stilicon ensanglanta dix ans l’Italie. Le Vandale, nommé par Théodose tuteur d’Honorius, avait en ses mains l’empereur d’Occident. Le Goth, nommé par l’empereur d’Orient, Arcadius, maître de la province d’Illyrie, sollicitait en vain d’Honorius la permission de s’y établir. Pendant ce temps, la Bretagne, la Gaule et l’Espagne redevinrent indépendantes sous le Breton Constantin. La révolte d’un des généraux de cet empereur[21], et peut-être la rivalité de l’Espagne et de la Gaule, préparèrent la ruine du nouvel empire gaulois. Elle fut consommée par la réconciliation d’Honorius et des Goths. Ataulph, frère d’Alaric, épousa Placidie, sœur d’Honorius, et son successeur, Wallia, établit ses bandes à Toulouse, comme milice fédérée au service de l’Empire (an 411). Mais cet empire n’avait plus besoin de milice en Gaule ; il abandonnait de lui-même cette province, comme il avait fait la Bretagne, et se concentrait dans l’Italie pour y mourir. À mesure qu’il se retirait, les Goths s’étendirent peu à peu, et dans l’espace d’un demi-siècle ils occupèrent toute l’Aquitaine et toute l’Espagne.

Les dispositions de ces Goths ne furent rien moins qu’hostiles pour la Gaule. Dans leur long voyage à travers l’Empire, ils n’avaient pu voir qu’avec étonnement et respect ce prodigieux ouvrage de la civilisation romaine, faible et près de crouler sans doute, mais encore debout et dans sa splendeur. Après la première brutalité de l’invasion, ils s’étaient mis, simples et dociles, sous la discipline des vaincus. Leurs chefs n’avaient pas ambitionné de plus beau titre que celui de restaurateur de l’Empire. On peut en juger par les mémorables paroles d’Ataulph qui nous ont été conservées. « Je me souviens, dit un auteur du cinquième siècle, d’avoir entendu à Bethléem le bienheureux Jérôme raconter qu’il avait vu un certain habitant de Narbonne, élevé à de hautes fonctions sous l’empereur Théodose, et d’ailleurs religieux, sage et grave, qui avait joui dans sa ville natale de la familiarité d’Ataulph. Il répétait souvent que le roi des Goths, homme de grand cœur et de grand esprit, avait coutume de dire que son ambition la plus ardente avait d’abord été d’anéantir le nom romain et de faire de toute l’étendue des terres romaines un nouvel empire appelé Gothique, de sorte que, pour parler vulgairement, tout ce qui était Romanie devînt Gothie, et qu’Ataulph jouât le même rôle qu’autrefois César Auguste ; mais qu’après s’être assuré par expérience que les Goths étaient incapables d’obéissance aux lois, à cause de leur barbarie indisciplinable, jugeant qu’il ne fallait point toucher aux lois, sans lesquelles la république cessait d’être république, il avait pris le parti de chercher la gloire en consacrant les forces des Goths à rétablir dans son intégrité, à augmenter même la puissance du nom romain, afin qu’au moins la postérité le regardât comme le restaurateur de l’Empire, qu’il ne pouvait transporter. Dans cette vue il s’abstenait de la guerre et cherchait soigneusement la paix[22]. »

Le cantonnement des Goths dans les provinces romaines ne fut pas un fait nouveau et étrange. Depuis longtemps les empereurs avaient à leur solde des barbares, qui, sous le titre d’hôtes, logeaient chez le Romain et mangeaient à sa table. L’établissement des nouveaux venus eut même d’abord un immense avantage, ce fut d’achever la désorganisation de la tyrannie impériale. Les agents du fisc se retirant peu à peu, le plus grand des maux de l’Empire cessa de lui-même. Les curiales, bornés désormais à l’administration locale des municipalités, se trouvèrent soulagés de toutes les charges dont le gouvernement central les accablait. Les barbares s’emparèrent, il est vrai, des deux tiers des terres[23] dans les cantons où ils s’établirent. Mais il y avait tant de terres incultes, que cette cession dut généralement être peu onéreuse aux Romains. Il semble que les barbares aient conçu des scrupules sur ces acquisitions violentes, et qu’ils aient quelquefois dédommagé les propriétaires romains. Le poète Paulin, réduit à la pauvreté par suite de l’établissement d’Ataulph, et retiré à Marseille, y reçut un jour avec étonnement le prix d’une de ses terres que lui envoyait le nouveau possesseur.

Les Burgundes, qui s’établirent à l’ouest du Jura, vers la même époque que les Goths dans l’Aquitaine, avaient peut-être encore plus de douceur. « Il paraît que cette bonhomie, qui est l’un des caractères actuels de la race germanique, se montra de bonne heure chez ce peuple. Avant leur entrée dans l’Empire, ils étaient presque tous gens de métier, ouvriers en charpente ou en menuiserie. Ils gagnaient leur vie à ce travail dans les intervalles de paix, et étaient ainsi étrangers à ce double orgueil du guerrier et du propriétaire oisif qui nourrissait l’insolence des autres conquérants barbares… Impatronisés sur les domaines des propriétaires gaulois, ayant reçu, ou pris, à titre d’hospitalité, les deux tiers des terres et le tiers des esclaves, ce qui probablement équivalait à la moitié de tout, ils se faisaient scrupule de rien usurper au delà. Ils ne regardaient point le Romain comme leur colon, comme leur lite, selon l’expression germanique, mais comme leur égal en droits dans l’enceinte de ce qui lui restait. Ils éprouvaient même devant les riches sénateurs, leurs copropriétaires, une sorte d’embarras de parvenu. Cantonnés militairement dans une grande maison, pouvant y jouer le rôle de maîtres, ils faisaient ce qu’ils voyaient faire aux clients romains de leur noble hôte, et se réunissaient pour aller le saluer de grand matin[24]. » Le poète Sidonius nous a laissé le curieux tableau d’une maison romaine occupée par les barbares. Il représente ceux-ci comme incommodes et grossiers, mais point du tout méchants : « À qui demandes-tu un hymne pour la joyeuse Vénus ? À celui qu’obsèdent les bandes à la longue chevelure, à celui qui endure le jargon germanique, qui grimace un triste sourire aux chants du Burgunde repu ; il chante, lui, et graisse ses cheveux d’un beurre rance… Homme heureux ! tu ne vois pas avant le jour cette armée de géants qui viennent vous saluer, comme leur grand-père ou leur père nourricier. La cuisine d’Alcinoüs ne pourrait y suffire. Mais c’est assez de quelques vers, taisons-nous. Si on allait y voir une satire… ? »

Les Germains, établis dans l’Empire du consentement de l’empereur, ne restèrent pas tranquilles dans la possession des terres qu’ils avaient occupées. Ces mêmes Huns, qui autrefois avaient forcé les Goths de passer le Danube, entraînèrent les autres Germains demeurés en Germanie, et tous ensemble ils passèrent le Rhin. Voilà le monde barbare déchiré sous ses deux formes. La bande, déjà établie sur le sol de la Gaule, et de plus en plus gagnée à la civilisation romaine[25], l’adopte, l’imite et la défend. La tribu, forme primitive et antique, restée plus près du génie de l’Asie, suit par troupeaux la cavalerie asiatique, et vient demander une part dans l’Empire à ses enfants qui l’ont oubliée.

C’est une particularité remarquable dans notre histoire que les deux grandes invasions de l’Asie en Europe, celle des Huns au cinquième siècle, et celle des Sarrasins au huitième, aient été repoussées en France. Les Goths eurent la part principale à la première victoire, les Francs à la seconde.

Malheureusement il est resté une grande obscurité sur ces deux événements. Le chef de l’invasion hunnique, le fameux Attila, apparaît dans les traditions moins comme un personnage historique que comme un mythe vague et terrible, symbole et souvenir d’une destruction immense. Son vrai nom oriental, Etzel[26], signifie une chose puissante et vaste, une montagne, un fleuve, particulièrement le Volga, ce fleuve immense qui sépare l’Asie de l’Europe. Tel aussi paraît Attila dans les Niebelungen, puissant, formidable, mais indécis et vague ; rien d’humain, indifférent, immoral comme la nature, avide comme les éléments[27], absorbant comme l’eau ou le feu.

On douterait qu’il eût existé comme homme, si tous les auteurs du cinquième siècle ne s’accordaient là-dessus, si Priscus ne nous disait avec terreur qu’il l’a vu en face, et ne nous décrivait la table d’Attila. Et dans l’histoire aussi elle est terrible cette table, quoiqu’on n’y trouve pas, comme dans les Niebelungen, les funérailles de toute une race. Mais c’est un grand spectacle d’y voir à la dernière place, après les chefs des dernières peuplades barbares, siéger les tristes ambassadeurs des empereurs d’Orient et d’Occident. Pendant que les mimes et les farceurs excitent la joie et le rire des guerriers barbares, lui, sérieux et grave, ramassé dans sa taille courte et forte, le nez écrasé, le front large et percé de deux trous ardents[28], roule de sombres pensées, tandis qu’il passe la main dans les cheveux de son jeune fils… Ils sont là ces Grecs qui viennent, jusqu’au gîte du lion, lui dresser des embûches ; il le sait, mais il lui suffit de renvoyer à l’empereur la bourse avec laquelle on a cru acheter sa mort, et de lui adresser ces paroles accablantes : « Attila et Théodose sont fils de pères très nobles. Mais Théodose, en payant tribut, est déchu de sa noblesse ; il est devenu l’esclave d’Attila ; il n’est pas juste qu’il dresse des embûches à son maître, comme un esclave méchant. »

Il ne daignait pas autrement se venger, sauf quelques milliers d’onces d’or qu’il exigeait de plus. S’il y avait retard dans le payement du tribut, il lui suffisait de faire dire à l’empereur par un de ses esclaves : « Attila, ton maître et le mien, va te venir voir ; il t’ordonne de lui préparer un palais dans Rome. »

Du reste, qu’y eût-il gagné, ce Tartare, à conquérir l’Empire ? Il eût étouffé dans ces cités murées, dans ces palais de marbre. Il aimait bien mieux son village de bois, tout peint et tapissé, aux mille kiosques, aux cent couleurs, et tout autour la verte prairie du Danube. C’est de là qu’il partait tous les ans avec son immense cavalerie, avec les bandes germaniques qui le suivaient bon gré, mal gré. Ennemi de l’Allemagne, il se servait de l’Allemagne ; son allié, c’était l’ennemi des Allemands, le Vende Genséric, établi en Afrique. Les Vendes, ayant tourné de la Germanie par l’Espagne, avaient changé la Baltique pour la Méditerranée ; ils infestaient le midi de l’Empire, pendant qu’Attila en désolait le nord. La haine du Vende Stilicon contre le Goth Alaric reparaît dans celle de Genséric contre les Goths de Toulouse ; il avait demandé, puis mutilé cruellement la fille de leur roi. Il appela contre eux Attila dans la Gaule. Selon l’historien contemporain Idace (historien peu grave, il est vrai), Attila eût été appelé aussi par son compatriote Aétius[29], général de l’empire d’Occident, qui voulait détruire les Goths par les Huns, et les Huns par les Goths. Le passage d’Attila fut marqué par la ruine de Metz et d’une foule de villes. La multitude des légendes qui se rapportent à cette époque peut faire juger de l’impression que ce terrible événement laissa dans la mémoire des peuples[30]. Troyes dut son salut aux mérites de saint Loup. Dieu tira saint Servat de ce monde pour lui épargner la douleur de voir la ruine de Tongres. Paris fut sauvé par les prières de sainte Geneviève[31]. L’évêque Anianus défendit courageusement Orléans. Pendant que le bélier battait les murs, le saint évêque, en prière, demandait si l’on ne voyait rien venir. Deux fois on lui dit que rien n’apparaissait ; à la troisième, on lui annonça qu’on distinguait un faible nuage à l’horizon : c’étaient les Goths et les Romains qui accouraient au secours.

Idace assure gravement qu’Attila tua près d’Orléans deux cent mille Goths, avec leur roi Théodoric. Thorismond, fils de Théodoric, voulait le venger ; mais le prudent Aétius, qui craignait également le triomphe des deux partis, va trouver la nuit Attila, et lui dit : « Vous n’avez détruit que la moindre partie des Goths ; demain il en viendra une si grande multitude que vous aurez peine à échapper. » Attila reconnaissant lui donne dix mille pièces d’or. Puis Aétius va trouver le Goth Thorismond, et lui en dit autant ; il lui fait craindre d’ailleurs que, s’il ne se hâte de revenir à Toulouse, son frère n’usurpe le trône. Thorismond, pour un aussi bon avis, lui donne aussi dix mille solidi. Les deux armées s’éloignent rapidement l’une de l’autre.

Le Goth Jornandès, qui écrit un siècle après, ne manque pas d’ajouter aux fables d’Idace ; mais chez lui toute la gloire est pour les Goths. Dans son récit, ce n’est pas Aétius, mais Attila qui emploie la perfidie. Le roi des Huns n’en veut qu’au roi des Goths, Théodoric. Il emmène dans la Gaule toute la barbarie du Nord et de l’Orient. C’est une épouvantable bataille de tout le monde asiatique, romain, germanique. Il y reste près de trois cent mille morts. Attila, menacé de se voir forcé dans son camp, élève un immense bûcher formé de selles de chevaux, s’y place la torche à la main, tout prêt à y mettre le feu.

Il y a une chose terrible dans ce récit, et qu’on ne peut guère révoquer en doute : des deux côtés, c’étaient pour la plupart des frères, Francs contre Francs, Ostrogoths contre Wisigoths[32]. Après une si longue séparation, ces tribus se retrouvaient pour se combattre et pour s’égorger. C’est ce que les chants germaniques ont exprimé d’une manière bien touchante dans les Niebelungen, quand le bon markgraf Rüdiger attaque, pour obéir à l’épouse d’Attila, les Burgundes qu’il aime, quand il verse de grosses larmes, et qu’en combattant Hagen il lui prête son bouclier[33]. Plus pathétique encore est le chant d’Hildebrand et Hadubrand : le père et le fils, séparés depuis bien des années, se rencontrent au bout du monde ; mais le fils ne reconnaît point le père, et celui-ci se voit dans la nécessité de périr ou de tuer son fils[34].

Attila s’éloignait, et l’Empire ne pouvait profiter de sa retraite. À qui devait rester la Gaule ? Aux Goths et aux Burgundes, ce semble. Ces peuples ne pouvaient manquer d’envahir les contrées centrales, qui, telles que l’Auvergne, s’obstinaient à rester romaines. Mais les Goths eux-mêmes n’étaient-ils pas romains ? Leurs rois choisissaient leurs ministres parmi les vaincus. Théodoric II employait la plume du plus habile homme des Gaules et se félicitait qu’on admirât l’élégance des lettres écrites en son nom. Le grand Théodoric, fils adoptif de l’empereur Zénon et roi des Ostrogoths établis en Italie, eut pour ministre le déclamateur Cassiodore. Sa fille, la savante Amalasonte, parlait indifféremment le latin et le grec, et son cousin Théodat, qui la fit périr, affectait le langage d’un philosophe.

Les Goths n’avaient que trop bien réussi à restaurer l’Empire. L’administration impériale avait reparu, et avec elle tous les abus qu’elle entraînait. L’esclavage avait été maintenu sévèrement dans l’intérêt des propriétaires romains. Imbus des idées byzantines dans leur long séjour en Orient, les Goths en avaient rapporté l’arianisme grec, cette doctrine qui réduisait le christianisme à une sorte de philosophie, et qui soumettait l’Église à l’État. Détestés du clergé des Gaules, ils le soupçonnaient, non sans raison[35], d’appeler les Francs, les barbares du Nord. Les Burgundes, moins intolérants que les Goths, partageaient les mêmes craintes. Ces défiances rendaient le gouvernement chaque jour plus dur et plus tyrannique. On sait que la loi gothique a tiré des procédures impériales le premier modèle de l’inquisition.

La domination des Francs était d’autant plus désirée que personne peut-être ne se rendait compte de ce qu’ils étaient[36]. Ce n’était pas un peuple, mais une fédération, plus ou moins nombreuse, selon qu’elle était puissante ; elle dut l’être au temps de Mellobaud et d’Arbogast, à la fin du quatrième siècle. Alors les Francs avaient certainement des terres considérables dans l’Empire. Des Germains de toute race composaient sous le nom de Francs les meilleurs corps des armées impériales et la garde même de l’empereur[37]. Cette population flottante, entre la Germanie et l’Empire, se déclara généralement contre les autres barbares qui venaient derrière elle envahir la Gaule. Ils s’opposèrent en vain à la grande invasion des Bourguignons, Suèves et Vandales, en 406 ; beaucoup d’entre eux combattirent Attila. Plus tard, nous les verrons, sous Clovis, battre les Allemands, près de Cologne, et leur fermer le passage du Rhin. Païens encore, et sans doute indifférents dans la vie indécise qu’ils menaient sur la frontière, ils devaient accepter facilement la religion du clergé des Gaules. Tous les autres barbares à cette époque étaient ariens. Tous appartenaient à une race, à une nationalité distincte. Les Francs seuls, population mixte, semblaient être restés flottants sur la frontière, prêts à toute idée, à toute influence, à toute religion. Eux seuls reçurent le christianisme par l’Église latine. Placés au nord de la France, au coin nord-ouest de l’Europe, les Francs tinrent ferme et contre les Saxons païens, derniers venus de la Germanie, et contre les Wisigoths ariens, enfin contre les Sarrasins, tous également ennemis de la divinité de Jésus-Christ. Ce n’est pas sans raison que nos rois ont porté le nom de fils aînés de l’Église.

L’Église fit la fortune des Francs. L’établissement des Bourguignons, la grandeur des Goths, maîtres de l’Aquitaine et de l’Espagne, la formation des confédérations armoriques, celle d’un royaume Romain à Soissons sous le général Égidius, semblaient devoir resserrer les Francs dans la forêt Carbonaria, entre Tournai et le Rhin[38]. Ils s’associèrent les Armoriques, du moins ceux qui occupaient l’embouchure de la Somme et de la Seine. Ils s’associèrent les soldats de l’Empire, restés sans chef après la mort d’Égidius[39]. Mais jamais leurs faibles bandes n’auraient détruit les Goths, humilié les Bourguignons, repoussé les Allemands, si partout ils n’eussent trouvé dans le clergé un ardent auxiliaire, qui les guida, éclaira leur marche, leur gagna d’avance les populations.

Voyons d’abord en quels termes modestes Grégoire de Tours parle des premiers pas des Francs dans la Gaule. « On rapporte qu’alors Chlogion, homme puissant et distingué dans son pays, fut roi des Francs ; il habitait Dispargum, sur la frontière du pays de Tongres. Les Romains occupaient aussi ces pays, c’est-à-dire vers le midi jusqu’à la Loire. Au delà de la Loire, le pays était aux Goths. Les Burgundes, attachés aussi à la secte des ariens, habitaient au delà du Rhône, qui coule auprès de la ville de Lyon. Chlogion, ayant envoyé des espions dans la ville de Cambrai, et fait examiner tout le pays, défit les Romains et s’empara de cette ville. Après y être demeuré quelque temps, il conquit le pays jusqu’à la Somme. Quelques-uns prétendent que le roi Mérovée, qui eut pour fils Childéric, était né de sa race[40]. »

Il est probable que plusieurs des chefs des Francs, par exemple ce Childéric, qu’on nous présente comme fils de Mérovée, père de Clovis, avaient eu des titres romains, comme au siècle précédent Mellobaud et Arbogast. Nous voyons en effet Égidius, un général romain, un partisan de l’empereur Majorien, un ennemi des Goths et de leur créature l’empereur arverne Avitus, succéder au chef des Francs, Childéric, momentanément chassé par les siens. Ce n’est pas sans doute en qualité de chef héréditaire et national[41], c’est comme maître de la milice impériale qu’Égidius remplace Childéric. Ce dernier, accusé d’avoir violé des vierges libres, s’est retiré chez les Thuringiens, dont il enlève la reine ; il retourne parmi les Francs après la mort d’Égidius, et son fils Clovis, qui lui succède, prévaut aussi sur le patrice Syagrius, fils d’Égidius. Syagrius, vaincu à Soissons, se réfugie chez les Goths, qui le livrent à Clovis (an 486). Celui-ci est revêtu plus tard des insignes du consulat par l’empereur de Constantinople, Anastase.

Clovis ne commandait encore qu’à la petite tribu des Francs de Tournai, lorsque plusieurs bandes suéviques désignées sous le nom d’All-men (tous hommes ou tout à fait hommes) menacèrent de passer le Rhin. Les Francs prirent les armes, comme à l’ordinaire, pour fermer le passage aux nouveaux venus. En pareil cas, toutes les tribus s’unissaient sous le chef le plus brave[42]. Clovis eut ainsi l’honneur de la victoire commune. Il embrassa en cette occasion le culte de la Gaule romaine. C’était celui de sa femme Clotilde, nièce du roi des Bourguignons. Il avait fait vœu, disait-il, pendant la bataille, d’adorer le Dieu de Clotilde, s’il était vainqueur ; trois mille de ses guerriers l’imitèrent[43]. Ce fut une grande joie dans le clergé des Gaules, qui plaça dès lors dans les Francs l’espoir de sa délivrance. Saint Avitus, évêque de Vienne, et sujet des Bourguignons ariens, n’hésitait pas à lui écrire : « Quand tu combats, c’est à nous qu’est la victoire. » Ce mot fut commenté éloquemment par saint Remi au baptême de Clovis : « Sicambre, baisse docilement la tête ; brûle ce que tu as adoré, et adore ce que tu as brûlé. » Ainsi l’Église prenait solennellement possession des barbares.

Cette union de Clovis avec le clergé des Gaules semblait devoir être fatale aux Bourguignons. Il avait déjà essayé de profiter d’une guerre entre leurs rois, Godegisile et Gondebaud. Il avait pour prétexte contre celui-ci et son arianisme et la mort du père de Clotilde, que Gondebaud avait tué ; nul doute qu’il ne fût appelé par les évêques. Gondebaud s’humilia. Il amusa les évêques par la promesse de se faire catholique. Il leur confia ses enfants à élever. Il accorda aux Romains une loi plus douce qu’aucun peuple barbare n’en avait encore accordé aux vaincus. Enfin il se soumit à payer un tribut à Clovis.

Alaric II, roi des Wisigoths, partageant les mêmes craintes, voulut gagner Clovis, et le vit dans une île de la Loire. Celui-ci lui donna de bonnes paroles, mais immédiatement après il convoque ses Francs. « Il me déplaît, dit-il, que ces ariens possèdent la meilleure partie des Gaules ; allons sur eux avec l’aide de Dieu, et chassons-les ; soumettons leur terre à notre pouvoir. Nous ferons bien, car elle est très bonne (an 507). »

Loin de rencontrer aucun obstacle, il sembla qu’il fût conduit par une main mystérieuse. Une biche lui indiqua un gué dans la Vienne. Une colonne de feu s’éleva, pour le guider la nuit, sur la cathédrale de Poitiers. Il envoya consulter les sorts à Saint-Martin de Tours, et ils lui furent favorables. De son côté, il ne méconnut pas d’où lui venait le secours. Il défendit de piller autour de Poitiers. Près de Tours, il avait frappé de son épée un soldat qui enlevait du foin sur le territoire de cette ville, consacrée par le tombeau de saint Martin. « Où est, dit-il, l’espoir de la victoire, si nous offensons saint Martin ? » Après sa victoire sur Syagrius, un guerrier refusa au roi un vase sacré qu’il demandait dans son partage pour le remettre à saint Remi, à l’église duquel il appartenait. Peu après, Clovis, passant ses bandes en revue, arrache au soldat sa francisque, et pendant qu’il la ramasse, lui fend la tête de sa hache : « Souviens-toi du vase de Soissons. » Un si zélé défenseur des biens de l’Église devait trouver en elle de puissants secours pour la victoire. Il vainquit en effet Alaric à Vouglé, près de Poitiers, s’avança jusqu’en Languedoc, et aurait été plus loin si le grand Théodoric, roi des Ostrogoths d’Italie, et beau-père d’Alaric II, n’eût couvert la Provence et l’Espagne par une armée, et sauvé ce qui restait au fils enfant de ce prince qui, par sa mère, se trouvait son petit-fils.

L’invasion des Francs, si ardemment souhaitée par les chefs de la population gallo-romaine, je veux dire par les évêques, ne put qu’ajouter pour le moment à la désorganisation. Nous avons bien peu de renseignements historiques sur les résultats immédiats d’une révolution si variée, si complexe. Nulle part ces résultats n’ont été mieux analysés que dans le cours de M. Guizot.

« L’invasion, ou, pour mieux dire, les invasions, étaient des événements essentiellement partiels, locaux, momentanés. Une bande arrivait, en général très peu nombreuse ; les plus puissantes, celles qui ont fondé des royaumes, la bande de Clovis, par exemple, n’étaient guère que de cinq à six mille hommes ; la nation entière des Bourguignons ne dépassait pas soixante mille hommes. Elle parcourait rapidement un territoire étroit, ravageait un district, attaquait une ville, et tantôt se retirait emmenant son butin, tantôt s’établissait quelque part, soigneuse de ne pas trop se disperser. Nous savons avec quelle facilité, quelle promptitude, de pareils événements s’accomplissent et disparaissent. Des maisons sont brûlées, des champs dévastés, des récoltes enlevées, des hommes tués ou emmenés captifs : tout ce mal fait, au bout de quelques jours les flots se referment, le sillon s’efface, les souffrances individuelles sont oubliées, la société rentre, en apparence du moins, dans son ancien état. Ainsi se passaient les choses en Gaule au cinquième siècle.

« Mais nous savons aussi que la société humaine, cette société qu’on appelle un peuple, n’est pas une simple juxtaposition d’existences isolées et passagères : si elle n’était rien de plus, les invasions des barbares n’auraient pas produit l’impression que peignent les documents de l’époque. Pendant longtemps, le nombre des lieux et des hommes qui en souffraient fut bien inférieur au nombre de ceux qui leur échappaient. Mais la vie sociale de chaque homme n’est point concentrée dans l’espace matériel qui en est le théâtre et dans le moment qui s’ensuit ; elle se répand dans toutes les relations qu’il a contractées sur les différents points du territoire ; et non seulement dans celles qu’il a contractées, mais aussi dans celles qu’il peut contracter ou seulement concevoir ; elle embrasse non seulement le présent, mais l’avenir ; l’homme vit sur mille points où il n’habite pas, dans mille moments qui ne sont pas encore ; et si ce développement de sa vie lui est retranché, s’il est forcé de s’enfermer dans les étroites limites de son existence matérielle et actuelle, de s’isoler dans l’espace et le temps, la vie sociale est mutilée, elle n’est plus.

« C’était là l’effet des invasions, de ces apparitions des bandes barbares, courtes, il est vrai, et bornées, mais sans cesse renaissantes, partout possibles, toujours imminentes. Elles détruisaient : 1o toute correspondance régulière, habituelle, facile entre les diverses parties du territoire ; 2o toute sécurité, toute perspective d’avenir ; elles brisaient les liens qui unissent entre eux les habitants d’un même pays, les moments d’une même vie ; elles isolaient les hommes, et pour chaque homme, les journées. En beaucoup de lieux, pendant beaucoup d’années, l’aspect du pays put rester le même, mais l’organisation sociale était attaquée, les membres ne tenaient plus les uns aux autres, les muscles ne jouaient plus, le sang ne circulait plus librement ni sûrement dans les veines ; le mal éclatait tantôt sur un point, tantôt sur l’autre : une ville était pillée, un chemin rendu impraticable, un pont rompu ; telle ou telle communication cessait, la culture des terres devenait impossible dans tel ou tel district : en un mot l’harmonie organique, l’activité générale du corps social étaient chaque jour entravées, troublées ; chaque jour la dissolution et la paralysie faisaient quelque nouveau progrès.

« Tous ces liens par lesquels Rome était parvenue, après tant d’efforts, à unir entre elles les diverses parties du monde, ce grand système d’administration, d’impôts, de recrutement, de travaux publics, de routes, ne put se maintenir. Il n’en resta que ce qui pouvait subsister isolément, localement, c’est-à-dire les débris du régime municipal. Les habitants se renfermèrent dans les villes ; là ils continuèrent à se régir à peu près comme ils l’avaient fait jadis, avec les mêmes droits, par les mêmes institutions. Mille circonstances prouvent cette concentration de la société dans les cités ; en voici une qu’on a peu remarquée. Sous l’administration romaine, ce sont les gouverneurs de province, les consulaires, les correcteurs, les présidents, qui occupent la scène, et reviennent sans cesse dans les lois et l’histoire ; dans le sixième siècle, leur nom devient beaucoup plus rare : on voit bien encore des ducs, des comtes, auxquels est confié le gouvernement des provinces ; les rois barbares s’efforcent d’hériter de l’administration romaine, de garder les mêmes employés, de faire couler leur pouvoir dans les mêmes canaux ; mais ils n’y réussissent que fort incomplètement, avec grand désordre ; leurs ducs sont plutôt des chefs militaires que des administrateurs ; évidemment les gouverneurs de province n’ont plus la même importance, ne jouent plus le même rôle ; ce sont les gouverneurs de ville qui remplissent l’histoire ; la plupart de ces comtes de Chilpéric, de Gontran, de Théodebert, dont Grégoire de Tours raconte les exactions, sont des comtes de ville, établis dans l’intérieur de leurs murs, à côté de leur évoque. Il y aurait de l’exagération à dire que la province a disparu, mais elle est désorganisée, sans consistance, presque sans réalité. La ville, l’élément primitif du monde romain, survit presque seule à sa ruine. »

C’est qu’une organisation nouvelle allait peu à peu se former, dont la ville ne serait plus l’unique élément, où la campagne, comptée pour rien dans les temps anciens, prendrait place à son tour. Il fallait des siècles pour fonder cet ordre nouveau. Toutefois, dès l’âge de Clovis deux choses furent accomplies, qui le préparaient de loin.

D’une part, l’unité de l’armée barbare fut assurée : Clovis fit périr tous les petits rois des Francs par une suite de perfidies[44]. L’Église, préoccupée de l’idée d’unité, applaudit à leur mort. « Tout lui réussissait, dit Grégoire de Tours, parce qu’il marchait le cœur droit devant Dieu[45]. » C’est ainsi que saint Avitus, évêque de Vienne, avait félicité Gondebaud de la mort de son frère, qui terminait la guerre civile de Bourgogne. Celle des chefs francs, wisigoths et romains, réunit sous une même main toute la Gaule occidentale, de la Batavie à la Narbonnaise.

D’autre part, Clovis reconnut dans l’Église le droit le plus illimité d’asile et de protection. À une époque où la loi ne protégeait plus, c’était beaucoup de reconnaître le pouvoir d’un ordre qui prenait en main la tutelle et la garantie des vaincus. Les esclaves mêmes ne pouvaient être enlevés des églises où ils se réfugiaient. Les maisons des prêtres devaient couvrir et protéger, comme les temples, ceux qui paraîtraient vivre avec eux[46]. Il suffisait qu’un évêque réclamât avec serment un captif, pour qu’il lui fût aussitôt rendu.

Sans doute, il était plus facile au chef des barbares d’accorder ces privilèges à l’Église que de les faire respecter. L’aventure d’Attale, enlevé comme esclave si loin de son pays, puis délivré comme par miracle[47], nous apprend combien la protection ecclésiastique était insuffisante. C’était du moins quelque chose qu’elle fût reconnue en droit. Les biens immenses que Clovis assura aux églises, particulièrement à celle de Reims, dont l’évêque était, dit-on, son principal conseiller, durent étendre infiniment cette salutaire influence de l’Église. Quelque bien qu’on mît dans les mains ecclésiastiques, c’était toujours cela de soustrait à la violence, à la brutalité, à la barbarie.


À la mort de Clovis (an 511), ses quatre fils se trouvèrent tous rois, selon l’usage des barbares. Chacun d’eux resta à la tête d’une des ligues militaires que les campements des Francs avaient formées sur la Gaule. Theuderic résidait à Metz ; ses guerriers furent établis dans la France orientale ou Ostrasie, et dans l’Auvergne. Clotaire résida à Soissons, Childebert à Paris, Clodomir à Orléans. Ces trois frères se partagèrent en outre les cités de l’Aquitaine.

Dans la réalité, ce ne fut pas la terre que l’on partagea, mais l’armée. Ce genre de partage ne pouvait être que fort inégal. Les guerriers barbares durent passer souvent d’un chef à un autre, et suivre en grand nombre celui dont le courage et l’habileté leur promettaient plus de butin. Ainsi lorsque Theudebert, petit-fils de Clovis, envahit l’Italie à la tête de cent mille hommes, il est probable que presque tous les Francs l’avaient suivi, et que bien d’autres barbares s’étaient mêlés à eux.

La rapide conquête de Clovis, dont on connaissait mal les causes, jetait tant d’éclat sur les Francs, que la plupart des tribus barbares avaient voulu s’attacher à eux, comme autrefois celles qui suivirent Attila. Les races les plus ennemies de l’Allemagne, les Germains du Midi et ceux du Nord, les Suèves et les Saxons, se fédérèrent avec les Francs ; les Bavarois en firent autant. Les Thuringiens, au milieu de ces nations, résistèrent, et furent accablés[48]. Les Bourguignons de la Gaule semblaient alors plus en état de résister qu’au temps de Clovis ; leur nouveau roi, saint Sigismond, élève de saint Avitus, était orthodoxe et aimé de son clergé. Le prétexte d’arianisme n’existait plus. Les fils de Clovis se souvinrent que, quarante ans auparavant, le père de Sigismond avait fait périr celui de Clotilde, leur mère. Clodomir et Clotaire le défirent et le jetèrent dans un puits que l’on combla de pierres. Mais la victoire de Clodomir fut pour sa famille une cause de ruine ; tué lui-même dans la bataille, il laissa ses enfants sans défense.

« Tandis que la reine Clotilde habitait Paris, Childebert, voyant que sa mère avait porté toute son affection sur les fils de Clodomir, conçut de l’envie, et, craignant que, par la faveur de la reine, ils n’eussent part au royaume, il envoya secrètement vers son frère le roi Clotaire, et lui fit dire : « Notre mère garde avec elle les fils de notre frère et veut leur donner le royaume ; il faut que tu viennes promptement à Paris, et que, réunis tous deux en conseil, nous déterminions ce que nous devons faire d’eux, savoir, si on leur coupera les cheveux, comme au reste du peuple, ou si, les ayant tués, nous partagerons également entre nous le royaume de notre frère. » Fort réjoui de ces paroles, Clotaire vint à Paris. Childebert avait déjà répandu dans le peuple que les deux rois étaient d’accord pour élever ces enfants au trône. Ils envoyèrent donc, au nom de tous deux, à la reine, qui demeurait dans la même ville, et lui dirent : « Envoie-nous les enfants, que nous les élevions au trône. » Elle, remplie de joie, et ne sachant pas leur artifice, après avoir fait boire et manger les enfants, les envoya en disant : « Je croirai n’avoir pas perdu mon fils, si je vous vois succéder à son royaume. » Les enfants allèrent, mais ils furent pris aussitôt et séparés de leurs serviteurs et de leurs nourriciers ; et on les enferma à part, d’un côté les serviteurs, et de l’autre les enfants. Alors Childebert et Clotaire envoyèrent à la reine Arcadius, portant des ciseaux et une épée nue. Quand il fut arrivé près de la reine, il les lui montra, disant : « Tes fils, nos seigneurs, ô très glorieuse reine ! attendent que tu leur fasses savoir ta volonté sur la manière dont il faut traiter ces enfants. Ordonne qu’ils vivent les cheveux coupés, ou qu’ils soient égorgés. » Consternée à ce message, et en même temps émue d’une grande colère en voyant cette épée nue et ces ciseaux, elle se laissa transporter par son indignation, et ne sachant, dans sa douleur, ce qu’elle disait, elle répondit imprudemment : « Si on ne les élève pas sur le trône, j’aime mieux les voir morts que tondus. » Mais Arcadius, s’inquiétant peu de sa douleur, et ne cherchant pas à pénétrer ce qu’elle penserait ensuite plus réellement, revint en diligence près de ceux qui l’avaient envoyé, et leur dit : « Vous pouvez continuer avec l’approbation de la reine ce que vous avez commencé, car elle veut que vous accomplissiez votre projet. » Aussitôt Clotaire, prenant par le bras l’aîné des enfants, le jeta à terre, et, lui enfonçant son couteau dans l’aisselle, le tua cruellement. À ses cris, son frère se prosterne aux pieds de Childebert, et lui saisissant les genoux, lui disait avec larmes : « Secours-moi, mon très bon père, afin que je ne meure pas comme mon frère. » Alors Childebert, le visage couvert de larmes, dit à Clotaire : « Je te prie, mon très cher frère, aie la générosité de m’accorder sa vie ; et si tu ne veux pas le tuer, je te donnerai pour le racheter ce que tu voudras. » Mais Clotaire, après l’avoir accablé d’injures, lui dit : « Repousse-le loin de toi, ou tu mourras certainement à sa place. C’est toi qui m’as excité à cette chose, et tu es si prompt à reprendre ta foi ! » Childebert, à ces paroles, repoussa l’enfant et le jeta à Clotaire, qui, le recevant, lui enfonça son couteau dans le côté, et le tua comme il avait fait son frère. Ils tuèrent ensuite les serviteurs et les nourriciers ; et après qu’ils furent morts, Clotaire, montant à cheval, s’en alla sans se troubler aucunement du meurtre de ses neveux, et se rendit, avec Childebert, dans les faubourgs. La reine, ayant fait poser ces petits corps sur un brancard, les conduisit, avec beaucoup de chants pieux et un deuil immense, à l’église de Saint-Pierre, où on les enterra tous deux de la même manière. L’un des deux avait dix ans et l’autre sept[49]. »

Theuderic, qui n’avait pas pris part à l’expédition de Bourgogne, mena les siens en Auvergne. « Je vous conduirai, avait-il dit à ses soldats, dans un pays où vous trouverez de l’argent autant que vous en pouvez désirer, où vous prendrez en abondance des troupeaux, des esclaves et des vêtements. » C’est qu’en effet cette province avait jusque-là seule échappé au ravage général de l’Occident. Tributaire des Goths, puis des Francs, elle se gouvernait elle-même. Les anciens chefs des tribus arvernes, les Apollinaires, qui avaient vaillamment défendu ce pays contre les Goths, sentirent à l’approche des Francs qu’ils perdraient au change, ils combattirent pour les Goths à Vouglé. Mais là, comme ailleurs, le clergé était généralement pour les Francs. Saint Quintien, évêque de Clermont, et ennemi personnel des Apollinaires, semble avoir livré le château. Les Francs tuèrent au pied même de l’autel un prêtre dont l’évêque avait à se plaindre.

Le plus brave de ces rois francs fut Theudebert, fils de Theuderic, chef des Francs de l’Est, de ceux qui se recrutaient incessamment de tous les Wargi des tribus germaniques. C’était l’époque où les Grecs et les Goths se disputaient l’Italie. Toute la politique des Byzantins était d’opposer aux Goths, aux barbares romanisés, des barbares restés tout barbares ; c’est avec des Maures, des Slaves et des Huns que Bélisaire et Narsès remportèrent leurs victoires. Les Grecs et les Goths espérèrent également pouvoir se servir des Francs comme auxiliaires. Ils ignoraient quels hommes ils appelaient. À la descente de Theudebert en Italie, les Goths vont à sa rencontre comme amis et alliés ; il fond sur eux et les massacre. Les Grecs le croient alors pour eux, et sont également massacrés. Les barbares changèrent les plus belles villes de la Lombardie en un monceau de cendres, détruisirent toute provision, et se virent eux-mêmes affamés dans le désert qu’ils avaient fait, languissant sous le soleil du Midi, dans les champs noyés qui bordent le Pô. Un grand nombre y périt. Ceux qui revinrent rapportèrent tant de butin qu’une nouvelle expédition partit peu après sous la conduite d’un Franc et d’un Suève. Ils coururent l’Italie jusqu’à la Sicile, gâtèrent plus qu’ils ne gagnèrent ; mais le climat fit justice de ces barbares[50]. Theudebert était mort aussi[51] dans la Gaule, au moment où il méditait de descendre la vallée du Danube, et d’envahir l’empire d’Orient. Justinien était pourtant son allié ; il lui avait cédé tous les droits de l’Empire sur la Gaule du Midi.

La mort de Theudebert et la désastreuse expédition d’Italie, qui suivit de près, furent le terme des progrès des Francs. L’Italie, bientôt envahie par les Lombards, se trouva dès lors fermée à leurs invasions. Du côté de l’Espagne ils échouèrent toujours[52]. Les Saxons ne tardèrent pas à rompre une alliance sans profit, et refusèrent le tribut de cinq cents vaches qu’ils avaient bien voulu payer. Clotaire, qui l’exigeait, fut battu par eux.

Ainsi les plus puissantes tribus germaniques échappèrent à l’alliance des Francs. Là commence cette opposition des Francs et des Saxons qui devait toujours s’accroître et constituer pendant tant de siècles la grande lutte des barbares. Les Saxons, auxquels les Francs ferment désormais la terre du côté de l’occident, tandis qu’ils sont poussés à l’orient par les Slaves, se tourneront vers l’Océan, vers le Nord ; associés de plus en plus aux hommes du Nord, ils courront les côtes de France[53], et fortifieront leurs colonies d’Angleterre.

Il était naturel que les vrais Germains devinssent hostiles pour un peuple livré à l’influence romaine, ecclésiastique. C’est à l’Église que Clovis avait dû en grande partie ses rapides conquêtes. Ses successeurs s’abandonnèrent de bonne heure aux conseils des Romains, des vaincus[54]. Et il devait en être ainsi ; sans compter qu’ils étaient bien plus souples, bien plus flatteurs, eux seuls étaient capables d’inspirer à leurs maîtres quelques idées d’ordre et d’administration, de substituer peu à peu un gouvernement régulier aux caprices de la force, et d’élever la royauté barbare sur le modèle de la monarchie impériale. Nous voyons déjà sous Theudebert, petit-fils de Clovis, le ministre romain Parthenius, qui veut imposer des tributs aux Francs, et qui est massacré par eux à la mort de ce roi.

Un autre petit-fils de Clovis, Chramne, fils de Clotaire, avait pour confident le Poitevin Léon ; pour ennemi, l’évêque de Clermont, Cantin, créature des Francs ; pour amis, les Bretons, chez lesquels il se retira, lorsque, ayant échoué dans une tentative de révolte, il fut poursuivi par son père. Le malheureux se réfugia avec toute sa famille dans une cabane, où son père le fit brûler.

Clotaire, seul roi de la Gaule (558-561) par la mort de ses trois frères, laissait en mourant quatre fils. Sigebert eut les campements de l’Est, ou, comme parlent les chroniqueurs, le royaume d’Ostrasie ; il résida à Metz : rapproché ainsi des tribus germaniques, dont plusieurs restaient alliées des Francs, il semblait devoir tôt ou tard prévaloir sur ses frères. Chilpéric eut la Neustrie, et fut appelé roi de Soissons. Gontran eut la Bourgogne ; sa capitale fut Chalon-sur-Saône. Pour le bizarre royaume de Charibert, qui réunissait Paris et l’Aquitaine, la mort de ce roi répartit ses États entre ses frères. L’influence romaine fut plus forte encore sous ces princes. Nous les voyons généralement livrés à des ministres gaulois, goths ou romains. Ces trois mots sont alors presque synonymes. Dans le commerce des barbares, les vaincus ont pris quelque chose de leur énergie. « Le roi Gontran, dit Grégoire de Tours, honora du patriciat Celsus, homme élevé de taille, fort d’épaules, robuste de bras, plein d’emphase dans ses paroles, d’à-propos dans ses répliques, exercé dans la lecture du droit ; il devint si avide qu’il spolia fréquemment les églises, etc. » Sigebert choisit un Arverne pour envoyé à Constantinople. Nous trouvons parmi ses serviteurs un Andarchius, « parfaitement instruit dans les œuvres de Virgile, dans le code Théodosien et l’art des calculs[55] ».

C’est à ces Romains qu’il faut désormais attribuer en grande partie ce qui se fait de bien et de mal sous les rois des Francs. C’est à eux qu’on doit rapporter la fiscalité renaissante[56] ; nous les voyons figurer dans la guerre même, et souvent avec éclat. Ainsi, tandis que le roi d’Ostrasie est battu par les Avares, et se laisse prendre par eux, le Romain Mummole, général du roi de Bourgogne, bat les Saxons et les Lombards, les force d’acheter leur retour d’Italie en Allemagne, et de payer tout ce qu’ils prennent sur la route[57].

L’origine de ces ministres gaulois des rois francs était souvent très basse. Rien ne les fait mieux connaître que l’histoire du serf Leudaste, qui devint comte de Tours. « Leudaste naquit dans l’île de Rhé, en Poitou, d’un nommé Léocade, serviteur chargé des vignes du fisc. On le fit venir pour le service royal, et il fut placé dans les cuisines de la reine ; mais comme il avait dans sa jeunesse les yeux chassieux, et que l’âcreté de la fumée leur était contraire, on le fit passer du pilon au pétrin. Quoiqu’il parût se plaire au travail de la pâte fermentée, il prit la fuite et quitta le service. On le ramena deux ou trois fois, et, ne pouvant l’empêcher de s’enfuir, on le condamna à avoir une oreille coupée. Alors, comme il n’était aucun crédit capable de cacher le signe d’infamie dont il avait été marqué en son corps, il s’enfuit chez la reine Marcovèfe, que le roi Charibert, épris d’un grand amour pour elle, avait appelée à son lit à la place de sa sœur. Elle le reçut volontiers, et l’éleva aux fonctions de gardien de ses meilleurs chevaux. Tourmenté de vanité et livré à l’orgueil, il brigua la place de comte des écuries, et l’ayant obtenue, il méprisa et dédaigna tout le monde, s’enfla de vanité, se livra à la dissolution, s’abandonna à la cupidité, et, favori de sa maîtresse, il s’entremit de côté et d’autre dans ses affaires. Après sa mort, engraissé de butin, il obtint par ses présents, du roi Charibert, d’occuper auprès de lui les mêmes fonctions ; ensuite, en punition des péchés accumulés du peuple, il fut nommé comte de Tours. Là, il s’enorgueillit de sa dignité avec une fierté encore plus insolente, se montra âpre au pillage, hautain dans les disputes, souillé d’adultère, et par son activité à semer la discorde et à porter des accusations calomnieuses, il amassa des trésors considérables. » Cet intrigant, que nous ne connaissons, il est vrai, que par les récits de Grégoire de Tours, son ennemi personnel, essaya, dit-il, de le perdre en le faisant accuser d’avoir mal parlé de la reine Frédégonde. Mais le peuple s’assembla en grand nombre, et le roi se contenta du serment de l’évêque, qui dit la messe sur trois autels. Les évêques assemblés menaçaient même le roi de le priver de la communion. Leudaste fut tué quelque temps après par les gens de Frédégonde.

Les grands noms, les noms populaires de cette époque, ceux qui sont restés dans la mémoire des hommes, sont ceux des reines, et non des rois : ceux de Frédégonde et de Brunehaut. La seconde, fille du roi des Goths d’Espagne, esprit imbu de la culture romaine, femme pleine de grâce et d’insinuation, fut appelée, par son mariage avec Sigebert, dans la sauvage Ostrasie, dans cette Germanie gauloise, théâtre d’une invasion éternelle. Frédégonde, au contraire, génie tout barbare, s’empara de l’esprit du pauvre roi de Neustrie, roi grammairien et théologien, qui dut aux crimes de sa femme le nom de Néron de la France. Elle lui fit d’abord étrangler sa femme légitime, Galswinthe, sœur de Brunehaut ; puis ses beaux-fils y passèrent, puis son beau-frère Sigebert. Cette femme terrible, entourée d’hommes dévoués qu’elle fascinait de son génie meurtrier, dont elle troublait la raison par d’enivrants breuvages[58], frappait par eux ses ennemis. Les dévoués antiques de l’Aquitaine et de la Germanie, les sectateurs des Hassassins, qui, sur un signe de leur chef, allaient en aveugles tuer et mourir, se retrouvent dans les serviteurs de Frédégonde. Elle-même, belle et homicide tout entourée de superstitions païennes[59], nous apparaît comme une Walkyrie scandinave. Elle suppléa par l’audace et le crime à la faiblesse de la Neustrie, fit à ses puissants rivaux une guerre de ruse et d’assassinats, et sauva peut-être l’occident de la Gaule d’une nouvelle invasion des barbares[60].

L’époux de Brunehaut, Sigebert, roi d’Ostrasie, avait en effet appelé les Germains. Chilpéric ne put tenir contre ces bandes. Elles se répandirent jusqu’à Paris, incendiant tout village, emmenant tout homme en captivité. Sigebert lui-même ne savait comment contenir ses terribles auxiliaires, qui ne lui auraient pas laissé sur quoi régner[61]. Il était cependant parvenu à resserrer Chilpéric dans Tournai, il se croyait roi de Neustrie, et déjà se faisait élever sur le pavois, lorsque deux hommes de Frédégonde, armés de couteaux empoisonnés, sortent de la foule et le poignardent (575). Ses ministres goths furent à l’instant massacrés par le peuple. Brunehaut, de victorieuse, de toute-puissante qu’elle était, devint captive de Chilpéric et de Frédégonde, qui lui laissèrent pourtant la vie[62]. Elle trouva ensuite le moyen d’échapper, grâce à l’amour qu’elle avait inspiré à Mérovée, fils de Chilpéric. Le malheureux fut aveuglé par sa passion au point d’épouser Brunehaut ; c’était épouser la mort. Son père le fit tuer. L’évêque de Rouen, Prétextat, homme imprudent et léger qui avait eu l’audace de les marier, fut protégé d’abord par les scrupules de Chilpéric ; plus tard Frédégonde s’en débarrassa.

Brunehaut rentra dans l’Ostrasie, où son fils enfant, Childebert II, régnait nominalement. Mais les grands ne voulurent plus obéir à l’influence gothique et romaine. Ils étaient même sur le point de tuer le Romain Lupus, duc de Champagne, le seul d’entre eux qui fût dévoué à Brunehaut. Elle se jeta au milieu des bataillons armés, et lui donna ainsi le temps d’échapper. Les grands d’Ostrasie, sentant leur supériorité sur la Gaule romaine de Bourgogne, où régnait Gontran, voulaient descendre avec leurs troupes barbares dans le Midi, et promettaient part à Chilpéric. Plusieurs des grands de la Bourgogne les appelaient. Chilpéric y donnait la main ; mais ses troupes furent battues par le vaillant patrice Mummole, dont les succès sur les Saxons et les Lombards avaient déjà protégé le royaume de Gontran. D’autre part, les hommes libres d’Ostrasie, soulevés contre les grands, peut-être à l’instigation de Brunehaut, les accusaient de trahir le jeune roi. Il semble en effet qu’à cette époque les grands d’Ostrasie et de Bourgogne se soient secrètement entendus pour se délivrer des rois Mérovingiens.

Dans la Neustrie, au contraire, le pouvoir royal paraît se fortifier. Moins belliqueuse que le royaume d’Ostrasie, moins riche que celui de Bourgogne, la Neustrie ne pouvait subsister qu’autant que les vaincus y reprendraient place à côté des vainqueurs. Aussi voyons-nous Chilpéric employer des milices gauloises contre les Bretons[63]. Il semblerait que, malgré sa férocité naturelle, Chilpéric eût essayé de se concilier les vaincus d’une manière plus directe encore. Dans une guerre contre Gontran, il tua un des siens qui n’arrêtait point le pillage. En même temps il bâtissait des cirques à Soissons et à Paris, il donnait des spectacles à l’exemple de ceux des Romains. Lui-même il faisait des vers en langue latine[64], surtout des hymnes et des prières. Il essaya, comme les empereurs Zénon et Anastase, d’imposer aux évêques un credo de sa façon, où l’on nommerait Dieu sans faire mention de la distinction des trois personnes. Le premier évêque auquel il montra cette pièce la rejeta avec mépris, et l’aurait déchirée s’il eût été plus près du prince. La patience de celui-ci indique assez combien il ménageait l’Église[65].

Ces grossiers essais de résurrection de gouvernement impérial entraînèrent le renouvellement de la fiscalité qui avait ruiné l’Empire. Chilpéric fit faire une sorte de cadastre, exigeant, dit Grégoire de Tours, une amphore de vin par demi-arpent. Ces exactions, peut-être inévitables dans la lutte terrible que la Neustrie soutenait contre l’Ostrasie secondée des barbares, n’en parurent pas moins intolérables, après une si longue interruption. C’est sans doute pour cette cause, tout autant que pour les meurtres dont Grégoire de Tours nous a transmis les horribles détails, que les noms de Chilpéric et de Frédégonde sont restés exécrables dans la mémoire du peuple. Ils crurent eux-mêmes, lorsqu’une épidémie leur enleva leurs enfants, que les malédictions du pauvre avaient attiré sur eux la colère du ciel.

« En ces jours-là, le roi Chilpéric tomba grièvement malade ; et lorsqu’il commençait à entrer en convalescence, le plus jeune de ses fils, qui n’était pas encore régénéré par l’eau ni le Saint-Esprit, tomba malade à son tour. Le voyant à l’extrémité, on le lava dans les eaux du baptême. Peu de temps après il se trouva mieux ; mais son frère aîné, nommé Chlodebert, fut pris de la maladie. Sa mère Frédégonde, le voyant en danger de mort, fut saisie de contrition, et dit au roi : « Voilà longtemps que la miséricorde divine supporte nos mauvaises actions ; elle nous a souvent frappés de fièvres et autres maux, et nous ne nous sommes pas amendés. Voilà que nous avons déjà perdu des fils ; les larmes des pauvres[66], les gémissements des veuves, les soupirs des orphelins, vont causer la mort de ceux-ci, et il ne nous reste plus l’espérance d’amasser pour personne ; nous thésaurisons, et nous ne savons plus pour qui. Nos trésors demeureront dénués de possesseurs, pleins de rapine et de malédiction. Nos celliers ne regorgeaient-ils pas de vin ? Le froment ne remplissait-il pas nos greniers ? Nos trésors n’étaient-ils pas combles d’or, d’argent, de pierres précieuses, de colliers et d’autres ornements impériaux ? Et voilà que nous perdons ce que nous avions de plus beau. Maintenant, si tu consens, viens et brûlons ces injustes registres ; qu’il nous suffise, pour notre fisc, de ce qui suffisait à ton père, le roi Clotaire. »

« Après avoir dit ces paroles, en se frappant la poitrine de ses poings, la reine se fit donner les registres que Marc lui avait apportés des cités qui lui appartenaient. Les ayant jetés dans le feu, elle se tourna vers le roi et lui dit : « Qui t’arrête ? fais ce que tu me vois faire, afin que, si nous perdons nos chers enfants, nous échappions du moins aux peines éternelles. » Le roi, touché de repentir, jeta au feu tous les registres de l’impôt, et, les ayant brûlés, envoya partout défendre à l’avenir d’en faire de semblables. Après cela, le plus jeune de leurs petits enfants mourut accablé d’une grande langueur. Ils le portèrent avec beaucoup de douleur de leur maison de Braine à Paris, et le firent ensevelir dans la basilique de Saint-Denis. On arrangea Chlodebert sur un brancard, et on le conduisit à Soissons, à la basilique de Saint-Médard. Ils le présentèrent au saint tombeau, et firent un vœu pour lui ; mais, déjà épuisé et manquant d’haleine, il rendit l’esprit au milieu de la nuit. Ils l’ensevelirent dans la basilique de Saint-Crépin-et-Saint-Crépinien, martyrs. Il y eut un grand gémissement dans tout le peuple : les hommes suivirent ses obsèques en deuil, et les femmes couvertes de vêtements lugubres, comme elles ont coutume de les porter aux funérailles de leurs maris. Le roi Chilpéric fit ensuite de grands dons aux églises et aux pauvres[67]. »

« … Après le synode dont j’ai parlé, j’avais déjà dit adieu au roi, et me préparais à m’en retourner chez moi ; mais, ne voulant pas m’en aller sans avoir dit adieu à Salvius et l’avoir embrassé, j’allai le chercher, et le trouvai dans la cour de la maison de Braine ; je lui dis que j’allais retourner chez moi, et, nous étant éloignés un peu pour causer, il me dit : « Ne vois-tu pas au-dessus de ce toit ce que j’y aperçois ? — J’y vois, lui dis-je, un petit bâtiment que le roi a dernièrement fait élever au-dessus. » Et il dit : « N’y vois-tu pas autre chose ? — Rien autre chose, » lui dis-je. Supposant qu’il parlait ainsi par manière de jeu, j’ajoutai : « Si tu vois quelque chose de plus, dis-le-moi. » Et lui, poussant un profond soupir, me dit : « Je vois le glaive de la colère divine tiré et suspendu sur cette maison. » Et véritablement les paroles de l’évêque ne furent pas menteuses ; car, vingt jours après, moururent, comme nous l’avons dit, les deux fils du roi[68]. » Chilpéric lui-même périt bientôt, assassiné, selon les uns par un amant de Frédégonde, selon d’autres par les émissaires de Brunehaut, qui aurait voulu venger ses deux époux, Sigebert et Mérovée (an 584). La veuve de Chilpéric, son fils enfant, et l’Église, et tous les ennemis de l’Ostrasie et des barbares, se tournèrent vers le roi de Bourgogne, le bon Gontran. Celui-ci était en effet le meilleur de tous ces Mérovingiens. On ne lui reprochait que deux ou trois meurtres. Livré aux femmes, au plaisir, il semblait adouci par le commerce des Romains du Midi et des gens d’Église ; il avait beaucoup de déférence pour ceux-ci ; « il était, dit Frédégaire, comme un prêtre entre les prêtres[69] ».

Gontran se déclara le protecteur de Frédégonde et de son fils Clotaire II. Frédégonde lui jura, et lui fit jurer par deux cents guerriers francs, que Clotaire était bien fils de Chilpéric. Ce bon homme semble chargé de la partie comique dans le drame terrible de l’histoire mérovingienne. Frédégonde se jouait de sa simplicité[70]. La mort de tous ses frères semble avoir vivement frappé son imagination. Il fit serment de poursuivre le meurtrier de Chilpéric jusqu’à la neuvième génération, « pour faire cesser cette mauvaise coutume de tuer les rois ». Il se croyait lui-même en péril. « Il arriva qu’un certain dimanche, après que le diacre eut fait faire silence au peuple, pour qu’on entendit la messe, le roi, s’étant tourné vers le peuple, dit : « Je vous conjure, hommes et femmes qui êtes ici présents, gardez-moi une fidélité inviolable, et ne me tuez pas comme vous avez tué dernièrement mes frères ; que je puisse au moins pendant trois ans élever mes neveux que j’ai faits mes fils adoptifs, de peur qu’il n’arrive, ce que veuille détourner le Dieu éternel ! qu’après ma mort vous ne périssiez avec ces petits enfants, puisqu’il ne resterait de notre famille aucun homme fort pour vous défendre[71]. »

Tout le peuple adressa des prières au Seigneur, pour qu’il lui plût de conserver Gontran. Lui seul en effet pouvait protéger la Bourgogne et la Neustrie contre l’Ostrasie, la Gaule contre la Germanie, l’Église, la civilisation contre les barbares. L’évêque de Tours se déclara hautement pour Gontran : « Nous fîmes dire (c’est Grégoire lui-même qui parle) à l’évêque et aux citoyens de Poitiers que Gontran était maintenant père des deux fils de Sigebert et de Chilpéric, et qu’il possédait tout le royaume, comme son père Clotaire autrefois. »

Poitiers, rivale de Tours, ne suivit point son impulsion. Elle aima mieux reconnaître le roi d’Ostrasie, trop éloigné pour lui être à charge. Pour les hommes du Midi, Aquitains et Provençaux, ils crurent que, dans l’affaiblissement de la famille mérovingienne, représentée par un vieillard et deux enfants, ils pourraient se faire un roi qui dépendrait d’eux. Ils appelèrent de Constantinople un Gondovald qui se disait issu du sang des rois francs. L’histoire de cette tentative, donnée tout au long par Grégoire de Tours, fait admirablement connaître les grands du midi de la Gaule, les Mummole, les Gontran-Boson, gens équivoques et doubles d’origine et de politique, moitié Romains, moitié barbares, et leurs liaisons avec les ennemis de la Bourgogne et de la Neustrie, avec les Grecs byzantins et les Allemands d’Ostrasie.

« Gondovald, qui se disait fils du roi Clotaire, était arrivé à Marseille, venant de Constantinople. Il faut ici exposer en peu de mots quelle était son origine. Né dans les Gaules, il avait été élevé avec soin, instruit dans les lettres, et, selon la coutume des rois de ce pays, portait les boucles de ses cheveux flottantes sur ses épaules ; il fut présenté au roi Childebert par sa mère, qui lui dit : « Voilà ton neveu, le fils du roi Clotaire : comme son père le hait, prends-le avec toi, car il est de ta chair. » Celui-ci, qui n’avait pas de fils, le prit et le garda avec lui. Cette nouvelle ayant été annoncée au roi Clotaire, il envoya des messagers à son frère pour lui dire : « Envoie ce jeune homme pour qu’il vienne vers moi. » Son frère le lui envoya sans retard. Clotaire, l’ayant vu, ordonna qu’on lui coupât la chevelure, disant : « Il n’est pas né de moi. » Après la mort de Clotaire, le roi Charibert le reçut ; mais Sigebert, l’ayant fait venir, coupa de nouveau sa chevelure et l’envoya dans la ville d’Agrippine, maintenant appelée Cologne. Ses cheveux étant revenus, il s’échappa de ce lieu et se rendit près de Narsès, qui gouvernait alors l’Italie. Là il prit une femme, engendra des fils et se rendit à Constantinople. De là, à ce qu’on rapporte, il fut longtemps après invité par quelqu’un à revenir dans les Gaules, et, débarquant à Marseille, il fut reçu par l’évêque Théodore qui lui donna des chevaux, et il alla rejoindre le duc Mummole. Mummole occupait alors, comme nous l’avons dit, la cité d’Avignon. Mais à cause de cela le duc Gontran-Boson se saisit de l’évêque Théodore et le fit garder, l’accusant d’avoir introduit un étranger dans les Gaules, et de vouloir par ce moyen soumettre le royaume des Francs à la domination de l’empereur. Théodore produisit, dit-on, une lettre signée de la main des grands du roi Childebert, et il dit : « Je n’ai rien fait par moi-même, mais seulement ce qui nous a été commandé par nos maîtres et seigneurs. » …… « Gondovald se réfugia dans une île de la mer, pour y attendre l’événement. Le duc Gontran-Boson partagea avec un des ducs du roi Gontran les trésors de Gondovald, et emporta, dit-on, en Auvergne une immense quantité d’or, d’argent et d’autres choses. »

Avant de se décider pour ou contre le prétendant, le roi d’Ostrasie envoya demander à son oncle Gontran la restitution des villes qui avaient fait partie du patrimoine de Sigebert. « Le roi Childebert envoya vers le roi Gontran l’évêque Égidius, Gontran-Boson, Sigewald et beaucoup d’autres. Lorsqu’ils furent entrés, l’évêque dit : « Nous rendons grâces au Dieu tout-puissant, ô roi très pieux, de ce qu’après bien des fatigues il t’a remis en possession des pays qui dépendent de ton royaume. » Le roi lui dit : « On doit rendre de dignes actions de grâces au Roi des rois, au Seigneur des seigneurs, dont la miséricorde a daigné accomplir ces choses ; car on ne t’en doit aucune à toi qui, par tes perfides conseils et tes parjures, as fait incendier l’année passée tous mes États ; toi qui n’as jamais tenu ta foi à aucun homme, toi dont l’astuce est partout fameuse, et qui te conduis partout, non en évêque, mais en ennemi de notre royaume ! » À ces paroles, l’évêque, outré de colère, se tut. Un des députés dit : « Ton neveu Childebert te supplie de lui faire rendre les cités dont son père était en possession. » Gontran répondit à celui-ci : « Je vous ai déjà dit que nos traités me confèrent ces villes, c’est pourquoi je ne veux point les rendre. » Un autre député lui dit : « Ton neveu te prie de lui faire remettre cette sorcière de Frédégonde, qui a fait périr un grand nombre de rois, pour qu’il venge sur elle la mort de son père, de son oncle et de ses cousins. » Le roi lui répondit : « Elle ne pourra être remise en son pouvoir, parce qu’elle a un fils qui est roi ; mais tout ce que vous dites contre elle, je ne le crois pas vrai. » Ensuite Gontran-Boson s’approcha du roi comme pour lui rappeler quelque chose ; et, comme le bruit s’était répandu que Gondovald venait d’être proclamé roi, Gontran, prévenant ses paroles, lui dit : « Ennemi de notre pays et de notre trône, qui précédemment es allé en Orient exprès pour placer sur notre trône un Ballomer (le roi appelait ainsi Gondovald), homme toujours perfide et qui ne tiens rien de ce que tu promets ! » Boson lui répondit : « Toi, seigneur et roi, tu es assis sur le trône royal, et personne n’a osé répondre à ce que tu dis ; je soutiens que je suis innocent de cette affaire. S’il y a quelqu’un, égal à moi, qui m’impute en secret ce crime, qu’il vienne publiquement et qu’il parle. Pour toi, très pieux roi, remets le tout au jugement de Dieu ; qu’il décide, lorsqu’il nous aura vu combattre en champ clos. » À ces paroles, comme tout le monde gardait le silence, le roi dit : « Cette affaire doit exciter tous les guerriers à repousser de nos frontières un étranger dont le père a tourné la meule, et, pour dire vrai, son père a manié la carde et peigné la laine. » Et, quoiqu’il se puisse bien faire qu’un homme ait à la fois ces deux métiers, un des députés répondit à ce reproche du roi : « Tu prétends donc que cet homme a eu deux pères, un cardeur et un meunier ? Cesse, ô roi, de parler si mal ; car on n’a point ouï dire qu’un seul homme, si ce n’est en matière spirituelle, puisse avoir deux pères. » Comme ces paroles excitaient le rire d’un grand nombre, un autre député dit : « Nous te disons adieu, ô roi, puisque tu ne veux pas rendre les cités de ton neveu, nous savons que la hache est entière qui a tranché la tête à tes frères ; elle te fera bientôt sauter la cervelle » ; et ils se retirèrent ainsi avec scandale. À ces mots le roi, enflammé de colère, ordonna qu’on leur jetât à la tête pendant qu’ils se retiraient du fumier de cheval, des herbes pourries, de la paille, du foin pourri et la boue puante de la ville. Couverts d’ordures, les députés se retirèrent, non sans essuyer un grand nombre d’injures et d’outrages.

Cette réponse de Gontran réunit les Ostrasiens aux Aquitains en faveur de Gondovald. Les grands du Midi l’accueillirent[72], et sous leur conduite il fit de rapides progrès. Il se vit bientôt maître de Toulouse, de Bordeaux, de Périgueux, d’Angoulême. Il recevait au nom du roi d’Ostrasie le serment des villes qui avaient appartenu à Sigebert. Le danger devenait grand pour le vieux roi de Bourgogne. Il savait que Brunehaut, Childebert et les grands d’Ostrasie favorisaient Gondovald, que Frédégonde elle-même était tentée de traiter avec lui, que l’évêque de Reims était secrètement dans son parti ; tous ceux du Midi y étaient ouvertement. La défection du parti romain ecclésiastique, dont il s’était cru si sûr, obligea Gontran de se rapprocher des Ostrasiens ; il adopta son neveu Childebert, et le nomma son héritier, lui rendit tout ce qu’il réclamait, et promit à Brunehaut de lui laisser cinq des principales cités d’Aquitaine, que sa sœur avait apportées en dot, comme ancienne possession des Goths.

La réconciliation des rois de Bourgogne et d’Ostrasie découragea le parti de Gondovald. Les Aquitains montrèrent autant d’empressement à l’abandonner qu’ils en avaient mis à l’accueillir. Il fut obligé de s’enfermer dans la ville de Comminges, avec les grands qui s’étaient le plus compromis. Ceux-ci épiaient le moment de livrer le malheureux, et de faire leur paix à ses dépens. L’un d’eux n’attendit pas même l’occasion ; il s’enfuit avec les trésors de Gondovald.

« Un grand nombre montaient sur la colline et parlaient souvent avec Gondovald, lui prodiguant les injures et lui disant : « Es-tu ce peintre qui, dans le temps du roi Clotaire, barbouillait dans les oratoires les murs et les voûtes ? Es-tu celui que les habitants des Gaules avaient coutume d’appeler du nom de Ballomer ? Es-tu celui qui, à cause de ses prétentions, a si souvent été tondu et exilé par les rois des Francs ? dis-nous au moins, ô le plus misérable des hommes, qui t’a conduit en ces lieux ; qui t’a donné l’audace extraordinaire d’approcher des frontières de nos seigneurs et rois. Si quelqu’un t’a appelé, dis-le à haute voix. Voilà la mort présente devant tes yeux, voilà la fosse que tu as cherchée longtemps, et dans laquelle tu viens te précipiter. Dénombre-nous tes satellites, déclare-nous ceux qui t’ont appelé. » Gondovald, entendant ces paroles, s’approchait et disait du haut de la porte : « Que mon père Clotaire m’ait eu en aversion, c’est ce que personne n’ignore ; que j’aie été tondu par lui et ensuite par mon frère, c’est ce qui est connu de tous. C’est ce motif qui m’a fait retirer en Italie auprès du préfet Narsès ; là j’ai pris femme et engendré deux fils. Ma femme étant morte, je pris avec moi mes enfants et j’allai à Constantinople ; j’ai vécu jusqu’à ce temps, accueilli par les empereurs avec beaucoup de bonté. Il y a quelques années, Gontran-Boson étant venu à Constantinople, je m’informai à lui, avec empressement, des affaires de mes frères, et je sus que notre famille était fort diminuée, et qu’il n’en restait que Childebert, fils de mon frère, et Gontran mon frère ; que les fils du roi Chilpéric étaient morts avec lui, et qu’il n’avait laissé qu’un petit enfant ; que mon frère Gontran n’avait pas d’enfant, et que mon neveu Childebert n’était pas très brave. Alors Gontran-Boson, après m’avoir exactement exposé ces choses, m’invita en disant : Viens, parce que tu es appelé par tous les principaux du royaume de Childebert, et personne n’ose dire un mot contre toi, car nous savons tous que tu es fils de Clotaire ; et il n’est resté personne dans les Gaules pour gouverner ce royaume, à moins que tu ne viennes. Ayant fait de grands présents à Gontran-Boson, je reçus son serment dans douze lieux saints, afin de venir ensuite avec sécurité dans ce royaume. Je vins à Marseille, où l’évêque me reçut avec une extrême bonté, car il avait des lettres des principaux du royaume de mon neveu ; je m’avançai de là vers Avignon, auprès du patrice Mummole. Mais Gontran-Boson, violant son serment et sa promesse, m’enleva mes trésors et les retint en son pouvoir. Reconnaissez donc que je suis roi comme mon frère Gontran ; cependant, si votre esprit est enflammé d’une si grande haine, qu’on me conduise au moins vers votre roi, et s’il me reconnaît pour son frère, qu’il fasse ce qu’il voudra. Si vous ne voulez pas même cela, qu’il me soit permis de m’en retourner là d’où je suis venu. Je m’en irai sans faire aucun tort à personne. Pour que vous sachiez que ce que je dis est vrai, interrogez Radegonde à Poitiers et Ingiltrude à Tours ; elles vous affirmeront la vérité de mes paroles. » Pendant qu’il parlait ainsi, un grand nombre accueillait son discours avec des injures et des outrages…

« Mummole, l’évêque Sagittaire et Waddon s’étant rendus auprès de Gondovald, lui dirent : « Tu sais quels serments de fidélité nous t’avons prêtés. Écoute à présent un conseil salutaire : éloigne-toi de cette ville, et présente-toi à ton frère comme tu l’as souvent demandé. Nous avons déjà parlé avec ces hommes, et ils ont dit que le roi ne voulait pas perdre ton appui, parce qu’il est resté peu d’hommes de votre race. » Mais Gondovald, comprenant leur artifice, leur dit tout baigné de larmes : « C’est sur votre invitation que je suis venu dans ces Gaules. De mes trésors qui comprenaient des sommes immenses d’or et d’argent, et différents objets, une partie est dans la ville d’Avignon, une partie a été pillée par Gontran-Boson. Quant à moi, plaçant, après le secours de Dieu, tout mon espoir en vous, je me suis confié à vos conseils, et j’ai toujours souhaité de régner par vous. Maintenant, si vous m’avez trompé, répondez-en auprès de Dieu, et qu’il juge lui-même ma cause. » À ces paroles, Mummole répondit : « Nous ne te disons rien de mensonger, mais voilà de braves guerriers qui t’attendent à la porte. Défais maintenant mon baudrier d’or dont tu es ceint, pour ne pas paraître marcher avec orgueil ; prends ton épée et rends-moi la mienne. » Gondovald lui dit : « Ce que je vois dans ces paroles, c’est que tu me dépouilles de ce que j’ai reçu et porté par amitié pour toi. » Mais Mummole affirmait avec serment qu’on ne lui ferait aucun mal. Ayant donc passé la porte, Gondovald fut reçu par Ollon, comte de Bourges, et par Boson. Mummole, étant rentré dans la ville avec ses satellites, ferma la porte très solidement. Se voyant livré à ses ennemis, Gondovald leva les mains et les yeux au ciel, et dit : « Juge éternel, véritable vengeur des innocents, Dieu de qui toute justice procède, à qui le mensonge déplaît, en qui ne réside aucune ruse ni aucune méchanceté, je te confie ma cause, te priant de me venger promptement de ceux qui ont livré un innocent entre les mains de ses ennemis. » Après ces paroles, ayant fait le signe de la croix, il s’en alla avec les hommes ci-dessus nommés. Quand ils se furent éloignés de la porte, comme la vallée au-dessous de la ville descend rapidement, Ollon l’ayant poussé le fit tomber en s’écriant : « Voilà votre Ballomer qui se dit frère et fils de roi. » Ayant lancé son javelot, il voulut l’en percer ; mais, l’arme, repoussée par les cercles de la cuirasse, ne lui fit aucun mal. Comme Gondovald s’était relevé et s’efforçait de remonter sur la hauteur, Boson lui brisa la tête d’une pierre ; il tomba aussitôt et mourut ; toute la multitude accourut ; et l’ayant percé de leurs lances, ils lui lièrent les pieds avec une corde, et le traînèrent tout à l’entour du camp. Lui ayant arraché les cheveux et la barbe, ils le laissèrent sans sépulture dans l’endroit où ils l’avaient tué. »

Gontran, rassuré par la mort de Gondovald, aurait fait payer aux évêques l’appui qu’ils lui avaient prêté, s’il n’eût été lui-même prévenu par la mort.

Cet événement, qui ouvrit la Bourgogne au roi d’Ostrasie, semblait par suite lui livrer encore la Neustrie. Elle résista cependant ; les Ostrasiens, l’ayant envahie, s’étonnèrent de voir une forêt mobile s’avancer contre eux ; c’était l’armée neustrienne qui s’était chargée de branchages[73] ; ils s’enfuirent. Ce fut le dernier succès de Frédégonde et de Landeric, son amant, qu’elle avait, disait-on, donné pour remplaçant à Chilpéric. Elle mourut peu de temps après. Childebert était mort avant elle. Toute la Gaule se trouva dans les mains de trois enfants, les deux fils de Childebert, appelés Theudebert II et Theuderic II, et Clotaire II, fils de Chilpéric. Celui-ci était bien faible contre les deux autres. Il fut contraint de céder aux Bourguignons ce qui était entre la Seine et la Loire, aux Ostrasiens les pays entre la Seine, l’Oise et l’Ostrasie. Mais les dissensions des vainqueurs devaient bientôt lui rendre plus qu’il n’avait perdu.

La vieille Brunehaut avait cru régner sous Theudebert, son petit-fils, en l’enivrant par les plaisirs. Elle n’y réussit que trop bien. Le prince imbécile fut bientôt gouverné par une jeune esclave qui chassa Brunehaut. Réfugiée près de Theuderic, en Bourgogne, dans un pays livré à l’influence romaine, elle y eut plus d’ascendant. Elle fit et défit les maires du palais, tua Bertoald, qui l’avait bien reçue, lui substitua son amant Protadius ; mais le peuple ayant mis en pièces ce favori, elle eut encore le crédit d’élever au pouvoir un certain Claudius. Ce gouvernement fut d’abord sans gloire. Les Ostrasiens et les Germains leurs alliés enlevèrent au royaume de Bourgogne le Sundgaw, le Turgaw, l’Alsace, la Champagne, et ravagèrent tout ce qui s’étend entre les lacs de Genève et de Neufchâtel. L’effroi de ces invasions paraît avoir réuni les populations du Midi.

« La dix-septième année de son règne, au mois de mars, dit Frédégaire, le roi Theuderic rassembla une armée à Langres, de toutes les provinces de son royaume, et la dirigeant par Andelot, après avoir pris le château de Nez, il s’achemina vers la ville de Toul. Là, Theudebert étant venu à sa rencontre, avec l’armée des Ostrasiens, ils se livrèrent bataille dans la plaine de Toul. Theuderic l’emporta sur Theudebert et renversa son armée. Dans ce combat, les Francs perdirent une multitude d’hommes vaillants. Theudebert, ayant tourné le dos, traversa le territoire de Metz, passa les Vosges, et arriva toujours fuyant à Cologne. Theuderic le suivait de près avec son armée. Un homme saint et apostolique, Léonisius, évêque de Mayence, aimant la vaillance de Theuderic, et haïssant la sottise de Theudebert, vint au-devant de Theuderic, et lui dit : « Achève ce que tu as commencé, car ton utilité exige que tu poursuives et recherches la cause du mal. Une fable rustique raconte que le loup étant un jour monté sur la montagne, comme ses fils commençaient déjà à chasser, il les appela à lui sur cette montagne et leur dit : « Aussi loin que vos yeux peuvent voir, de quelque côté que vous les tourniez, vous n’avez point d’amis, si ce n’est quelques-uns de votre espèce. Achevez donc ce que vous avez commencé. »

« Theuderic, ayant traversé les Ardennes, parvint à Tolbiac avec son armée. Theudebert avec les Saxons, les Thuringiens et le reste des nations d’outre-Rhin qu’il avait pu rassembler, marcha contre Theuderic et lui livra une nouvelle bataille à Tolbiac. On assure que ni les Francs, ni aucune autre nation d’autrefois, n’avaient encore livré de combat si acharné… Cependant Theuderic vainquit encore Theudebert, car Dieu marchait avec lui, et l’armée de Theudebert fut moissonnée par l’épée depuis Tolbiac jusqu’à Cologne. Dans certains lieux, les morts couvraient entièrement la face de la terre. Le même jour Theuderic parvint à Cologne, et il y trouva tous les trésors de Theudebert. Il envoya Berthaire, son chambellan, à la poursuite de Theudebert, qui fuyait au delà du Rhin, accompagné de peu de personnes. Il l’atteignit et le présenta à Theuderic, dépouillé de ses habits royaux. Theuderic accorda à Berthaire ses dépouilles, tout son équipage royal et son cheval ; mais il envoya Theudebert, chargé de chaînes, à Châlons. » La chronique de Saint-Bénigne rapporte que Brunehaut, son aïeule, le fit d’abord ordonner prêtre, que bientôt après elle le fit périr. « D’après l’ordre de Theuderic, un soldat saisit par le pied un fils de Theudebert encore enfant, et le frappa contre la pierre jusqu’à ce que son cerveau sortit de sa tête brisée[74]. »

L’Ostrasie et la Bourgogne, réunies sous Theuderic ou plutôt sous Brunehaut, semblaient menacer la Neustrie d’une ruine certaine. La mort de Theuderic et l’avènement de ses trois fils enfants ne changeaient rien à cette situation, si les ennemis de Clotaire eussent été unis. Mais l’Ostrasie était honteuse et irritée de sa défaite récente. En Bourgogne même, le parti romain et ecclésiastique n’était plus pour Brunehaut. Pour être sûr de ce parti, il fallait avoir pour soi les ecclésiastiques, les gagner à tout prix, et régner avec eux. Brunehaut les mit contre elle en faisant assassiner saint Didier, évêque de Vienne, qui avait voulu ramener Theuderic à sa femme légitime, et éloigner de lui les maîtresses dont sa grand’mère l’entourait. L’Irlandais saint Colomban, le restaurateur de la vie monastique, ce missionnaire hardi qui réformait les rois comme les peuples, parla à Theuderic avec la même liberté, et refusa de bénir ses fils : « Ce sont, dit-il, les fils de l’incontinence et du crime. » Chassé de Luxeuil et de l’Ostrasie, il se réfugia chez Clotaire II, et sembla légitimer la cause de la Neustrie par sa présence sacrée.

Tout abandonna Brunehaut. Les grands d’Ostrasie la haïssaient, comme appartenant aux Goths, aux Romains (ces deux mots étaient presque synonymes) ; les prêtres et le peuple avaient en horreur la persécutrice des saints[75]. Jusque-là ennemie de l’influence germanique, elle fut obligée de s’appuyer contre Clotaire du secours des Germains, des barbares. Déjà l’évêque de Metz, Arnolph, et son frère Pepin (Pipin), passèrent à Clotaire avant la bataille ; les autres se firent battre, et furent mollement poursuivis par Clotaire. Ils étaient gagnés d’avance. Le maire Warnachaire avait stipulé qu’il conserverait cette charge pendant sa vie. La vieille Brunehaut, fille, sœur, mère, aïeule de tant de rois, fut traitée avec une atroce barbarie ; on la lia par les cheveux, par un pied et par un bras, à la queue d’un cheval indompté qui la mit en pièces. On lui reprocha la mort de dix rois ; on lui compta par-dessus ses crimes ceux de Frédégonde. Le plus grand sans doute aux yeux des barbares, c’était d’avoir restauré sous quelque rapport l’administration impériale. La fiscalité, les formes juridiques, la prééminence de l’astuce sur la force, voilà ce qui rendait le monde irréconciliable à l’idée de l’ancien Empire, que les rois goths avaient essayé de relever. Leur fille Brunehaut avait suivi leurs traces. Elle avait fondé une foule d’églises, de monastères ; les monastères alors étaient des écoles. Elle avait favorisé les missions que le pape envoyait chez les Anglo-Saxons de la Grande-Bretagne. L’emploi de cet argent, arraché au peuple par tant d’odieux moyens, ne fut pas sans gloire et sans grandeur. Telle fut l’impression du long règne de Brunehaut, que celle de l’Empire semble en avoir été affaiblie dans le nord des Gaules ; le peuple fit honneur à la fameuse reine d’Ostrasie d’une foule de monuments romains. Des fragments de voies romaines qui paraissent encore en Belgique et dans le nord de la France sont appelées chaussées de Brunehaut. On montrait près de Bourges un château de Brunehaut, une tour de Brunehaut à Étampes, la pierre de Brunehaut près de Tournai, le fort de Brunehaut près de Cahors.


La Neustrie résista sous Frédégonde ; sous son fils elle vainquit. Victoire nominale, si l’on veut, qu’elle ne devait qu’à la haine des Ostrasiens contre Brunehaut ; victoire de la faiblesse, victoire des vieilles races, des Gaulois-Romains et des prêtres. L’année même qui suit la victoire de Clotaire (614), les évêques sont appelés à l’assemblée des leudes. Ils y viennent de toute la Gaule au nombre de soixante-dix-neuf. C’est l’intronisation de l’Église. Les deux aristocraties, laïque et ecclésiastique, dressent une constitution perpétuelle. Plusieurs articles d’une remarquable libéralité indiquent la main ecclésiastique : Défense aux juges de condamner, sans l’entendre, un homme libre, ou même un esclave. — Quiconque viole la paix publique doit être puni de mort. — Les leudes rentrent dans les biens dont ils ont été dépouillés dans les guerres civiles. — L’élection des évêques est assurée au peuple. — Les évêques sont les seuls juges des ecclésiastiques. — Les tributs établis depuis Chilpéric et ses frères sont abolis. Les évêques, devenus grands propriétaires, devaient, plus que personne, profiter de cette abolition. — Ainsi commence avec Clotaire II cette domination de l’Église, qui ne fait que se consolider sous les Carlovingiens, et qui n’a d’autre entr’acte que la tyrannie de Charles-Martel.

Nous savons peu de chose de Clotaire II, davantage de Dagobert. Sage, juste et justicier, Dagobert commence son règne par faire le tour de ses États, selon la coutume des rois barbares. Roi d’Ostrasie du vivant de son père, il ne garda pas longtemps après lui ses ministres ostrasiens. Les deux hommes principaux du pays, Arnolph, archevêque de Metz, puis Pepin, son frère, furent éloignés, et firent place au Neustrien Éga. Entouré de ministres romains, de l’orfèvre saint Éloi et du référendaire saint Ouen, il s’occupe de fonder des couvents, fait fabriquer des ornements d’église. Ses scribes écrivent pour la première fois les lois barbares ; on écrit les lois alors qu’elles commencent à s’effacer. Le Salomon des Francs, comme celui des Juifs, peuple ses palais de belles femmes[76], et se partage entre ses concubines et ses prêtres.

Ce prince pacifique est l’ami naturel des Grecs. Allié de l’empereur Héraclius, il intervient dans les affaires des Lombards et des Wisigoths. Dans cette vieillesse précoce de tous les peuples barbares, la décadence des Francs est encore entourée d’une sorte d’éclat.

Toutefois, il est facile d’apercevoir combien de faiblesse se cache sous ces apparences. Dès le vivant de Clotaire, l’Ostrasie a repris les provinces qui lui avaient été enlevées ; elle a exigé un roi particulier, et Dagobert, roi de ce pays à quinze ans, n’y a été effectivement qu’un instrument entre les mains de Pepin et d’Arnolph. Son père devient roi de Neustrie, l’Ostrasie réclame encore un gouvernement particulier, et se fait donner pour roi le fils du roi, le jeune Sigebert. Clotaire II a remis le tribut aux Lombards pour une somme une fois payée. Les Saxons, défaits, dit-on, par les Francs[77], se dispensent pourtant de livrer à Dagobert les cinq cents vaches qu’ils payaient jusque-là tous les ans. Les Vendes, affranchis des Avares par le Franc Samo, marchand guerrier qu’ils prirent pour chef[78], repoussent le joug de Dagobert, et défont les Francs, les Bavarois et les Lombards unis contre eux. Les Avares fugitifs eux-mêmes s’établissent de force en Bavière, et Dagobert ne s’en défait que par une perfidie[79]. Quant à la soumission des Bretons et des Gascons, elle semble volontaire : ils rendent hommage moins aux guerriers qu’aux prêtres, et le duc des Bretons, saint Judicaël, refuse de manger à la table du roi pour prendre place à celle de saint Ouen.

C’est qu’alors en effet le vrai roi, c’est le prêtre. Au milieu même de ces bruyantes invasions de barbares, qui semblaient près de tout détruire, l’Église avait fait son chemin à petit bruit. Forte, patiente, industrieuse, elle avait en quelque sorte étreint toute la société nouvelle, de manière à la pénétrer. De bonne heure elle avait abandonné la spéculation pour l’action ; elle avait repoussé la hardiesse du pélagianisme, ajourné la grande question de la liberté humaine.

Héritière du gouvernement municipal, l’Église était sortie des murs à l’approche des barbares ; elle s’était portée pour arbitre entre eux et les vaincus. Et une fois hors des murs, elle s’arrêta dans les campagnes. Fille de la cité, elle comprit que tout n’était pas dans la cité ; elle créa des évêques des champs et des bourgades, des chorévêques[80]. Sa protection s’étendit à tous : ceux même qu’elle n’ordonna point, elle les couvrit du signe protecteur de la tonsure. Elle devint un immense asile. Asile pour les vaincus, pour les Romains, pour les serfs des Romains ; les serfs se précipitèrent dans l’Église ; plus d’une fois on fut obligé de leur en fermer les portes ; il n’y eut personne pour cultiver la terre. Asile pour les vainqueurs, ils se réfugièrent dans l’Église contre le tumulte de la vie barbare, contre leurs passions, leurs violences, dont ils souffraient autant que les vaincus.

En même temps, d’immenses donations enlevaient la terre aux usages profanes pour en faire la dot des hommes pacifiques, des pauvres, des serfs. Les barbares donnèrent ce qu’ils avaient pris ; ils se trouvèrent avoir vaincu pour l’Église.

Les évêques du Midi, trop civilisés, rhéteurs et raisonneurs[81] agissent peu sur les hommes de la première race. Les anciens sièges métropolitains d’Arles, de Vienne, de Lyon même et de Bourges, perdent de leur influence. Les évêques par excellence, les vrais patriarches de la France, sont ceux de Reims et de Tours. Saint Martin de Tours est l’oracle des barbares, ce que Delphes était pour la Grèce, l’ombilicus terrarum, l’οὕθαρ ἄρουρης.

C’est saint Martin qui garantit les traités. Les rois le consultent à chaque instant sur leurs affaires, même sur leurs crimes. Chilpéric, poursuivant son malheureux fils Mérovée, dépose un papier sur le tombeau de saint Martin pour savoir s’il lui est permis de tirer le suppliant de la basilique. Le papier resta blanc, dit Grégoire de Tours. Ces suppliants, pour la plupart, gens farouches, et non moins violents que ceux qui les poursuivent, embarrassent quelquefois terriblement l’évêque ; ils deviennent les tyrans de l’asile qui les protège. Il faut voir dans le livre du bon évêque de Tours l’histoire de cet Éberulf qui veut tuer Grégoire, qui frappe les clercs s’ils tardent à lui apporter du vin. Les servantes du barbare, réfugiées avec lui dans la basilique, scandalisent tout le clergé en regardant curieusement les peintures sacrées qui en décoraient les parois.

Tours, Reims, et toutes leurs dépendances, sont exemptes d’impôts. Les possessions de Reims s’étendent dans les pays les plus éloignés, dans l’Ostrasie, dans l’Aquitaine. Chaque crime des rois barbares vaut à l’Église quelque donation nouvelle. Tout le monde désire être donné à l’Église ; c’est une sorte d’affranchissement. Les évêques ne se font nul scrupule de provoquer, d’étendre par des fraudes pieuses les concessions des rois. Le témoignage des gens du pays les soutiendra, s’il le faut. Tous, au besoin, attesteront que cette terre, ce village, ont été jadis donnés par Clovis, par le bon Gontran, au monastère, à l’évêché voisin, lequel n’en a été dépouillé que par une violence impie. Chaque jour la connivence des prêtres et du peuple devait ainsi enlever quelque chose au barbare, et profiter de sa crédulité, de sa dévotion, de ses remords. Sous Dagobert, les concessions remontent à Clovis ; sous Pepin-le-Bref, à Dagobert. Celui-ci donne en une seule fois vingt-sept bourgades à l’abbaye de Saint-Denis. Son fils, dit l’honnête Sigebert de Gemblours, fonda douze monastères et donna à saint Rémacle, évêque de Tongres, douze lieues de long, douze lieues de large dans la forêt d’Ardenne.

La plus curieuse concession est celle de Clovis à saint Remi, reproduite, ou plus probablement fabriquée, sous Dagobert :

« Clovis avait établi sa demeure à Soissons. Ce prince trouvait un grand plaisir dans la compagnie et les entretiens de saint Remi ; mais, comme le saint homme n’avait dans le voisinage de la ville d’autre habitation qu’un petit bien qui avait autrefois été donné à saint Nicaise, le roi offrit à saint Remi de lui donner tout le terrain qu’il pourrait parcourir pendant que lui-même ferait sa méridienne, cédant en cela à la prière de la reine et à la demande des habitants qui se plaignaient d’être surchargés d’exactions et contributions, et qui, pour cette raison aimaient mieux payer à l’église de Reims qu’au roi. Le bienheureux saint Remi se mit donc en chemin, et l’on voit encore aujourd’hui les traces de son passage et les limites qu’il marqua. Chemin faisant, un meunier repoussa le saint homme, ne voulant pas que son moulin fût renfermé dans l’enceinte. « Mon ami, lui dit avec douceur l’homme de Dieu, ne trouve pas mauvais que nous possédions ensemble ce moulin. » Celui-ci l’ayant refusé de nouveau, aussitôt la roue du moulin se mit à tourner à rebours ; lors le meunier de courir après saint Remi et de s’écrier : « Viens, serviteur de Dieu, et possédons ensemble ce moulin. — Non, répondit le saint, il ne sera ni à toi ni à moi. » La terre se déroba aussitôt, et un tel abîme s’ouvrit, que jamais depuis il n’a été possible d’y établir un moulin.

« De même encore, le saint passant auprès d’un petit bois, ceux à qui il appartenait l’empêchaient de le comprendre dans son domaine : « Eh bien ! dit-il, que jamais feuille ne vole ni branche ne tombe de ce bois dans mon clos. » Ce qui a été en effet observé par la volonté de Dieu, tant que le bois a duré, quoiqu’il fût tout à fait joignant et contigu.

« De là, continuant son chemin, il arriva à Chavignon, qu’il voulut aussi enclore, mais les habitants l’en empêchèrent. Tantôt repoussé et tantôt revenant, mais toujours égal et paisible, il marchait toujours, traçant les limites telles qu’elles existent encore. À la fin, se voyant repoussé tout à fait, on rapporte qu’il leur dit : Travaillez toujours et demeurez pauvres et souffrants. Ce qui s’accomplit encore aujourd’hui, par la vertu et puissance de sa parole. Quand le roi Clovis se fut levé après sa méridienne, il donna à saint Remi, par rescrit de son autorité royale, tout le terrain qu’il avait enclos en marchant ; et, de ces biens, les meilleurs sont Luilly et Cocy, dont l’Église de Reims jouit encore aujourd’hui paisiblement.

« Un homme très puissant, nommé Euloge, convaincu du crime de lèse-majesté contre le roi Clovis, eut un jour recours à l’intercession de saint Remi, et le saint homme lui obtint grâce de la vie et de ses biens. Euloge, en récompense de ce service, offrit à son généreux patron, en toute propriété, son village d’Épernay : le bienheureux évêque ne voulut point accepter une rétribution temporelle comme salaire de son intervention. Mais voyant Euloge couvert de confusion et décidé à se retirer du monde, parce qu’il n’y pouvait plus rester, ne méritant plus de vivre que par la clémence royale, au déshonneur de sa maison, il lui donna un sage conseil, lui disant que, s’il voulait être parfait, il vendît tous ses biens et en distribuât l’argent aux pauvres, pour suivre Jésus-Christ. Ensuite, fixant la valeur, et prenant dans le trésor ecclésiastique cinq mille livres d’argent, il les donna à Euloge, et acquit à l’Église la propriété de ses biens. Laissant ainsi à tous évêques et prêtres ce bon exemple que, quand ils intercèdent pour ceux qui viennent se jeter dans le sein de l’Église ou entre les bras des serviteurs de Dieu, et qu’ils leur rendent quelque service, jamais ils ne le doivent faire en vue d’une récompense temporelle, ni accepter en salaire des biens passagers ; mais bien au contraire, selon le commandement du Seigneur, donner pour rien comme ils ont reçu pour rien

« Saint Rigobert obtint du roi Dagobert des lettres d’immunité pour son Église, lui remontrant que, sous tous les rois francs ses prédécesseurs, depuis le temps de saint Remi et du roi Clovis, par lui baptisé, elle avait toujours été libre et exempte de toute servitude et charge publique. Le roi donc, voulant ratifier ou renouveler ce privilège de l’avis de ses grands, et dans la même forme que les rois ses prédécesseurs, ordonna que tous biens, villages et hommes, appartenant à la sainte Église de Reims, ou à la basilique de Saint-Remi situés ou demeurant tant en Champagne, dans la ville ou les faubourgs de Reims, qu’en Ostrasie, Neustrie, Bourgogne, pays de Marseille, Rouergue, Gévaudan, Auvergne, Touraine, Poitou, Limousin, et partout ailleurs dans ses pays et royaumes, seraient à perpétuité exempts de toute charge ; qu’aucun juge public n’oserait entrer sur les terres de ces deux saintes Églises de Dieu pour y faire leur séjour, y rendre aucun jugement ou lever aucune taxe ; enfin, qu’elles conserveraient à toujours les immunités et privilèges à elles concédés par les rois ses prédécesseurs…

« Ce vénérable évêque fut en fort grande amitié avec Pepin, maire du palais, auquel il avait coutume d’envoyer fréquemment des eulogies, en signe de bénédiction. Or, en ce moment, Pepin séjournait au village de Gernicourt ; et, ayant appris de l’évêque que cette demeure lui plaisait, il la lui offrit, ajoutant qu’il lui donnerait en outre tout le terrain dont il pourrait faire le tour tandis qu’il reposerait à l’heure de midi. Rigobert, suivant donc l’exemple de saint Remi, se mit en route et fit poser de distance en distance les limites qui se voient encore aujourd’hui, et traça ainsi l’enceinte pour obvier à toute contestation. À son réveil, Pepin, le trouvant de retour, lui confirma la donation de tout le terrain qu’il venait d’enclore ; et pour indice mémorable du chemin qu’il a suivi, on y voit, en toute saison, l’herbe plus riche et plus verte qu’en aucun autre lieu d’alentour. Il est encore un autre miracle non moins digne d’attention que le Seigneur se plaît à opérer sur ces terres, sans doute en vue des mérites de son serviteur : c’est que, depuis la concession faite au saint évêque, jamais tempête ni grêle ne fait dommage en son domaine ; et, tandis que tous les lieux d’alentour sont battus et ravagés, l’orage s’arrête aux limites de l’Église, sans jamais oser les franchir[82]. »

Ainsi tout favorisait l’absorption de la société par l’Église, tout y entrait, Romains et barbares, serfs et libres, hommes et terres, tout se réfugiait au sein maternel. L’Église améliorait tout ce qu’elle recevait du dehors ; mais elle ne pouvait le faire sans se détériorer d’autant elle-même. Avec les richesses l’esprit du monde entrait dans le clergé, avec la puissance, la barbarie qui en était alors inséparable. Les serfs devenus prêtres gardaient les vices de serfs, la dissimulation, la lâcheté. Les fils des barbares devenus évêques restaient souvent barbares. Un esprit de violence et de grossièreté envahissait l’Église. Les écoles monastiques de Lérins, de Saint-Maixent, de Reomé, de l’île Barbe, avaient perdu leur éclat ; les écoles épiscopales d’Autun, de Vienne, de Poitiers, de Bourges, d’Auxerre, subsistaient silencieusement. Les conciles devenaient de plus en plus rares : cinquante-quatre au sixième siècle, vingt au septième, sept seulement dans la première moitié du huitième.

Le génie spiritualiste de l’Église se réfugia dans les moines. L’état monastique fut un asile pour l’Église, comme l’Église l’avait été pour la société. Les monastères d’Irlande et d’Écosse, mieux préservés du mélange germanique, tentèrent une réformation du clergé gaulois. Ainsi, au premier âge de l’Église, le Breton Pélage avait allumé l’étincelle qui éclaira tout l’Occident ; puis le breton Faustus, plus modéré dans les mêmes doctrines, ouvrit la glorieuse école de Lérins. Au second âge, ce fut encore un Celte, mais cette fois un Irlandais, saint Colomban, qui entreprit la réforme des Gaules. Un mot sur l’Église celtique.

Les Kymry de Bretagne et de Galles, rationalistes, les Gaëls d’Irlande, poètes et mystiques, présentent toutefois dans leur histoire ecclésiastique un caractère commun, l’esprit d’indépendance et l’opposition contre Rome. Ils s’entendaient mieux avec les Grecs, et gardèrent longtemps, malgré l’éloignement, malgré tant de révolutions, tant de misères diverses, des relations avec les Églises de Constantinople et d’Alexandrie. Déjà Pélage est un vrai fils d’Origène. Quatre cents ans plus tard, l’Irlandais Scot traduit les Pères grecs, et adopte le panthéisme alexandrin. Saint Colomban, au septième siècle, défend aussi contre le pape de Rome l’usage grec de célébrer la Pâque : « Les Irlandais, dit-il, sont meilleurs astronomes que vous autres Romains[83]. » Ce fut un Irlandais, un disciple de saint Colomban, Virgile, évêque de Salzbourg, qui affirma le premier que la terre est ronde, et que nous avons des antipodes. Toutes les sciences étaient alors cultivées avec éclat dans les monastères d’Écosse et d’Irlande. Ces moines, appelés culdées[84], ne connaissaient guère plus de hiérarchie que les modernes presbytériens d’Écosse. Ils vivaient douze à douze, sous un abbé élu par eux ; l’évêque n’était, conformément au sens étymologique, qu’un surveillant. Le célibat ne paraît pas avoir été régulièrement observé dans cette Église[85]. Elle se distinguait encore par la forme particulière de la tonsure, et quelques autres singularités. En Irlande, on baptisait avec du lait[86].

Le plus célèbre de ces établissements des culdées est celui d’Iona, fondé, comme presque tous, sur les ruines des écoles druidiques : Iona, la sépulture de soixante-dix rois d’Écosse, la mère des moines, l’oracle de l’Occident au septième et au huitième siècle. C’était la ville des morts, comme Arles dans les Gaules et Thèbes en Égypte.

La guerre que les empereurs soutinrent contre les nombreux usurpateurs qui sortirent de la Bretagne, dans les derniers siècles de l’Empire[87], les papes la continuèrent contre l’hérésie celtique, contre Pélage, contre l’Église écossaise et irlandaise. À cette Église, toute grecque de langue et d’esprit, Rome opposa souvent des Grecs ; dès le commencement du cinquième siècle, elle envoie contre eux Palladios, platonicien d’Alexandrie ; mais les doctrines de Palladios parurent bientôt aussi peu orthodoxes que celles qu’il attaquait. Des hommes plus sûrs furent envoyés, saint Loup, saint Germain d’Auxerre[88], et trois disciples de saint Germain, Dubricius, Iltutus, et saint Patrice, le grand apôtre de l’Irlande. On sait toutes les fables dont on a orné la vie de ce dernier ; la plus incroyable, c’est qu’il n’ait trouvé nulle connaissance de l’écriture dans un pays que nous voyons en si peu d’années tout couvert de monastères, et fournissant des missionnaires à tout l’Occident. L’invasion saxonne fit trêve aux querelles religieuses ; mais dès que les Saxons furent définitivement établis, le pape envoya en Bretagne le moine Augustin, de l’ordre de Saint-Benoît. Les envoyés de Rome réussirent auprès des Saxons d’Angleterre, et commencèrent cette conquête spirituelle qui devait avoir de si grands résultats. Du monastère d’Iona, fondé précisément à la même époque par saint Colomban, sortit son célèbre disciple, saint Colombanus[89], dont nous avons vu le zèle hardi contre Brunehaut. Ce missionnaire ardent et impétueux rattacha un instant la Gaule aux principes de l’Église irlandaise.

La chute des enfants de Sigebert et de Brunehaut, la réunion de l’Ostrasie à la Neustrie, était une occasion favorable. Dans la Neustrie, dans tout le midi des Gaules, les traces de l’invasion disparaissant, les Germains s’étaient comme fondus dans la population gauloise et romaine. Les races antiques reprenaient force, la Neustrie avait repoussé l’Ostrasie sous Frédégonde, et se l’était réunie sous Clotaire. Ce prince et son fils Dagobert, moins Francs que Romains, devaient être favorables aux progrès de l’Église celtique, dont les mœurs et les lumières faisaient honte au caractère barbare qu’avait pris celle des Gaules.

Saint Colomban avait passé d’abord en Gaule avec douze compagnons. Une foule d’autres semblent les avoir suivis pour peupler les nombreux monastères que fondèrent ces premiers apôtres. Pour saint Colomban, nous l’avons vu d’abord s’établir dans les plus profondes solitudes des Vosges, sur les ruines d’un temple païen, circonstance que son biographe remarque dans toutes les fondations du saint. Là, il reçut bientôt les enfants de tous les grands de cette partie de la Gaule. Mais la jalousie des évêques vint l’y troubler. La singularité des rites irlandais prêtait à leurs attaques[90]. La liberté avec laquelle il parla à Theuderic et Brunehaut détermina son expulsion de Luxeuil. Reconduit par la Loire hors des Gaules, il y rentra par les États de Clotaire II, qui le reçut avec honneur. Ce fut en effet pour ce prince un immense avantage d’apparaître aux yeux des peuples comme le protecteur des saints, que ses ennemis persécutaient. De là Colomban passa en Suisse, où saint Gall, son disciple, fonda le fameux monastère de ce nom ; puis il se fixa en Italie près du Bavarois Agilulfe, roi des Lombards ; il s’y bâtit une retraite à Bobbio, et y resta jusqu’à sa mort, quelques instances que lui fit Clotaire vainqueur de revenir auprès de lui. C’est de là qu’il écrivit au pape ses lettres éloquentes et bizarres, pour la réunion des Églises irlandaise et romaine. Il y parle au nom du roi et de la reine des Lombards ; c’est, dit-il, à leur prière qu’il écrit. Peut-être les opinions qu’il exprime sur la supériorité de l’Église d’Irlande étaient-elles partagées par Clotaire et Dagobert, son fils. Du moins, nous voyons ces princes multiplier par toute la France les monastères de saint Colomban ; au contraire, la race ostrasienne des Carlovingiens doit s’unir étroitement avec le pape, et assujettir tous les monastères à la règle de saint Benoît.

Des grandes écoles de Luxeuil et de Bobbio sortaient les fondateurs d’une foule d’abbayes : saint Gall, dont nous avons parlé ; saints Magne et Théodore, premiers abbés de Kempten et Fuessen près d’Augsbourg ; saint Attale de Bobbio ; saint Romaric de Remiremont ; saint Omer, saint Bertin, saint Amand, ces trois apôtres de la Flandre ; saint Wandrille, parent des Carlovingiens, fondateur de la grande école de Fontenelle en Normandie, qui doit être à son tour la métropole de tant d’autres. Ce fut Clotaire II qui éleva saint Amand à l’épiscopat, et Dagobert voulut que son fils fût baptisé par ce saint. Saint Éloi, le ministre de Dagobert, fonde en Limousin Solignac, d’où sortira saint Remacle, le grand évêque de Liège. Il avait dit un jour à Dagobert : « Seigneur, accordez-moi ce don, pour que j’en fasse une échelle par où vous et moi nous monterons au ciel. »

À côté de ces écoles, on vit des vierges savantes en ouvrir d’autres aux personnes de leur sexe. Sans parler de celles de Poitiers et d’Arles, de celle de Maubeuge, où sainte Aldegonde écrivit ses révélations, sainte Gertrude, abbesse de Nivelle, avait été étudier en Irlande ; sainte Bertille, abbesse de Chelles, était si célèbre qu’une foule de disciples des deux sexes affluaient autour d’elle de toute la Gaule et de la Grande-Bretagne.

Quelle était la règle nouvelle à laquelle tant de monastères s’étaient soumis ? Les bénédictins[91] ne demandent pas mieux que de nous persuader qu’elle n’est autre que celle de saint Benoît, et les textes mêmes qu’ils allèguent prouvent évidemment le contraire. Par exemple, des religieuses obtiennent de saint Donat, disciple de saint Colomban, devenu évêque de Besançon, qu’il fera pour elles un rapprochement des règles de saint Césaire d’Arles, de saint Benoît, de saint Colomban ; saint Projectus en fit autant pour d’autres religieuses. Ces règles n’étaient donc pas les mêmes.

La règle de saint Colomban, opposée en ceci à la règle de saint Benoît, ne prescrit pas l’obligation d’un travail régulier ; elle assujettit le moine à un nombre énorme de prières. En général, elle ne porte pas cette empreinte d’esprit positif qui distingue l’autre à un si haut degré. Elle prescrit de même l’obéissance, mais elle ne laisse pas les peines à l’arbitraire de l’abbé : elle les indique d’avance pour chaque délit avec une minutieuse et bizarre précision. Dans cet étrange code pénal, bien des choses scandalisent le lecteur moderne. « Un an de pénitence pour le moine qui a perdu une hostie ; pour le moine qui a failli avec une femme, deux jours au pain et à l’eau, un jour seulement s’il ignorait que ce fût une faute. » En général, la tendance est mystique ; le législateur a plus égard aux pensées qu’aux actes. — « La chasteté du moine, dit-il, s’estime par ses pensées : que sert qu’il soit vierge de corps, s’il ne l’est d’esprit[92] ? »

Cette réforme, doublement remarquable et par son éclat, et par sa liaison avec le réveil des races vaincues dans les Gaules, était loin pourtant de satisfaire aux besoins du temps. Ce n’était pas de pratiques pieuses, d’élans mystiques qu’il s’agissait, lorsque la barbarie pesait si lourdement, et qu’une invasion nouvelle était toujours imminente sur le Rhin. Saint Benoît avait compris qu’il fallait à une telle époque un monachisme plus humble, plus laborieux, pour défricher la terre, devenue tout inculte et sauvage, pour défricher l’esprit des barbares. Mais l’Église irlandaise, animée d’un indomptable esprit d’individualité et d’opposition, n’était d’accord ni avec Rome, ni avec elle-même. Saint Gall, le principal disciple de saint Colomban, refusa de le suivre en Italie, resta en Suisse, et y travailla pour son compte[93]. Saint Colomban, passant alors en Italie, s’occupa de combattre l’arianisme des Orientaux ; c’était se tourner vers le monde fini, vers le passé, au lieu de regarder vers la Germanie, vers l’avenir. Comme il était encore sur le Rhin, il eut un instant l’idée d’entreprendre la conversion des Suèves ; plus tard, celle des Slaves. Un ange l’en détourna dans un songe, et, lui traçant une image du monde, il lui désigna l’Italie. Ce défaut de sympathie pour les Germains, pour les travaux obscurs de leur conversion, est-il la condamnation de saint Colomban et de l’Église celtique ? Les missionnaires anglo-saxons, disciples soumis de Rome, vont, avec le secours d’une dynastie ostrasienne, recueillir dans l’Allemagne cette moisson que l’Irlande n’a pu, ou n’a pas voulu cueillir[94].


L’impuissance de l’Église celtique, son défaut d’unité, se retrouve dans la monarchie qui à cette époque dominait nominalement toute la Gaule. La dissolution définitive semble commencer avec la mort de Dagobert. Sous lui, il est probable que l’influence ecclésiastique fut supérieure à celle des grands. Les prêtres, dont nous le voyons entouré, doivent avoir suivi les traditions de l’ancien gouvernement neustrien dans sa lutte contre l’Ostrasie, c’est-à-dire contre le pays des barbares et de l’aristocratie. Lorsque le fameux maire du palais, Ébroin, envoya demander conseil à l’évêque de Rouen, saint Ouen, le vieux ministre de Dagobert répondit sans hésiter : « De Frédégonde te souvienne ! »

Les grands manquèrent d’abord leur coup en Ostrasie, sous Sigebert III, fils de Dagobert. Pepin avait été maire, puis son fils Grimoald, et celui-ci, à la mort de Sigebert, avait essayé de faire roi un de ses propres enfants. Il était secondé par Dido, évêque de Poitiers, oncle du fameux saint Léger. L’oncle et le neveu étaient les chefs des grands dans le Midi. Le vrai roi n’avait que trois ans. On se débarrassa sans peine de cet enfant. Dido le conduisit en Irlande. Mais les hommes libres d’Ostrasie tendirent des embûches à Grimoald, l’arrêtèrent et l’envoyèrent à Paris, au roi de Neustrie Clovis II, fils de Dagobert, qui le fit mourir avec son fils.

Les trois royaumes se trouvèrent ainsi réunis sous Clovis II, ou plutôt sous Erchinoald, maire du palais de Neustrie. Pendant la minorité des trois fils de Clovis, le même Erchinoald, puis le fameux Ébroin, remplirent la même charge, s’appuyant du nom et de la sainteté de Bathilde, veuve du dernier roi. C’était une esclave saxonne que Clovis avait faite reine. Ces maires, ennemis des grands, leur opposaient avec avantage aux yeux des peuples une esclave et une sainte.

Quelle était précisément cette charge des maires du palais ? M. de Sismondi ne peut croire que le maire ait été originairement un officier royal. Il y voit un magistrat populaire, institué pour la protection des hommes libres, comme le justiza d’Aragon. Cette espèce de tribun et de juge eût été appelé morddom, juge du meurtre. Ces mots allemands auraient été facilement confondus avec ceux de major domûs, et la mairie assimilée à la charge de l’ancien comte du palais impérial. Nul doute que le maire n’ait été souvent élu, et même de bonne heure, aux époques de minorité ou d’affaiblissement du pouvoir royal ; mais aussi nul doute qu’il n’ait été choisi par le roi, au moins jusqu’à Dagobert[95]. Quiconque connaît l’esprit de la famille germanique ne s’étonnera pas de trouver dans le maire un officier du palais. Dans cette famille, la domesticité ennoblit. Toutes les fonctions réputées serviles chez les nations du Midi sont honorables chez celles du Nord, et en réalité elles sont rehaussées par le dévouement personnel. Dans les Niebelungen, le maître des cuisines, Rumolt, est un des principaux chefs des guerriers. Aux festins du couronnement impérial, les électeurs tenaient à honneur d’apporter le boisseau d’avoine, et de mettre les plats sur la table. Chez ces nations, quiconque est grand dans le palais est grand dans le peuple. Le plus grand du palais (major) devait être le premier des leudes, leur chef dans la guerre, leur juge dans la paix. Or, à une époque où les hommes libres avaient intérêt à être sous la protection royale, in truste regiâ, à devenir antrustions et leudes, le juge des leudes dut peu à peu se trouver le juge du peuple.

Le maire Ébroin avait entrepris l’impossible, établir l’unité, lorsque tout tendait à la dispersion ; fonder la royauté, quand les grands se fortifiaient de toutes parts. Les deux moyens qu’il prit pour y parvenir étaient utiles, si on eût pu les employer. Le premier fut de choisir les ducs et les grands dans une autre province que celle où ils avaient leurs possessions, leurs esclaves, leurs clients ; isolés ainsi de leurs moyens personnels de puissance, ils auraient été les simples hommes du roi, et n’auraient pas rendu les charges héréditaires dans leur famille. En outre, Ébroin paraît avoir essayé de rapprocher les lois, les usages divers des nations qui composaient l’empire des Francs ; cette tentative sembla tyrannique, et elle l’était en effet à cette époque.

Aussi l’Ostrasie échappa d’abord à Ébroin ; elle exigea un roi, un maire, un gouvernement particulier. Puis, les grands d’Ostrasie et de Bourgogne, entre autres saint Léger, évêque d’Autun, neveu de Dido, évêque de Poitiers (tous deux étaient amis des Pepins), marchent contre Ébroin au nom du jeune Childéric II, roi d’Ostrasie[96]. Ébroin, abandonné des grands neustriens, est enfermé au monastère de Luxeuil. Saint Léger, qui avait contribué à la révolution, n’en profita guère. Il fut accusé, à tort ou à droit, d’aspirer au trône, de concert avec le Romain Victor, patrice souverain de Marseille, qui était venu pour une affaire auprès de Childéric. Les grands du Nord inspirèrent au roi une défiance naturelle contre le chef des grands du Midi, et saint Léger fut enfermé à Luxeuil avec ce même Ébroin qu’il y avait enfermé lui-même. L’ adoucissement des mœurs est ici visible. Sous les premiers Mérovingiens, un tel soupçon eût infailliblement entraîné la mort.

Cependant l’Ostrasien Childéric eut à peine respiré l’air de la Neustrie qu’il devint, lui aussi, ennemi des grands. Dans un accès de fureur, il fit battre de verges un d’entre eux, nommé Bodilo. Ce châtiment servile les irrita tous. Childéric II fut assassiné dans la forêt de Chelles ; les assassins n’épargnèrent pas même sa femme enceinte et son fils enfant.

Ébroin et saint Léger sortirent de Luxeuil réconciliés en apparence, mais ils se séparèrent bientôt pour profiter des deux révolutions qui venaient de s’opérer en Ostrasie et en Neustrie. Les rôles étaient changés : pendant que les grands triomphaient avec saint Léger en Neustrie, par la mort de Childéric, les hommes libres d’Ostrasie avaient fait revenir d’Irlande cet enfant (Dagobert II) que la famille des Pepins avait autrefois éloigné du trône, dans l’espoir de s’y asseoir elle-même. Les hommes libres d’Ostrasie formèrent une armée à Ébroin, le ramenèrent triomphant en Neustrie, où ils firent dégrader, aveugler, tuer saint Léger, comme coupable d’avoir conseillé la mort de Childéric II. Au moment même, un autre Mérovingien était tué en Ostrasie par les amis de saint Léger. Les deux Pepins et Martin, petits-fils d’Arnulf, évêque de Metz, et neveux de Grimoald, firent condamner par un conseil et poignarder Dagobert II, le roi des hommes libres, c’est-à-dire du parti allié d’Ébroin. Ébroin vengea Dagobert comme il avait vengé Childéric II. Il attira Martin dans une conférence et l’y fit assassiner. Lui-même fut tué peu après par un noble Franc qu’il avait menacé de la mort.

Cet homme remarquable avait, comme Frédégonde, défendu avec succès la France de l’ouest, et retardé vingt années le triomphe des grands ostrasiens. Sa mort leur livra la Neustrie. Ses successeurs furent défaits par Pepin à Testry, entre Saint-Quentin et Péronne.

Cette victoire des grands sur le parti populaire, de la Gaule germanique sur la Gaule romaine, ne sembla pas d’abord entraîner un changement de dynastie. Pepin adopta le roi même au nom duquel Ébroin et ses successeurs avaient combattu. On peut cependant considérer la bataille de Testry comme la chute de la famille de Clovis. Peu importe que cette famille traîne encore le titre de roi dans l’obscurité de quelque monastère. Désormais le nom des princes mérovingiens ne sera plus attesté comme signe de parti ; ils cesseront bientôt d’être employés même comme instruments. Le dernier terme de la décadence est arrivé.

Selon une vieille légende, le père de Clovis ayant enlevé Basine, la femme du roi de Thuringe, « elle lui dit la première nuit, comme ils étaient couchés : Abstenons-nous ; lève-toi, et ce que tu auras vu dans la cour du palais, tu le diras à ta servante. S’étant levé, il vit comme des lions, des licornes et des léopards qui se promenaient. Il revint et dit ce qu’il avait vu. La femme lui dit alors : Va voir de nouveau, et reviens dire à ta servante. Il sortit et vit cette fois des ours et des loups. A la troisième fois, il vit des chiens et d’autres bêtes chétives. Ils passèrent la nuit chastement, et quand ils se levèrent, Basine lui dit : Ce que tu as vu des yeux est fondé en vérité. Il nous naîtra un lion ; ses fils courageux ont pour symboles le léopard et la licorne. D’eux naîtront des ours et des loups, pour le courage et la voracité. Les derniers rois sont les chiens, et la foule des petites bêtes indique ceux qui vexeront le peuple, mal défendu par ses rois[97]. »

La dégénération est en effet rapide chez ces Mérovingiens. Des quatre fils de Clovis, un seul, Clotaire, laisse postérité. Des quatre fils de Clotaire, un seul a des enfants. Ceux qui suivent, meurent presque tous adolescents. Il semble que ce soit une espèce d’hommes particulière. Tout Mérovingien est père à quinze ans, caduc à trente. La plupart n’atteignent pas cet âge. Charibert II meurt à vingt-cinq ans ; Sigebert II, Clovis II, à vingt-six, à vingt-trois ; Childéric II à vingt-quatre ; Clotaire III à dix-huit ; Dagobert II à vingt-six ou vingt-sept, etc. Le symbole de cette race, ce sont les énervés de Jumièges, ces jeunes princes à qui l’on a coupé les articulations, et qui s’en vont sur un bateau au cours du fleuve qui les porte à l’Océan ; mais ils sont recueillis dans un monastère.

Qui a coupé leurs nerfs et brisé leurs os, à ces enfants des rois barbares ? c’est l’entrée précoce de leurs pères dans la richesse et les délices du monde romain qu’ils ont envahi. La civilisation donne aux hommes des lumières et des jouissances. Les lumières, les préoccupations de la vie intellectuelle, balancent, chez les esprits cultivés, ce que les jouissances ont d’énervant. Mais les barbares qui se trouvent tout à coup placés dans une civilisation disproportionnée n’en prennent que les jouissances. Il ne faut pas s’étonner s’ils s’y absorbent et y fondent, pour ainsi dire, comme la neige devant un brasier.

Le pauvre vieil historien Frédégaire exprime bien tristement dans son langage barbare cet affaissement du monde mérovingien. Après avoir annoncé qu’il essayera de continuer Grégoire de Tours : « J’aurais souhaité, dit-il, qu’il me fût échu en partage une telle faconde, que je pusse quelque peu lui ressembler. Mais l’on puise difficilement à une source dont les eaux tarissent. Désormais le monde se fait vieux, la pointe de la sagacité s’émousse en nous. Aucun homme de ce temps ne peut ressembler aux orateurs des âges précédents, aucun n’oserait y prétendre[98]. »

  1. Tacite.
  2. App. 62.
  3. Ceux-ci avaient égard à la position astronomique des lieux ; de là les noms de : Wisigoths, Ostrogoths, Wessex, Sussex, Essex, etc. Les Celtes, au contraire.
  4. Dans la Saga de Regnar Lodbrog, les Normands vont à la recherche de Rome, dont on leur a vanté les richesses et la gloire ; ils arrivent à Luna, la prennent pour Rome et la pillent. Détrompés, ils rencontrent un vieillard qui marche avec des souliers de fer ; il leur dit qu’il va à Rome, mais que cette ville est si loin qu’il a déjà usé une pareille paire de souliers, ce qui les décourage.
  5. App. 63.
  6. Tacite.
  7. App. 64.
  8. Voy. mon Histoire romaine, I.
  9. Jacob Grimm.
  10. App. 65.
  11. App. 66.
  12. Voy. les formules d’initiation du compagnonnage allemand dans mon Introduction à l’Histoire universelle.
  13. Priscus.
  14. Niebelungen, 87. — Il semble que, dans ses admirables compositions, Cornélius ait eu sous les yeux les Niebelungen allemands plus que l’Edda et les Sagas scandinaves.
  15. Voy. le Voyage d’Edgar Quinet, 5e volume des Œuvres complètes, 1857.
  16. App. 67.
  17. App. 68.
  18. App. 69.
  19. App. 70.
  20. Ils eurent le poste d’honneur à la bataille.
  21. Gérontius.
  22. Paul Orose.
  23. Les Hérules et les Lombards se contentèrent du tiers.
  24. Aug. Thierry.
  25. App. 71.
  26. App. 72.
  27. App. 73.
  28. App. 74.
  29. App. 75.
  30. L’invasion d’Attila en Italie n’y avait pas laissé une impression moins profonde. Dans une bataille qu’il livra aux Romains, aux portes même de Rome, tout, disait-on, avait péri des deux côtés. « Mais les âmes des morts se relevèrent et combattirent avec une infatigable fureur trois jours et trois nuits. »
  31. Attila, dans sa retraite, massacre, selon la légende, les onze mille vierges de Cologne.
  32. Du côté des Romains étaient les Wisigoths et leur roi Théodoric ; du côté des Huns, les Ostrogoths et les Gépides. Un Ostrogoth tua Théodoric.
  33. Je te donnerais volontiers mon bouclier,
    Si j’osais te l’offrir devant Chriemhild…
    N’importe ! prends-le, Hagen, et porte-le à ton bras.
    Ah ! puisses-tu le porter jusque chez vous, jusqu’à la terre des Burgundes.

  34. App. 76.
  35. App. 77.
  36. App. 78.
  37. App. 79.
  38. Dans le long séjour qu’ils firent en Belgique, ils durent nécessairement se mêler aux indigènes, et n’arrivèrent sans doute en Gaule que lorsqu’ils étaient devenus en partie Belges.
  39. Ainsi les Francs s’associent contre les ariens tous les catholiques de la Gaule.
  40. Grégoire de Tours.
  41. App. 80.
  42. App. 81.
  43. App. 82.
  44. App. 83.
  45. Prosternebat enim quotidie Deus hostes ejus sub manu ipsius, et augebat regnum ejus, eo quod ambularet recto corde coram eo, et faceret quæ placita erant in oculis ejus. — Ces paroles sanguinaires étonnent dans la bouche d’un historien qui montre partout ailleurs beaucoup de douceur et d’humanité.
  46. Lettre écrite par Clovis à un évêque, à l’occasion de sa guerre contre les Goths.
  47. Grégoire de Tours.
  48. Grégoire de Tours. — Dans la Hesse et la Franconie, ils avaient écartelé ou écrasé sous les roues de leurs chariots plus de deux cents jeunes filles, et en avaient ensuite distribué les membres à leurs chiens et à leurs oiseaux de chasse. Voy. le discours de Theuderic aux siens.
  49. Grégoire de Tours. Un troisième fils de Clodomir échappa, et se réfugia dans un couvent. C’est saint Clodoald ou saint Cloud.
  50. App. 84.
  51. Blessé par un taureau sauvage.
  52. La première fois qu’ils l’envahirent, Childebert et Clotaire prétendaient venger leur sœur, maltraitée par son mari Amalaric, roi des Wisigoths, qui voulait la convertir à l’arianisme. Elle avait envoyé à ses frères un mouchoir teint de son sang. (Grégoire de Tours.)
  53. App. 85.
  54. App. 86.
  55. Grégoire de Tours.
  56. Frédégaire parle de la tyrannie fiscale d’un Protadius, maire du palais en 605, sous Theuderic, et favori de Brunehaut.
  57. App. 87.
  58. Grégoire de Tours. Frédégonde donne un breuvage à deux clercs pour qu’ils aillent assassiner Childebert.
  59. App. 88.
  60. « De Frédégonde te souvienne ! » dit saint Ouen à son ami Ébroin, défenseur de la Neustrie contre l’Ostrasie. — La prédominance appartint d’abord à la Neustrie. Depuis Clovis, et avant le complet anéantissement de l’autorité royale, sous les maires du palais, quatre rois ont réuni toute la monarchie franque : ce sont des rois de Neustrie : — Clotaire Ier, 558-561. — Clotaire II, 613-628. — Dagobert Ier, 631-638. — Clovis II, 655-656. — En effet, c’était en Neustrie que s’était établi Clovis, avec la tribu alors prépondérante. — La Neustrie était plus centrale, plus romaine, plus ecclésiastique. — L’Ostrasie était en proie aux fluctuations continuelles de l’émigration germanique.
  61. « Les bourgs situés aux environs de Paris furent entièrement consumés par la flamme, dit Grégoire de Tours ; l’ennemi détruisit les maisons comme tout le reste, et emmena même les habitants en captivité. Sigebert conjurait qu’on n’en fit rien ; mais il ne pouvait contenir la fureur des peuples venus de l’autre bord du Rhin. Il supportait donc tout avec patience, jusqu’à ce qu’il pût revenir dans son pays. Quelques-uns de ces païens se soulevèrent contre lui, lui reprochant de s’être soustrait au combat ; mais lui, plein d’intrépidité, monta à cheval, se présenta devant eux, les apaisa par des paroles de douceur, et ensuite en fit lapider un grand nombre. »
  62. Chilpéric vint à Paris prendre les trésors de Brunehaut, et la relégua elle-même à Rouen, et ses filles à Meaux.
  63. Grégoire de Tours.
  64. App. 89.
  65. App. 90.
  66. On peut juger de la violence de ce gouvernement par la manière dont Chilpéric dota sa fille Rigunthe. Il fit enlever comme esclaves, pour la suivre en Espagne, une foule de colons royaux ; un grand nombre se donnèrent la mort, et le cortège partit en chargeant le roi de malédictions.
  67. Grégoire de Tours.
  68. Idem.
  69. Une femme guérit son fils de la fièvre quarte en lui donnant de l’eau où elle avait fait infuser une frange du manteau de Gontran. (Grégoire de Tours).
  70. Grégoire de Tours : « Gontran protégeait Frédégonde et l’invitait souvent à des repas, lui promettant qu’il serait pour elle un solide appui. Un certain jour qu’ils étaient ensemble, la reine se leva et dit adieu au roi, qui la retint en lui disant : « Prenez encore quelque chose. » Elle lui dit : « Permettez-moi, je vous en prie, seigneur, car il m’arrive, selon la coutume des femmes, qu’il faut que je me lève pour enfanter. » Ces paroles le rendirent stupéfait, car il savait qu’il n’y avait que quatre mois qu’elle avait mis un fils au monde : il lui permit cependant de se retirer. »
  71. Grégoire de Tours.
  72. App. 91.
  73. Ainsi dans Shakespeare, Macbeth, acte V « Je regardais du côté de Birnham, quand tout à coup il m’a semblé que la forêt se mettait en mouvement… » — De même l’armée des hommes de Kent qui marcha contre Guillaume-le-Conquérant, après la bataille d’Hastings.
  74. Frédégaire.
  75. Moine de Saint-Gall.
  76. App. 92.
  77. App. 93.
  78. App. 94.
  79. App. 95.
  80. App. 96.
  81. App. 97.
  82. Flodoard.
  83. App. 98.
  84. Solitaires de Dieu. Deus et Celare, Cella, ont des racines analogues dans les langues latine et celtique.
  85. Les femmes et les enfants des culdées réclamaient une part dans les dons faits à l’autel. (Low.)
  86. App. 99.
  87. Britannia, fertilis provincia tyrannorum. (Saint Jérôme.)
  88. Saint Loup naquit à Toul, épousa la sœur de saint Hilaire, évêque d’Arles, fut moine à Lérins, puis évêque de Troyes. — Saint Germain, né à Auxerre, fut d’abord duc des troupes de la marche Armorique et Nervicane. De retour à Auxerre, il se livrait tout entier à la chasse, et élevait des trophées en mémoire des succès qu’il y obtenait. Saint Amator, évêque de la ville, l’en chassa, puis le convertit et l’ordonna prêtre malgré lui. Il eut pour disciples sainte Geneviève et saint Patrice. Saint Germain et saint Martin, le chasseur et le soldat, étaient les deux saints les plus populaires de la France. Mais saint Hubert succéda à saint Germain dans le patronage des chasseurs.
  89. Saint Colomban explique lui-même le rapport mystique de son nom avec les mots jona, barjona, qui signifie colombe dans les livres saints.
  90. App. 100.
  91. L’Église de Rome était fortement intéressée à supprimer les écrits d’un ennemi, qui avait pourtant laissé dans la mémoire des peuples une si grande réputation de sainteté. Aussi la plupart des livres de saint Colomban ont péri. Quelques-uns se trouvaient encore au seizième siècle à Besançon et à Bobbio, d’où ils furent, dit-on, portés aux bibliothèques de Rome et de Milan.
  92. App. 101.
  93. App. 102.
  94. Les Bollandistes disent très bien qu’il y a entre la règle de saint Colomban et celle de saint Benoît la même différence qu’entre les règles des franciscains et des dominicains. C’est l’opposition de la loi et de la grâce. L’ordre de Saint-Benoît devait prévaloir : 1o sur le rationalisme des Pélagiens ; 2o sur le mysticisme de saint Colomban.
  95. App. 103.
  96. La querelle de saint Léger et d’Ébroin enveloppait aussi une querelle nationale, une haine de villes. Saint Léger, évêque d’Autun, avait pour lui l’évêque de Lyon, et contre lui les évêques de Valence et de Châlons. Ces deux villes faisaient ainsi la guerre à leurs rivales, les deux capitales de la Bourgogne. — Lorsque saint Léger se fut livré volontairement à ses ennemis, Autun n’en fut pas moins obligé de se racheter. Ils voulaient chasser aussi l’évêque de Lyon, mais les Lyonnais s’armèrent pour le défendre. Les villes prennent évidemment part active à la querelle.
  97. Grégoire de Tours. — Basine a le don de seconde vue, comme la Brunhild de l’Edda. Comme Brunhild, elle se livre au plus vaillant.
  98. App. 104.