Histoire de France (Jules Michelet)/édition 1893/Moyen Âge/Livre 5/Chapitre 4
CHAPITRE IV
L’étonnement du pape fut extrême, quand il apprit que le roi se passait de lui, dans la poursuite d’un ordre qui ne pouvait être jugé que par le Saint-Siège. La colère lui fit oublier sa servilité ordinaire, sa position précaire et dépendante au milieu des États du roi. Il suspendit les pouvoirs des juges ordinaires, archevêques et évêques, ceux même des inquisiteurs.
La réponse du roi est rude. Il écrit au pape : Que Dieu déteste les tièdes ; que ces lenteurs sont une sorte de connivence avec les crimes des accusés ; que le pape devrait plutôt exciter les évêques. « Ce serait une grave injure aux prélats de leur ôter le ministère qu’ils tiennent de Dieu. Ils n’ont pas mérité cet outrage ; ils ne le supporteront pas ; le roi ne pourrait le tolérer sans violer son serment… Saint-Père, quel est le sacrilège qui osera vous conseiller de mépriser ceux que Jésus-Christ envoie, ou plutôt Jésus lui-même ?… Si l’on suspend les inquisiteurs, l’affaire ne finira jamais… Le roi n’a pas pris la chose en main comme accusateur, mais comme champion de la foi et défenseur de l’Église, dont il doit rendre compte à Dieu[1] ».
Philippe laissa croire au pape qu’il allait lui remettre les prisonniers entre les mains ; il se chargeait seulement de garder les biens pour les appliquer au service de la terre sainte (25 décembre 1307). Son but était d’obtenir que le pape rendît aux évêques et aux inquisiteurs leurs pouvoirs qu’il avait suspendus. Il lui envoya soixante-douze Templiers à Poitiers, et fit partir de Paris les principaux de l’ordre ; mais il ne les fit pas avancer plus loin que Chinon. Le pape s’en contenta ; il obtint les aveux de ceux de Poitiers. En même temps, il leva la suspension des juges ordinaires, se réservant seulement le jugement des chefs de l’ordre.
Cette molle procédure ne pouvait satisfaire le roi. Si la chose eût été traînée ainsi à petit bruit, et pardonnée comme au confessionnal, il n’y avait pas moyen de garder les biens. Aussi pendant que le pape s’imaginait tout tenir dans ses mains, le roi faisait instrumenter à Paris par son confesseur, inquisiteur général de France. On obtint sur-le-champ cent quarante aveux par les tortures ; le fer et le feu y furent employés[2]. Ces aveux une fois divulgués, le pape ne pouvait plus arranger la chose. Il envoya deux cardinaux à Chinon demander aux chefs, au grand maître, si tout cela était vrai ; les cardinaux leur persuadèrent d’avouer, et ils s’y résignèrent[3]. Le pape, en effet, les réconcilia, et les recommanda au roi. Il croyait les avoir sauvés.
Philippe le laissait dire et allait son chemin. Au commencement de 1308, il fit arrêter par son cousin le roi de Naples tous les Templiers de Provence[4]. À Pâques, les États du royaume furent assemblés à Tours. Le roi s’y fit adresser un discours singulièrement violent contre le clergé : « Le peuple du royaume de France adresse au roi d’instantes supplications… Qu’il se rappelle que le prince des fils d’Israël, Moïse, l’ami de Dieu, à qui le Seigneur parlait face à face, voyant l’apostasie des adorateurs du veau d’or, dit : Que chacun prenne le glaive et tue son proche parent… Il n’alla pas pour cela demander le consentement de son frère Aaron, constitué grand prêtre par l’ordre de Dieu… Pourquoi donc le roi très chrétien ne procéderait-il pas de même, même contre tout le clergé, si le clergé errait ainsi ou soutenait ceux qui errent[5] ? »
À l’appui de ce discours, vingt-six princes et seigneurs se constituèrent accusateurs, et donnèrent procuration pour agir contre les Templiers par-devant le pape et le roi. La procuration est signée des ducs de Bourgogne et de Bretagne, des comtes de Flandre, de Nevers et d’Auvergne, du vicomte de Narbonne, du comte Talleyrand de Périgord. Nogaret signe hardiment entre Lusignan et Coucy[6].
Armé de ces adhésions, « le roi, dit Dupuy, alla à Poitiers, accompagné d’une grande multitude de gens, qui étaient ceux de ses procureurs que le roi avait retenus près de lui pour prendre avis sur les difficultés qui pourraient survenir[7] ».
En arrivant, il baisa humblement les pieds au pape. Mais celui-ci vit bientôt qu’il n’obtiendrait rien. Philippe ne pouvait entendre à aucun ménagement. Il lui fallait traiter rigoureusement les personnes pour pouvoir garder les biens. Le pape, hors de lui, voulait sortir de la ville, échapper à son tyran ; qui sait même s’il n’aurait pas fui hors de France ? Mais il n’était pas homme à partir sans son argent. Quand il se présenta aux portes avec ses mulets, ses bagages, ses sacs, il ne put passer ; il vit qu’il était prisonnier du roi, non moins que les Templiers. Plusieurs fois, il essaya de fuir, toujours inutilement. Il semblait que son tout-puissant maître s’amusât des tortures de cette âme misérable qui se débattait encore.
Clément resta donc et parut se résigner. Il rendit, le 1er août 1308, une bulle adressée aux archevêques et aux évêques. Cette pièce est singulièrement brève et précise, contre l’usage de la cour de Rome. Il est évident que le pape écrit malgré lui, et qu’on lui pousse la main. Quelques évêques, selon cette bulle, avaient écrit qu’ils ne savaient comment on devait traiter les accusés qui s’obstineraient à nier, et ceux qui rétracteraient leurs aveux. « Ces choses, dit le pape, n’étaient pas laissées indécises par le droit écrit, dont nous savons que plusieurs d’entre vous ont pleine connaissance ; nous n’entendons pour le présent faire en cette affaire un nouveau droit, et nous voulons que vous procédiez selon que le droit exige. »
Il y avait ici une dangereuse équivoque : jura scripta s’entendait-il du droit romain, ou du droit canonique, ou des règlements de l’inquisition ?
Le danger était d’autant plus réel, que le roi ne se dessaisissait pas des prisonniers pour les remettre au pape, comme il le lui avait fait espérer. Dans l’entrevue, il l’amusa encore, il lui promit les biens, pour le consoler de n’avoir pas les personnes ; ces biens devaient être réunis à ceux que le pape désignerait. C’était le prendre par son faible ; Clément était fort inquiet de ce que ces biens allaient devenir[8].
Le pape avait rendu (5 juillet 1308) aux juges ordinaires, archevêques et évêques, leurs pouvoirs un instant suspendus. Le 1er août encore, il écrivait qu’on pouvait suivre le droit commun. Et le 12, il remettait l’affaire à une commission. Les commissaires devaient instruire le procès dans la province de Sens, à Paris, évêché dépendant de Sens. D’autres commissaires étaient nommés pour en faire autant dans les autres parties de l’Europe, pour l’Angleterre l’archevêque de Cantorbéry, pour l’Allemagne ceux de Mayence, de Cologne et de Trêves. Le jugement devait être prononcé d’alors en deux ans, dans un concile général, hors de France, à Vienne, en Dauphiné, sur terre d’Empire.
La commission, composée principalement d’évêques[9], était présidée par Gilles d’Aiscelin, archevêque de Narbonne, homme doux et faible, de grandes lettres et de peu de cœur. Le roi et le pape, chacun de leur côté, croyaient cet homme tout à eux. Le pape crut calmer plus sûrement encore le mécontentement de Philippe en adjoignant à la commission le confesseur du roi, moine dominicain et grand inquisiteur de France, celui qui avait commencé le procès avec tant de violence et d’audace.
Le roi ne réclama pas. Il avait besoin du pape. La mort de l’empereur Albert d’Autriche (1er mai 1308) offrait à la maison de France une haute perspective. Le frère de Philippe, Charles-de-Valois, dont la destinée était de demander tout et de manquer tout, se porta pour candidat à l’Empire. S’il eût réussi, le pape devenait à jamais serviteur et serf de la maison de France. Clément écrivit pour Charles-de-Valois ostensiblement, secrètement contre lui.
Dès lors il n’y avait plus de sûreté pour le pape sur les terres du roi. Il parvint à sortir de Poitiers, et se jeta dans Avignon (mars 1309). Il s’était engagé à ne pas quitter la France et, de cette façon, il ne violait pas, il éludait sa promesse. Avignon c’était la France, et ce n’était pas la France. C’était une frontière, une position mixte, une sorte d’asile, comme fut Genève pour Calvin, Ferney pour Voltaire. Avignon dépendait de plusieurs et de personne. C’était terre d’Empire, un vieux municipe, une république sous deux rois. Le roi de Naples comme comte de Provence, le roi de France comme comte de Toulouse, avaient chacun la seigneurie d’une moitié d’Avignon. Mais le pape allait y être bien plus roi qu’eux, lui dont le séjour attirerait tant d’argent dans cette petite ville.
Clément se croyait libre, mais traînait sa chaîne. Le roi le tenait toujours par le procès de Boniface. À peine établi dans Avignon, il apprend que Philippe lui fait amener par les Alpes une armée de témoins. À leur tête marchait ce capitaine de Ferentino, ce Raynaldo de Supino qui avait été dans l’affaire d’Anagni le bras droit de Nogaret. À trois lieues d’Avignon, les témoins tombèrent dans une embuscade qui leur avait été dressée. Raynaldo se sauva à grand’peine à Nîmes, et fit dresser acte, par les gens du roi, de ce guet-apens[10].
Le pape écrivit bien vite à Charles-de-Valois pour le prier de calmer son frère. Il écrivit au roi lui-même (23 août 1309), que si les témoins étaient retardés dans leur chemin, ce n’était pas sa faute, mais celle des gens du roi qui devraient pourvoir à leur sûreté. Philippe lui reprochait d’ajourner indéfiniment l’examen des témoins, vieux et malades, et d’attendre qu’ils fussent morts. Des partisans de Boniface avaient, disait-on, tué ou torturé des témoins ; un de ceux-ci avait été trouvé mort dans son lit. Le pape répond qu’il ne sait rien de tout cela ; ce qu’il sait, c’est que pendant ce long procès les affaires des rois, des prélats, du monde entier, dorment et attendent. Un des témoins qui, dit-on, a disparu, se trouve précisément en France et chez Nogaret.
Le roi avait dénoncé au pape certaines lettres injurieuses. Le pape répond qu’elles sont, pour le latin et l’orthographe, manifestement indignes de la cour de Rome. Il les a fait brûler. Quant à en poursuivre les auteurs, une expérience récente a prouvé que ces procès subits contre des personnages importants ont une triste et dangereuse issue[11].
Cette lettre du pape était une humble et timide profession d’indépendance à l’égard du roi, une révolte à genoux. L’allusion aux Templiers qui la termine, indiquait assez l’espoir que plaçait le pape dans les embarras où ce procès devait jeter Philippe-le-Bel.
La commission pontificale, rassemblée le 7 août 1309, à l’évêché de Paris, avait été entravée longtemps. Le roi n’avait pas plus envie de voir justifier les Templiers que le pape de condamner Boniface. Les témoins à charge contre Boniface étaient maltraités à Avignon, les témoins à décharge dans l’affaire des Templiers étaient torturés à Paris. Les évêques n’obéissaient point à la commission pontificale, et ne lui envoyaient point les prisonniers[12]. Chaque jour la commission assistait à une messe, puis siégeait ; un huissier criait à la porte de la salle : « Si quelqu’un veut défendre l’ordre de la milice du Temple, il n’a qu’à se présenter. » Mais personne ne se présentait. La commission revenait le lendemain, toujours inutilement.
Enfin, le pape ayant, par une bulle (13 septembre 1309), ouvert l’instruction du procès contre Boniface, le roi permit, en novembre, que le grand maître du Temple fût amené devant les commissaires[13]. Le vieux chevalier montra d’abord beaucoup de fermeté. Il dit que l’ordre était privilégié du Saint-Siège, et qu’il lui semblait bien étonnant que l’Église romaine voulût procéder subitement à sa destruction, lorsqu’elle avait sursis à la déposition de l’empereur Frédéric II pendant trente-deux ans.
Il dit encore qu’il était prêt à défendre l’ordre, selon son pouvoir ; qu’il se regarderait lui-même comme un misérable, s’il ne défendait un ordre dont il avait reçu tant d’honneur et d’avantages ; mais qu’il craignait de n’avoir pas assez de sagesse et de réflexion, qu’il était prisonnier du roi et du pape, qu’il n’avait pas quatre deniers à dépenser pour la défense, pas d’autre conseil qu’un frère servant ; qu’au reste, la vérité paraîtrait, non seulement par le témoignage des Templiers, mais par celui des rois, princes, prélats, ducs, comtes et barons, dans toutes les parties du monde.
Si le grand maître se portait ainsi pour défenseur de l’ordre, il allait prêter une grande force à la défense et sans doute compromettre le roi. Les commissaires l’engagèrent à délibérer mûrement. Ils lui firent lire sa déposition devant les cardinaux. Cette déposition n’émanait pas directement de lui-même ; par pudeur ou pour tout autre motif, il avait renvoyé les cardinaux à un frère servant qu’il chargeait de parler pour lui. Mais lorsqu’il fut devant la commission, et que les gens d’Église lui lurent à haute voix ces tristes aveux, le vieux chevalier ne put entendre de sang-froid de telles choses dites en face. Il fit le signe de la croix, et dit que si les seigneurs commissaires du pape[14] eussent été autres personnes, il aurait eu quelque chose à leur dire. Les commissaires répondirent qu’ils n’étaient pas gens à relever un gage de bataille. — « Ce n’est pas là ce que j’entends, dit le grand maître, mais plût à Dieu qu’en tel cas on observât contre les pervers la coutume des Sarrasins et des Tartares ; ils leur tranchent la tête ou les coupent par le milieu. »
Cette réponse fit sortir les commissaires de leur douceur ordinaire. Ils répondirent avec une froide dureté : « Ceux que l’Église trouve hérétiques, elle les juge hérétiques, et abandonne les obstinés au tribunal séculier. »
L’homme de Philippe-le-Bel, Plasian, assistait à cette audience, sans y avoir été appelé. Jacques Molay, effrayé de l’impression que ses paroles avaient produite sur ces prêtres, crut qu’il valait mieux se confier à un chevalier. Il demanda la permission de conférer avec Plasian ; celui-ci l’engagea, en ami, à ne pas se perdre, et le décida à demander un délai jusqu’au vendredi suivant. Les évêques le lui donnèrent, et ils lui en auraient donné davantage de grand cœur[15].
Le vendredi, Jacques reparut, mais tout changé. Sans doute Plasian l’avait travaillé dans sa prison. Quand on lui demanda de nouveau s’il voulait défendre l’ordre, il répondit humblement qu’il n’était qu’un pauvre chevalier illettré ; qu’il avait entendu lire une bulle apostolique où le pape se réservait le jugement des chefs de l’ordre ; que, pour le présent, il ne demandait rien de plus.
On lui demanda expressément s’il voulait défendre l’ordre. Il dit que non ; il priait seulement les commissaires d’écrire au pape qu’il le fît venir au plus tôt devant lui. Il ajoutait avec la naïveté de l’impatience et de la peur : « Je suis mortel, les autres aussi ; nous n’avons à nous que le moment présent. »
Le grand maître, abandonnant ainsi la défense, lui ôtait l’unité et la force qu’elle pouvait recevoir de lui. Il demanda seulement à dire trois mots en faveur de l’ordre. D’abord, qu’il n’y avait nulle église où le service divin se fît plus honorablement que dans celles des Templiers. Deuxièmement, qu’il ne savait nulle religion où il se fît plus d’aumônes qu’en la religion du Temple ; qu’on y faisait trois fois la semaine l’aumône à tout venant. Enfin, qu’il n’y avait, à sa connaissance, nulle sorte de gens qui eussent tant versé de sang pour la foi chrétienne, et qui fussent plus redoutés des infidèles ; qu’à Mansourah, le comte d’Artois les avait mis à l’avant-garde, et que s’il les avait crus…
Alors une voix s’éleva : « Sans la foi, tout cela ne sert de rien au salut. »
Nogaret, qui se trouvait là, prit aussi la parole : « J’ai ouï dire qu’en les chroniques qui sont à Saint-Denis, il était écrit qu’au temps du sultan de Babylone, le maître d’alors et les autres grands de l’ordre avaient fait hommage à Saladin, et que le même Saladin, apprenant un grand échec de ceux du Temple, avait dit publiquement que cela leur était advenu en châtiment d’un vice infâme, et de leur prévarication contre leur loi. »
Le grand maître répondit qu’il n’avait jamais ouï dire pareille chose ; qu’il savait seulement que le grand maître d’alors avait maintenu les trêves, parce qu’autrement il n’aurait pu garder tel ou tel château. Jacques Molay finit par prier humblement les commissaires et le chancelier Nogaret qu’on lui permît d’entendre la messe et d’avoir sa chapelle et ses chapelains. Ils le lui promirent en louant sa dévotion.
Ainsi commençaient en même temps les deux procès du Temple et de Boniface VIII. Ils présentaient l’étrange spectacle d’une guerre indirecte du roi et du pape. Celui-ci, forcé par le roi de poursuivre Boniface, était vengé par les dépositions des Templiers contre la barbarie avec laquelle les gens du roi avaient dirigé les premières procédures. Le roi déshonorait la papauté, le pape déshonorait la royauté. Mais le roi avait la force ; il empêchait les évêques d’envoyer aux commissaires du pape les Templiers prisonniers, et en même temps il poussait sur Avignon des nuées de témoins qu’on lui ramassait en Italie. Le pape, en quelque sorte assiégé par eux, était condamné à entendre les plus effrayantes dépositions contre l’honneur du pontificat.
Plusieurs des témoins s’avouaient infâmes et détaillaient tout au long dans quelles saletés ils avaient trempé en commun avec Boniface[16]. L’une de leurs dépositions les moins dégoûtantes, de celles qu’on peut traduire, c’est que Boniface avait fait tuer son prédécesseur ; il aurait dit à l’un de ces misérables : « Ne reparais pas devant moi avant d’avoir tué Célestin. » Le même Boniface aurait fait un sabbat, un sacrifice au diable. Ce qui est plus vraisemblable dans ce vieux légiste italien, dans ce compatriote de l’Arétin et de Machiavel, c’est qu’il était incrédule, impie et cynique en ses paroles… Des gens ayant peur dans un orage, et disant que c’était la fin du monde, il aurait dit : « Le monde a toujours été et sera toujours. — Seigneur on assure qu’il y aura une résurrection ? — Avez-vous jamais vu ressusciter personne ? »
Un homme, lui apportant des figues de Sicile, lui disait : « Si j’étais mort en mon voyage, Christ eût eu pitié de moi. » À quoi Boniface aurait répondu : « Va, je suis bien plus puissant que ton Christ ; moi, je puis donner des royaumes. »
Il parlait de tous les mystères avec une effroyable impiété, il disait de la Vierge : « Non credo in Mariola ! Mariola ! Mariola ! » Et ailleurs : « Nous ne croyons plus ni l’ânesse ni l’ânon[17]. »
Ces bouffonneries ne sont pas bien prouvées. Ce qui l’est mieux et ce qui fut peut-être plus funeste à Boniface, c’est sa tolérance. Un inquisiteur de Calabre avait dit : « Je crois que le pape favorise les hérétiques, car il ne nous permet plus de remplir notre office. » Ailleurs ce sont des moines qui font poursuivre leur abbé pour hérésie ; il est convaincu par l’inquisition. Mais le pape s’en moque : « Vous êtes des idiots, leur dit-il ; votre abbé est un savant homme, et il pense mieux que vous : allez et croyez comme il croit. »
Après tous ces témoignages, il fallut que Clément V endurât face à face l’insolence de Nogaret (16 mars 1310). Il vint en personne à Avignon, mais accompagné de Plasian et d’une bonne escorte de gens armés. Nogaret, ayant pour lui le roi et l’épée, était l’oppresseur de son juge.
Dans les nombreux factums qu’il avait déjà lancés, on trouve la substance de ce qu’il put dire au pape ; c’est un mélange d’humilité et d’insolence, de servilisme monarchique et de républicanisme classique, d’érudition pédantesque et d’audace révolutionnaire. On aurait tort d’y voir un petit Luther. L’amertume de Nogaret ne rappelle pas les belles et naïves colères du bonhomme de Wittemberg, dans lequel il y avait tout ensemble un enfant et un lion ; c’est plutôt la bile amère et recuite de Calvin, cette haine à la quatrième puissance…
Dans son premier factum, Nogaret avait déclaré ne pas lâcher prise. L’action contre l’hérésie, dit-il, ne s’éteint point par la mort, morte non exstinguitur. Il demandait que Boniface fût exhumé et brûlé.
En 1318, il veut bien se justifier ; mais c’est qu’il est d’une bonne âme de craindre la faute, même où il n’y a pas faute ; ainsi firent Job, l’Apôtre et saint Augustin… Ensuite, il sait des gens qui, par ignorance, sont scandalisés à cause de lui ; il craint, s’il ne se justifie, que ces gens-là ne se damnent en pensant mal de lui, Nogaret. Voilà pourquoi il supplie, demande, postule et requiert comme droit, avec larmes et gémissements, mains jointes, genoux en terre… En cette humble posture, il prononce, en guise de justification, une effroyable invective contre Boniface. Il n’y a pas moins de soixante chefs d’accusation.
Boniface, dit-il encore, ayant décliné le jugement et repoussé la convocation du concile, était, par cela seul, contumace et convaincu. Nogaret n’avait pas une minute à perdre pour accomplir son mandat. À défaut de la puissance ecclésiastique ou civile, il fallait bien que le corps de l’Église fût défendu par un catholique quelconque ; tout catholique est tenu d’exposer sa vie pour l’Église. « Moi donc, Guillaume Nogaret, homme privé, et non pas seulement homme privé, mais chevalier, tenu, par devoir de chevalerie, à défendre la république, il m’était permis, il m’était imposé de résister au susdit tyran pour la vérité du Seigneur. — Item, comme ainsi soit que chacun est tenu de défendre sa patrie, au point qu’on mériterait récompense si, en cette défense, on tuait son père[18], il m’était loisible, que dis-je ? obligatoire, de défendre ma patrie, le royaume de France, qui avait à craindre le ravage, le glaive, etc. »
Puis donc que Boniface sévissait contre l’Église et contre lui-même, more furiosi, il fallait bien lui lier les pieds et les mains. Ce n’était pas là acte d’ennemi, bien au contraire.
Mais voilà qui est plus fort. C’est Nogaret qui a sauvé la vie à Boniface, et il a encore sauvé un de ses neveux. Il n’a laissé donner à manger au pape que par gens à qui il se fiait. Aussi Boniface délivré lui a donné l’absolution. À Anagni même, Boniface a prêché devant une grande multitude que tout ce qui lui était arrivé par Nogaret ou ses gens lui était venu du Seigneur.
Cependant le procès du Temple avait commencé à grand bruit, malgré la désertion du grand maître. Le 28 mars 1310, les commissaires se firent amener dans le jardin de l’évêché les chevaliers qui déclaraient vouloir défendre l’ordre ; la salle n’eût pu les contenir : ils étaient cinq cent quarante-six. On leur lut en latin les articles de l’accusation. On voulait ensuite les leur lire en français. Mais ils s’écrièrent que c’était bien assez de les avoir entendus en latin, qu’ils ne se souciaient pas que l’on traduisît de pareilles turpitudes en langue vulgaire. Comme ils étaient si nombreux, pour éviter le tumulte, on leur dit de déléguer des procureurs, de nommer quelques-uns d’entre eux qui parleraient pour les autres. Ils auraient voulu parler tous, tant ils avaient repris courage. « Nous aurions bien dû aussi, s’écrièrent-ils, n’être torturés que par procureurs[19]. » Ils déléguèrent pourtant deux d’entre eux, un chevalier, frère Raynaud de Pruin, et un prêtre, frère Pierre de Boulogne, procureur de l’ordre près la cour pontificale. Quelques autres leur furent adjoints.
Les commissaires firent ensuite recueillir par toutes les maisons de Paris qui servaient de prison aux Templiers[20], les dépositions de ceux qui voudraient défendre l’ordre. Ce fut un jour affreux qui pénétra dans les prisons de Philippe-le-Bel. Il en sortit d’étranges voix, les unes fières et rudes, d’autres pieuses, exaltées, plusieurs naïvement douloureuses. Un des chevaliers dit seulement : « Je ne puis pas plaider à moi seul contre le pape et le roi de France[21]. » Quelques-uns remettent pour toute déposition une prière à la Sainte Vierge : « Marie, étoile des mers, conduis-nous au port du salut[22]… » Mais la pièce la plus curieuse est une protestation en langue vulgaire, où, après avoir soutenu l’innocence de l’ordre, les chevaliers nous font connaître leur humiliante misère, le triste calcul de leurs dépenses[23]. Étranges détails et qui font un cruel contraste avec la fierté et la richesse tant célébrée de cet ordre !… Les malheureux, sur leur pauvre paye de douze deniers par jour, étaient obligés de payer le passage de l’eau pour aller subir leurs interrogatoires dans la Cité, et de donner encore de l’argent à l’homme qui ouvrait ou rivait leurs chaînes.
Enfin les défenseurs présentèrent un acte solennel au nom de l’ordre. Dans cette protestation singulièrement forte et hardie, ils déclarent ne pouvoir se défendre sans le grand maître, ni autrement que devant le concile général. Ils soutiennent « que la Religion du Temple est sainte, pure et immaculée devant Dieu et son Père[24]. L’institution régulière, l’observance salutaire, y ont toujours été, y sont encore en vigueur. Tous les frères n’ont qu’une profession de foi qui dans tout l’univers a été, est toujours observée de tous, depuis la fondation jusqu’au jour présent. Et qui dit ou croit autrement, erre totalement, pèche mortellement. » C’était une affirmation bien hardie de soutenir que tous étaient restés fidèles aux règles de la fondation primitive ; qu’il n’y avait eu nulle déviation, nulle corruption. Lorsque le juste pèche sept fois par jour, cet ordre superbe se trouvait pur et sans péché. Un tel orgueil faisait frémir.
Ils ne s’en tenaient pas là. Ils demandaient que les frères apostats fussent mis sous bonne garde jusqu’à ce qu’il apparût s’ils avaient porté un vrai témoignage.
Ils auraient voulu encore qu’aucun laïque n’assistât aux interrogatoires. Nul doute en effet que la présence d’un Plasian, d’un Nogaret, n’intimidât les accusés et les juges.
Ils finissent par dire que la commission pontificale ne peut aller plus avant : « Car enfin nous ne sommes pas en lieu sûr ; nous sommes et avons toujours été au pouvoir de ceux qui suggèrent des choses fausses au seigneur roi. Tous les jours, par eux ou par d’autres, de vive voix, par lettres ou messages, ils nous avertissent de ne pas rétracter les fausses dépositions qui ont été arrachées par la crainte ; qu’autrement nous serons brûlés[25]. »
Quelques jours après, nouvelle protestation, mais plus forte encore, moins apologétique que menaçante et accusatrice. « Ce procès, disent-ils, a été soudain, violent, inique et injuste ; ce n’est que violence atroce, intolérable erreur… Dans les prisons et les tortures, beaucoup et beaucoup sont morts ; d’autres en resteront infirmes pour leur vie ; plusieurs ont été contraints de mentir contre eux-mêmes et contre leur ordre. Ces violences et ces tourments leur ont totalement enlevé le libre arbitre, c’est-à-dire tout ce que l’homme peut avoir de bon. Qui perd le libre arbitre, perd tout bien, science, mémoire et intellect[26]… Pour les pousser au mensonge, au faux témoignage, on leur montrait des lettres où pendait le sceau du roi, et qui leur garantissaient la conservation de leurs membres, de la vie, de la liberté ; on promettait de pourvoir soigneusement à ce qu’ils eussent de bons revenus pour leur vie ; on leur assurait d’ailleurs que l’ordre était condamné sans remède… »
Quelque habitué que l’on fût alors à la violence des procédures inquisitoriales, à l’immoralité des moyens employés communément pour faire parler les accusés, il était impossible que de telles paroles ne soulevassent les cœurs ! Mais ce qui en disait plus que toutes les paroles, c’était le pitoyable aspect des prisonniers, leur face pâle et amaigrie, les traces hideuses des tortures… L’un d’eux, Humbert Dupuy, le quatorzième témoin, avait été torturé trois fois, retenu trente-six semaines au fond d’une tour infecte, au pain et à l’eau. Un autre avait été pendu par les parties génitales. Le chevalier Bernard Dugué (de Vado), dont on avait tenu les pieds devant un feu ardent, montrait deux os qui lui étaient tombés des talons.
C’étaient là de cruels spectacles. Les juges mêmes, tout légistes qu’ils étaient, et sous leur sèche robe de prêtre, étaient émus et souffraient. Combien plus le peuple, qui chaque jour voyait ces malheureux passer l’eau en barque, pour se rendre dans la Cité, au palais épiscopal, où siégeait la Commission ! L’indignation augmentait contre les accusateurs, contre les Templiers apostats. Un jour, quatre de ces derniers se présentent devant la commission, gardant encore la barbe, mais portant leurs manteaux à la main. Ils les jettent aux pieds des évêques, et déclarent qu’ils renoncent à l’habit du Temple. Mais les juges ne les virent qu’avec dégoût ; ils leur dirent qu’ils fissent dehors ce qu’ils voudraient.
Le procès prenait une tournure fâcheuse pour ceux qui l’avaient commencé avec tant de précipitation et de violence. Les accusateurs tombaient peu à peu à la situation d’accusés. Chaque jour les dépositions de ceux-ci révélaient les barbaries, les turpitudes de la première procédure. L’intention du procès devenait visible. On avait tourmenté un accusé pour lui faire dire à combien montait le trésor rapporté de la terre sainte. Un trésor était-il un crime, un titre d’accusation ?
Quand on songe au grand nombre d’affiliés que le Temple avait dans le peuple, aux relations des chevaliers avec la noblesse dont ils sortaient tous, on ne peut douter que le roi ne fût effrayé de se voir engagé si avant. Le but honteux, les moyens atroces, tout avait été démasqué. Le peuple, troublé et inquiet dans sa croyance depuis la tragédie de Boniface VIII, n’allait-il pas se soulever ? Dans l’émeute des monnaies, le Temple avait été assez fort pour protéger Philippe-le-Bel ; aujourd’hui tous les amis du Temple étaient contre lui…
Ce qui aggravait encore le danger, c’est que dans les autres contrées de l’Europe[27] les décisions des conciles étaient favorables aux Templiers. Ils furent déclarés innocents, le 17 juin 1310 à Ravenne, le 1er juillet à Mayence, le 21 octobre à Salamanque. Dès le commencement de l’année, on pouvait prévoir ces jugements et la dangereuse réaction qui s’ensuivrait à Paris. Il fallait la prévenir, se réfugier dans l’audace. Il fallait à tout prix prendre en main le procès, le brusquer, l’étouffer.
Au mois de février 1310, le roi s’était arrangé avec le pape. Il avait déclaré s’en remettre à lui pour le jugement de Boniface VIII. En avril, il exigea en retour que Clément nommât à l’archevêché de Sens le jeune Marigni, frère du fameux Enguerrand, vrai roi de France sous Philippe-le-Bel. Le 10 mai, l’archevêque de Sens assemble à Paris un concile provincial, et y fait paraître les Templiers. Voilà deux tribunaux qui jugent en même temps les mêmes accusés, en vertu de deux bulles du pape. La commission alléguait la bulle qui lui attribuait le jugement[28]. Le concile s’en rapportait à la bulle précédente, qui avait rendu aux juges ordinaires leurs pouvoirs, d’abord suspendus. Il ne reste point d’acte de ce concile, rien que le nom de ceux qui siégèrent et le nombre de ceux qu’ils firent brûler.
Le 10 mai, le dimanche, jour où la commission était assemblée, les défenseurs de l’ordre s’étaient présentés devant l’archevêque de Narbonne et les autres commissaires pontificaux pour porter appel. L’archevêque de Narbonne répondit qu’un tel appel ne regardait ni lui ni ses collègues ; qu’ils n’avaient pas à s’en mêler, puisque ce n’était pas de leur tribunal que l’on appelait ; que s’ils voulaient parler pour la défense de l’ordre, on les entendrait volontiers.
Les pauvres chevaliers supplièrent qu’au moins on les menât devant le concile pour y porter leur appel, en leur donnant deux notaires qui en dresseraient acte authentique ; ils priaient la commission, ils priaient même les notaires présents. Dans leur appel qu’ils lurent ensuite, ils se mettaient sous la protection du pape, dans les termes les plus pathétiques. « Nous réclamons les saints Apôtres, nous les réclamons encore une fois, c’est avec la dernière instance que nous les réclamons. » Les malheureuses victimes sentaient déjà les flammes, et se serraient à l’autel qui ne pouvait les protéger.
Tout le secours que leur avait ménagé ce pape sur lequel ils comptaient, et dont ils se recommandaient comme de Dieu, fut une timide et lâche consultation, où il avait essayé d’avance d’interpréter le mot de relaps, dans le cas où l’on voudrait appliquer ce nom à ceux qui avaient rétracté leurs aveux : « Il semble en quelque sorte contraire à la raison de juger de tels hommes comme relaps… En telles choses douteuses, il faut restreindre et modérer les peines. »
Les commissaires pontificaux n’osèrent faire valoir cette consultation. Ils répondirent, le dimanche soir, qu’ils éprouvaient grande compassion pour les défenseurs de l’ordre et les autres frères ; mais que l’affaire dont s’occupait l’archevêque de Sens et ses suffragants était tout autre que la leur ; qu’ils ne savaient ce qui se faisait dans ce concile ; que si la commission était autorisée par le Saint-Siège, l’archevêque de Sens l’était aussi ; que l’une n’avait nulle autorité sur l’autre ; qu’au premier coup d’œil ils ne voyaient rien à objecter à l’archevêque de Sens ; que toutefois ils aviseraient.
Pendant que les commissaires avisaient, ils apprirent que cinquante-quatre Templiers allaient être brûlés. Un jour avait suffi pour éclairer suffisamment l’archevêque de Sens et ses suffragants. Suivons pas à pas le récit des notaires de la commission pontificale, dans sa simplicité terrible.
« Le mardi 12, pendant l’interrogatoire du frère Jean Bertaud[29], il vint à la connaissance des commissaires que cinquante-quatre Templiers allaient être brûlés[30]. Ils chargèrent le prévôt de l’église de Poitiers et l’archidiacre d’Orléans, clerc du roi, d’aller dire à l’archevêque de Sens et à ses suffragants de délibérer mûrement et de différer, attendu que les frères morts en prison affirmaient, disait-on, sur le péril de leurs âmes, qu’ils étaient faussement accusés. Si cette exécution avait lieu, elle empêcherait les commissaires de procéder en leur office, les accusés étant tellement effrayés qu’ils semblaient hors de sens. En outre, l’un des commissaires les chargea de signifier à l’archevêque que frère Raynaud de Pruin, Pierre de Boulogne, prêtre, Guillaume de Chambonnet et Bertrand de Sartiges, chevaliers, avaient interjeté certain appel par-devant les commissaires. »
Il y avait là une grave question de juridiction. Si le concile et l’archevêque de Sens reconnaissaient la validité d’un appel porté devant la commission papale, ils avouaient la supériorité de ce tribunal, et les libertés de l’Église gallicane étaient compromises. D’ailleurs sans doute les ordres du roi pressaient ; le jeune Marigni, créé archevêque tout exprès, n’avait pas le temps de disputer. Il s’absenta pour ne pas recevoir les envoyés de la Commission ; puis quelqu’un (on ne sait qui) révoqua en doute qu’ils eussent parlé au nom de la commission ; Marigni douta aussi, et l’on passa outre[31].
Les Templiers, amenés le dimanche devant le concile, avaient été jugés le lundi ; les uns, qui avouaient, mis en liberté ; d’autres, qui avaient toujours nié, emprisonnés pour la vie ; ceux qui rétractaient leurs aveux, déclarés relaps. Ces derniers, au nombre de cinquante-quatre, furent dégradés le même jour par l’évêque de Paris et livrés au bras séculier. Le mardi, ils furent brûlés à la porte Saint-Antoine. Ces malheureux avaient varié dans les prisons, mais ils ne varièrent point dans les flammes, ils protestèrent jusqu’au bout de leur innocence. La foule était muette et comme stupide d’étonnement[32].
Qui croirait que la commission pontificale eut le cœur de s’assembler le lendemain, de continuer cette inutile procédure, d’interroger pendant qu’on brûlait ?
« Le mardi 13 mai, par-devant les commissaires, fut amené frère Aimeri de Villars-le-Duc, barbe rase, sans manteau, ni habit du Temple, âgé, comme il disait, de cinquante ans, ayant été environ huit années dans l’ordre comme frère servant, et vingt comme chevalier. Les seigneurs commissaires lui expliquèrent les articles sur lesquels il devait être interrogé. Mais ledit témoin, pâle et tout épouvanté[33], déposant sous serment et au péril de son âme, demandant, s’il mentait, à mourir subitement, et à être, d’âme et de corps, en présence même de la commission, soudain englouti en enfer, se frappant la poitrine des poings, fléchissant les mains vers l’autel, dit que toutes les erreurs imputées à l’ordre étaient de toute fausseté, quoiqu’il en eût confessé quelques-unes au milieu des tortures auxquelles l’avaient soumis Guillaume de Marcillac et Hugues de Celles, chevaliers du roi. Il ajoutait pourtant qu’ayant vu emmener sur des charrettes, pour être brûlés, cinquante-quatre frères de l’ordre, qui n’avaient pas voulu confesser lesdites erreurs, et ayant entendu dire qu’ils avaient été brûlés, lui qui craignait, s’il était brûlé, de n’avoir pas assez de force et de patience, il était prêt à confesser et jurer par crainte, devant les commissaires ou autres, toutes les erreurs imputées à l’ordre, à dire même, si l’on voulait, qu’il avait tué Notre-Seigneur… Il suppliait et conjurait lesdits commissaires et nous, notaires présents, de ne point révéler aux gens du roi ce qu’il venait de dire, craignant, disait-il, que s’ils en avaient connaissance, il ne fût livré au même supplice que les cinquante-quatre Templiers… — Les commissaires, voyant le péril qui menaçait les déposants s’ils continuaient à les entendre pendant cette terreur, et mus encore par d’autres causes, résolurent de surseoir pour le présent. »
La commission semble avoir été émue de cette scène terrible. Quoiqu’affaiblie par la désertion de son président, l’archevêque de Narbonne, et de l’évêque de Bayeux, qui ne venaient plus aux séances, elle essaya de sauver, s’il en était encore temps, les trois principaux défenseurs.
« Le lundi 18 mai, les commissaires pontificaux chargèrent le prévôt de l’église de Poitiers et l’archidiacre d’Orléans d’aller trouver de leur part le vénérable père en Dieu le seigneur archevêque de Sens et ses suffragants, pour réclamer les défenseurs, Pierre de Boulogne, Guillaume de Chambonnet et Bertrand de Sartiges, de sorte qu’ils pussent être amenés sous bonne garde toutes les fois qu’ils le demanderaient, pour la défense de l’ordre. » Les commissaires avaient bien soin d’ajouter « qu’ils ne voulaient faire aucun empêchement à l’archevêque de Sens et à son concile, mais seulement décharger leur conscience.
« Le soir, les commissaires se réunirent à Sainte-Geneviève, dans la chapelle de Saint-Éloi, et reçurent des chanoines qui venaient de la part de l’archevêque de Sens. L’archevêque répondait qu’il y avait deux ans que le procès avait été commencé contre les chevaliers ci-dessus nommés, comme membres particuliers de l’ordre, qu’il voulait le terminer selon la forme du mandat apostolique. Que du reste il n’entendait aucunement troubler les commissaires en leur office[34]. » Effroyable dérision !
« Les envoyés de l’archevêque de Sens s’étant retirés, on amena devant les commissaires Raynaud de Pruin, Chambonnet et Sartiges, lesquels annoncèrent qu’on avait séparé d’eux Pierre de Boulogne sans qu’ils sussent pourquoi, ajoutant qu’ils étaient gens simples, sans expérience, d’ailleurs stupéfaits et troublés, en sorte qu’ils ne pouvaient rien ordonner ni dicter pour la défense de l’ordre sans le conseil dudit Pierre. C’est pourquoi ils suppliaient les commissaires de le faire venir, de l’entendre, et de savoir comment et pourquoi il avait été retiré d’eux, et s’il voulait persister dans la défense de l’ordre ou l’abandonner. Les commissaires ordonnèrent au prévôt de Poitiers et à Jehan de Teinville, que le lendemain au matin ils amenassent ledit frère en leur présence. »
Le lendemain, on ne voit pas que Pierre de Boulogne ait comparu. Mais une foule de Templiers vinrent déclarer qu’ils abandonnaient la défense. Le samedi, la commission, délaissée encore par un de ses membres, s’ajourna au 3 novembre suivant.
À cette époque, les commissaires étaient moins nombreux encore. Ils se trouvaient réduits à trois. L’archevêque de Narbonne avait quitté Paris pour le service du roi. L’évêque de Bayeux était près du pape de la part du roi. L’archidiacre de Maguelone était malade. L’évêque de Limoges s’était mis en route pour venir, mais le roi lui avait fait dire qu’il fallait surseoir encore jusqu’au prochain parlement[35]. Les membres présents firent pourtant demander à la porte de la salle si quelqu’un avait quelque chose à dire pour l’ordre du Temple. Personne ne se présenta.
Le 27 décembre, les commissaires reprirent les interrogatoires et redemandèrent les deux principaux défenseurs de l’ordre. Mais le premier de tous, Pierre de Boulogne, avait disparu. Son collègue, Raynaud de Pruin, ne pouvait plus répondre, disait-on, ayant été dégradé par l’archevêque de Sens. Vingt-six chevaliers, qui déjà avaient fait serment comme devant déposer, furent retenus par les gens du roi, et ne purent se présenter.
C’est une chose admirable qu’au milieu de ces violences, et dans un tel péril, il se soit trouvé un certain nombre de chevaliers pour soutenir l’innocence de l’ordre ; mais ce courage fut rare. La plupart étaient sous l’impression d’une profonde terreur[36].
La perte des Templiers était partout poursuivie avec acharnement dans les conciles provinciaux[37] ; neuf chevaliers venaient encore d’être brûlés à Senlis. Les interrogatoires avaient lieu sous la terreur des exécutions. Le procès était étouffé dans les flammes… La commission continua ses séances jusqu’au 11 juin 1311. Le résultat de ses travaux est consigné dans un registre[38], qui finit par ces paroles : « Pour surcroît de précaution, nous avons déposé ladite procédure, rédigée par les notaires en acte authentique, dans le trésor de Notre-Dame de Paris, pour n’être exhibée à personne que sur lettres spéciales de Votre Sainteté. »
Dans tous les États de la chrétienté, on supprima l’ordre comme inutile ou dangereux. Les rois prirent les biens ou les donnèrent aux autres ordres. Mais les individus furent ménagés. Le traitement le plus sévère qu’ils éprouvèrent fut d’être emprisonnés dans des monastères, souvent dans leurs propres couvents. C’est l’unique peine à laquelle on condamna en Angleterre les chefs de l’ordre qui s’obstinaient à nier.
Les Templiers furent condamnés en Lombardie et en Toscane, justifiés à Ravenne et à Bologne[39]. En Castille, on les jugea innocents. Ceux d’Aragon, qui avaient des places fortes, s’y jetèrent et firent résistance, principalement dans leur fameux fort de Monçon[40]. Le roi d’Aragon emporta ces forts, et ils n’en furent pas plus mal traités. On créa l’ordre de Monteza, où ils entrèrent en foule. En Portugal, ils recrutèrent les ordres d’Avis et du Christ. Ce n’était pas dans l’Espagne, en face des Maures, sur la terre classique de la croisade, qu’on pouvait songer à proscrire les vieux défenseurs de la chrétienté[41].
La conduite des autres princes, à l’égard des Templiers, faisait la satire de Philippe-le-Bel. Le pape blâma cette douceur ; il reprocha aux rois d’Angleterre, de Castille, d’Aragon et de Portugal de n’avoir pas employé les tortures. Philippe l’avait endurci, soit en lui donnant part aux dépouilles, soit en lui abandonnant le jugement de Boniface. Le roi de France s’était décidé à céder quelque peu sur ce dernier point. Il voyait tout remuer autour de lui. Les États sur lesquels il étendait son influence semblaient près d’y échapper. Les barons anglais voulaient renverser le gouvernement des favoris d’Édouard II, qui les tenait humiliés devant la France. Les Gibelins d’Italie appelaient le nouvel empereur, Henri de Luxembourg, pour détrôner le petit-fils de Charles d’Anjou, le roi Robert, grand clerc et pauvre roi, qui n’était habile qu’en astrologie. La maison de France risquait de perdre son ascendant dans la chrétienté. L’Empire, qu’on avait cru mort, menaçait de revivre. Dominé par ces craintes, Philippe permit à Clément de déclarer que Boniface n’était point hérétique[42], en assurant toutefois que le roi avait agi sans malignité, qu’il eût plutôt, comme un autre Sem, caché la honte, la nudité paternelle… Nogaret lui-même est absous, à condition qu’il ira à la croisade (s’il y a croisade), et qu’il servira toute sa vie à la terre sainte ; en attendant, il fera tel et tel pèlerinage. Le continuateur de Nangis ajoute malignement une autre condition, c’est que Nogaret fera le pape son héritier.
Il y eut ainsi compromis. Le roi cédant sur Boniface, le pape lui abandonna les Templiers. Il livrait les vivants pour sauver un mort. Mais ce mort était la papauté elle-même.
Ces arrangements faits en famille, il restait à les faire approuver par l’Église. Le concile de Vienne s’ouvrit le 16 octobre 1312, concile œcuménique, où siégèrent plus de trois cents évêques ; mais il fut plus solennel encore par la gravité des matières que par le nombre des assistants.
D’abord on devait parler de la délivrance des saints lieux. Tout concile en parlait, chaque prince prenait la croix, et tous restaient chez eux. Ce n’était qu’un moyen de tirer de l’argent[43].
Le concile avait à régler deux grandes affaires : celle de Boniface, et celle du Temple. Dès le mois de novembre, neuf chevaliers se présentèrent aux prélats, s’offrant bravement à défendre l’ordre, et déclarant que quinze cents ou deux mille des leurs étaient à Lyon ou dans les montagnes voisines, tout prêts à les soutenir. Effrayé de cette déclaration, ou plutôt de l’intérêt qu’inspirait le dévouement des neuf, le pape les fit arrêter[44].
Dès lors il n’osa plus rassembler le concile. Il tint les évêques inactifs tout l’hiver, dans cette ville étrangère, loin de leur pays et de leurs affaires, espérant sans doute les vaincre par l’ennui et les pratiquant un à un.
Le concile avait encore un objet, la répression des mystiques, béghards et franciscains spirituels. Ce fut une triste chose de voir devant le pape de Philippe-le-Bel, aux genoux de Bertrand de Gott, le pieux et enthousiaste Ubertino, le premier auteur connu d’une Imitation de Jésus-Christ[45]. Toute la grâce qu’il demandait pour lui et ses frères, les Franciscains réformés, c’était qu’on ne les forçât pas de rentrer dans les couvents trop relâchés, trop riches, où ils ne se trouvaient pas assez pauvres à leur gré.
L’Imitation pour ces mystiques, c’était la charité et la pauvreté. Dans l’ouvrage le plus populaire de ce temps, dans la Légende dorée, un saint donne tout ce qu’il a, sa chemise même ; il ne garde que son Évangile. Mais un pauvre survenant encore, le saint donne l’Évangile[46]…
La pauvreté, sœur de la charité, était alors l’idéal des Franciscains[47]. Ils aspiraient à ne rien posséder. Mais cela n’est pas si facile que l’on croit. Ils mendiaient, ils recevaient ; le pain même reçu pour un jour, n’est-ce pas une possession ? Et quand les aliments étaient assimilés, mêlés à leur chair, pouvait-on dire qu’ils ne fussent à eux ?… Plusieurs s’obstinaient à le nier[48]. Bizarre effort pour échapper vivant aux conditions de la vie.
Cela pouvait paraître ou sublime ou risible ; mais au premier coup d’œil, on n’en voyait pas le danger. Cependant, faire de la pauvreté absolue la loi de l’homme, n’était-ce pas condamner la propriété ? précisément comme, à la même époque, les doctrines de fraternité idéale et d’amour sans borne annulaient le mariage, cette autre base de la société civile.
À mesure que l’autorité s’en allait, que le prêtre tombait dans l’esprit des peuples, la religion, n’étant plus contenue dans les formes, se répandait en mysticisme[49].
Les Petits Frères (fraticelli) mettaient en commun les biens et les femmes. À l’aurore de l’âge de charité, disaient-ils, on ne pouvait rien garder pour soi. Dans l’Italie, où l’imagination est impatiente, au Piémont, pays d’énergie, ils entreprirent de fonder sur une montagne[50] la première cité vraiment fraternelle. Ils y soutinrent un siège, sous leur chef, le brave et éloquent Dulcino. Sans doute, il y avait quelque chose en cet homme : lorsqu’il fut pris et déchiré avec des tenailles ardentes, sa belle Margareta refusa tous les chevaliers qui voulaient la sauver en l’épousant, et aima mieux partager cet effroyable supplice.
Les femmes tiennent une grande place dans l’histoire de la religion à cette époque. Les grands saints sont des femmes : sainte Brigitte et sainte Catherine de Sienne. Les grands hérétiques sont aussi des femmes. En 1310, en 1315, on voit, selon le Continuateur de Nangis, des femmes d’Allemagne ou des Pays-Bas enseigner que l’âme anéantie dans l’amour du Créateur peut laisser faire le corps, sans plus s’en soucier. Déjà (1300) une Anglaise était venue en France, persuadée qu’elle était le Saint-Esprit incarné pour la rédemption des femmes ; on la croyait volontiers ; elle était belle et de doux langage[51].
Le mysticisme des Franciscains n’était guère moins alarmant[52]. Le pape devait condamner leur trop rigoureuse logique, leur charité, leur pauvreté absolue. L’idéal devait être condamné, l’idéal des vertus chrétiennes !
Chose dure et odieuse à dire ! combien plus choquante encore, quand la condamnation partait de la bouche d’un Clément V ou d’un Jean XXII. Quelque morte que pût être la conscience de ces papes, ne devaient-ils pas se troubler et souffrir en eux-mêmes, quand il leur fallait juger, proscrire, ces malheureux sectaires, cette folle sainteté, dont tout le crime était de vouloir être pauvres, de jeûner, de pleurer d’amour, de s’en aller pieds nus par le monde, de jouer, innocents comédiens, le drame suranné de Jésus[53] ?
L’affaire des Templiers fut reprise au printemps. Le roi mit la main sur Lyon, leur asile. Les bourgeois l’avaient appelé contre leur archevêque ; cette ville impériale était délaissée de l’Empire, et elle convenait trop bien au roi, non seulement comme le nœud de la Saône et du Rhône, la pointe de la France à l’est, la tête de route vers les Alpes ou la Provence, mais surtout comme asile de mécontents, comme nid d’hérétiques. Philippe y tint une assemblée de notables. Puis il vint au concile avec ses fils, ses princes et un grand cortège de gens armés ; il siégea à côté du pape, un peu au-dessous.
Jusque-là, les évêques s’étaient montrés peu dociles : ils s’obstinaient à vouloir entendre la défense des Templiers. Les prélats d’Italie, moins un seul ; ceux d’Espagne, ceux d’Allemagne et de Danemark ; ceux d’Angleterre, d’Écosse et d’Irlande ; les Français même, sujets de Philippe (sauf les archevêques de Reims, de Sens et de Rouen), déclarèrent qu’ils ne pouvaient condamner sans entendre[54].
Il fallut donc qu’après avoir assemblé le concile, le pape s’en passât. Il assembla ses évêques les plus sûrs, et quelques cardinaux, et dans ce consistoire il abolit l’ordre, de son autorité pontificale[55]. L’abolition fut prononcée ensuite en présence du roi et du concile. Aucune réclamation ne s’éleva.
Il faut avouer que ce procès n’était pas de ceux qu’on peut juger. Il embrassait l’Europe entière ; les dépositions étaient par milliers, les pièces innombrables ; les procédures avaient différé dans les différents États. La seule chose certaine, c’est que l’ordre était désormais inutile, et de plus dangereux. Quelque peu honorables qu’aient été ses secrets motifs, le pape agit sensément. Il déclare, dans sa bulle explicative, que les informations ne sont pas assez sûres, qu’il n’a pas le droit de juger, mais que l’ordre est suspect : ordinem valde suspectum[56]. Clément XIV n’agit pas autrement à l’égard des Jésuites.
Clément V s’efforça ainsi de couvrir l’honneur de l’Église. Il falsifia secrètement les registres de Boniface[57], mais il ne révoqua par-devant le concile qu’une seule de ses bulles (Clericis laïcos), celle qui ne touchait point la doctrine, mais qui empêchait le roi de prendre l’argent du clergé.
Ainsi, ces grandes querelles d’idées et de principes retombèrent aux questions d’argent. Les biens du Temple devaient être employés à la délivrance de la terre sainte et donnés aux Hospitaliers[58]. On accusa même cet ordre d’avoir acheté l’abolition du Temple. S’il le fit, il fut bien trompé. Un historien assure qu’il en fut bientôt appauvri. Jean XXII se plaignait, en 1316, de ce que le roi se payait de la garde des Templiers en saisissant les biens mêmes des Hospitaliers[59]. En 1317, ils furent trop heureux de donner quittance finale aux administrateurs royaux des biens du Temple. Le pape s’affligeait, en 1309, de n’avoir encore qu’un peu de mobilier, pas même de quoi couvrir les frais. Mais il n’eut pas finalement à se plaindre[60].
Restait une triste partie de la succession du Temple, la plus embarrassante. Je parle des prisonniers que le roi gardait à Paris, particulièrement du grand maître. Écoutons, sur ce tragique événement, le récit de l’historien anonyme, du continuateur de Guillaume de Nangis :
« Le grand maître du ci-devant ordre du Temple et trois autres Templiers, le Visitateur de France, les maîtres de Normandie et d’Aquitaine, sur lesquels le pape s’était réservé de prononcer définitivement[61], comparurent par-devant l’archevêque de Sens, et une assemblée d’autres prélats et docteurs en droit divin et en droit canon, convoqués spécialement dans ce but à Paris sur l’ordre du pape, par l’évêque d’Albano et deux autres cardinaux légats. Comme les quatre susdits avouaient les crimes dont ils étaient chargés, publiquement et solennellement, et qu’ils persévéraient dans cet aveu et paraissaient vouloir y persévérer jusqu’à la fin, après mûre délibération du conseil, sur la place du parvis de Notre-Dame, le lundi après la Saint-Grégoire, ils furent condamnés à être emprisonnés pour toujours et murés. Mais comme les cardinaux croyaient avoir mis fin à l’affaire, voilà que tout à coup, sans qu’on pût s’y attendre, deux des condamnés, le maître d’Outre-mer et le maître de Normandie, se défendant opiniâtrement contre le cardinal qui venait de parler et contre l’archevêque de Sens, en reviennent à renier leur confession et tous leurs aveux précédents, sans garder de mesure, au grand étonnement de tous. Les cardinaux les remirent au prévôt de Paris, qui se trouvait présent, pour les garder jusqu’à ce qu’ils en eussent plus pleinement délibéré le lendemain. Mais dès que le bruit en vint aux oreilles du roi, qui était alors dans son palais royal, ayant communiqué avec les siens, sans appeler les clercs, par un avis prudent, vers le soir du même jour, il les fit brûler tous deux sur le même bûcher dans une petite île de la Seine, entre le jardin royal et l’église des Frères Ermites de Saint-Augustin. Ils parurent soutenir les flammes avec tant de fermeté et de résolution, que la constance de leur mort et leurs dénégations finales frappèrent la multitude d’admiration et de stupeur. Les deux autres furent enfermés, comme le portait leur sentence[62]. »
Cette exécution, à l’insu des juges, fut évidemment un assassinat. Le roi, qui, en 1310, avait au moins réuni un concile pour faire périr les cinquante-quatre, dédaigna ici toute apparence de droit et n’employa que la force. Il n’avait pas même ici l’excuse du danger, la raison d’État, celle du Salus populi, qu’il inscrivait sur ses monnaies[63]. Non, il considéra la dénégation du grand maître comme un outrage personnel, une insulte à la royauté, tant compromise dans cette affaire. Il le frappa sans doute comme reum læsæ majestatis[64].
Maintenant comment expliquer les variations du grand maître et sa dénégation finale ? Ne semble-t-il pas que, par fidélité chevaleresque, par orgueil militaire, il ait couvert à tout prix l’honneur de l’ordre ? que la superbe du Temple se soit réveillée au dernier moment ? que le vieux chevalier laissé sur la brèche comme dernier défenseur ait voulu, au péril de son âme, rendre à jamais impossible le jugement de l’avenir sur cette obscure question ?
On peut dire aussi que les crimes reprochés à l’ordre étaient particuliers à telle province du Temple, à telle maison, que l’ordre en était innocent ; que Jacques Molay, après avoir avoué comme homme et par humilité, put nier comme grand maître.
Mais il y a autre chose à dire. Le principal chef d’accusation, le reniement[65], reposait sur une équivoque. Ils pouvaient avouer qu’ils avaient renié, sans être en effet apostats. Ce reniement, plusieurs le déclarèrent, était symbolique ; c’était une imitation du reniement de saint Pierre, une de ces pieuses comédies dont l’Église antique entourait les actes les plus sérieux de la religion[66], mais dont la tradition commençait à se perdre au quatorzième siècle. Que cette cérémonie ait été quelquefois accomplie avec une légèreté coupable, ou même avec une dérision impie, c’était le crime de quelques-uns et non la règle de l’ordre.
Cette accusation est pourtant ce qui perdit le Temple. Ce ne fut pas seulement l’infamie des mœurs ; elle n’était pas générale[67]. Ce ne fut pas l’hérésie, les doctrines gnostiques ; vraisemblablement les chevaliers s’occupaient peu de dogme. La vraie cause de leur ruine, celle qui mit tout le peuple contre eux, qui ne leur laissa pas un défenseur parmi tant de familles nobles auxquelles ils appartenaient, ce fut cette monstrueuse accusation d’avoir renié et craché sur la croix. Cette accusation est justement celle qui fut avouée du plus grand nombre. La simple énonciation du fait éloignait d’eux tout le monde ; chacun se signait et ne voulait plus rien entendre.
Ainsi l’ordre qui avait représenté au plus haut degré le génie symbolique du moyen âge mourut d’un symbole non compris[68]. Cet événement n’est qu’un épisode de la guerre éternelle que soutiennent l’un contre l’autre l’esprit et la lettre, la poésie et la prose. Rien n’est cruel, ingrat, comme la prose, au moment où elle méconnaît les vieilles et vénérables formes poétiques, dans lesquelles elle a grandi.
Le symbolisme occulte et suspect du Temple n’avait rien à espérer au moment où le symbolisme pontifical, jusque-là révéré du monde entier, était lui-même sans pouvoir. La poésie mystique de l’Unam sanctam, qui eût fait tressaillir tout le douzième siècle, ne disait plus rien aux contemporains de Pierre Flotte et de Nogaret. Ni la colombe, ni l’arche, ni la tunique sans couture, tous ces innocents symboles ne pouvaient plus défendre la papauté. Le glaive spirituel était émoussé. Un âge prosaïque et froid commençait, qui n’en sentait plus le tranchant[69].
Ce qu’il y a de tragique ici, c’est que l’Église est tuée par l’Église. Boniface est moins frappé par le gantelet de Colonna que par l’adhésion des gallicans à l’appel de Philippe-le-Bel. Le Temple est poursuivi par les inquisiteurs, aboli par le pape ; les dépositions les plus graves contre les Templiers sont celles des prêtres[70]. Nul doute que le pouvoir d’absoudre qu’usurpaient les chefs de l’ordre, ne leur ait fait des ecclésiastiques d’irréconciliables ennemis[71].
Quelle fut sur les hommes d’alors l’impression de ce grand suicide de l’Église, les inconsolables tristesses de Dante le disent assez. Tout ce qu’on avait cru ou révéré, papauté, chevalerie, croisade, tout semblait finir. Le moyen âge est déjà une seconde antiquité qu’il faut avec Dante chercher chez les morts. Le dernier poète de l’âge symbolique[72] vit assez pour pouvoir lire la prosaïque allégorie du Roman de la Rose. L’allégorie tue le symbole, la prose la poésie.
- ↑ App. 66.
- ↑ App. 67.
- ↑ App. 68.
- ↑ Charles-le-Boiteux écrit à ses officiers en leur adressant des lettres encloses : « À ce jour que je vous marque, avant qu’il soit clair, voire plutôt en pleine nuict, vous les ouvrirez. 13 janvier 1308. »
- ↑ Raynouard.
- ↑ Dupuy.
- ↑ Dupuy.
- ↑ App. 69.
- ↑ App. 70.
- ↑ Dupuy.
- ↑ App. 71.
- ↑ App. 72.
- ↑ « Le même jour, avant lui, le 22 novembre, se présenta devant les évêques un homme en habit séculier, lequel déclara s’appeler Jean de Melos (et non Molay, comme disent Raynouard et Dupuy), avoir été Templier dix ans et avoir quitté l’ordre, quoique, disait-il, il n’y eût vu aucun mal. Il déclarait venir pour faire et dire tout ce qu’on voudrait. Les commissaires lui demandèrent s’il voulait défendre l’ordre, qu’ils étaient prêts à l’entendre bénignement. Il répondit qu’il n’était venu pour autre chose, mais qu’il voudrait bien savoir auparavant ce qu’on voulait faire de l’ordre. Et il ajoutait : « Ordonnez de moi ce que vous voudrez ; mais faites-moi donner mes nécessités, car je suis bien pauvre. » — Les commissaires voyant à sa figure, à ses gestes et à ses paroles que c’était un homme simple et un esprit faible, ne procédèrent pas plus avant, mais le renvoyèrent à l’évêque de Paris, qui, disaient-ils, l’accueillerait avec bonté et lui ferait donner de la nourriture ». (Process. ms.)
- ↑ M. Raynouard dit les cardinaux, mais à tort.
- ↑ App. 73.
- ↑ Dupuy.
- ↑ App. 74.
- ↑ « Pro qua defensione si patrem occidat meritum habet, nec pœnas meretur. » (Dupuy.)
- ↑ App. 75.
- ↑ Les uns étaient gardés au Temple, les autres à Saint-Martin-des-Champs, d’autres à l’hôtel du comte de Savoie et dans diverses maisons particulières. (Process. ms.)
- ↑ « Respondit quod nolebat litigare cum Dominis papa et rege Franciæ. » (Process. ms.)
- ↑ App. 76.
- ↑ App. 77.
- ↑ App. 78.
- ↑ « … Quia si recesserunt, prout dicunt, comburentur omnino. »
- ↑ Dupuy.
- ↑ Le roi d’Angleterre s’était d’abord déclaré assez hautement pour l’ordre ; soit par sentiment de justice, soit par opposition à Philippe-le-Bel, il avait écrit, le 4 décembre 1307, aux rois de Portugal, de Castille, d’Aragon et de Sicile, en faveur des Templiers, les conjurant de ne point ajouter foi à tout ce que l’on débitait contre eux en France. (Dupuy.)
- ↑ App. 79.
- ↑ Nom presque illisible dans le texte. La main tremble évidemment. Plus haut, le notaire a bien écrit : Bertaldi.
- ↑ « Quod LIIII ex Templariis… erant dicta die comburendi… » [Proces. ms., folio 72 (feuille coupée par la moitié)].
- ↑ App. 80.
- ↑ « Constanter et perseveranter in abnegatione communi perstiterunt… non absque multa admiratione stuporeque vehementi. » (Contin. G. de Nang.)
- ↑ App. 81.
- ↑ App. 82.
- ↑ « Intellecto per litteras regias quod non expediebat. »
- ↑ On peut en juger par la déposition de Jean de Pollencourt, le trente-septième déposant. Il déclare d’abord s’en tenir à ses premiers aveux. Les commissaires, le voyant tout pâle et tout effrayé, lui disent de ne songer qu’à dire la vérité et à sauver son âme ; qu’il ne court aucun péril à dire la vérité devant eux ; qu’ils ne révéleront pas ses paroles, ni eux, ni les notaires présents. Alors il révoque sa déposition, et déclare même s’en être confessé à un frère mineur, qui lui a enjoint de ne plus porter de faux témoignages.
- ↑ Aux conciles de Sens, Senlis, Reims, Rouen, etc., et devant les évêques d’Amiens, Cavaillon, Clermont, Chartres, Limoges, Puy, Mans, Mâcon, Maguelone, Nevers, Orléans, Périgord, Poitiers, Rodez, Saintes, Soissons, Toul, Tours, etc.
- ↑ App. 83.
- ↑ Mayence, 1er juillet ; Ravenne, 17 juin ; Salamanque, 21 octobre 1310. Les Templiers d’Allemagne se justifièrent à la manière des francs-juges westphaliens. Ils se présentèrent en armes par-devant les archevêques de Mayence et de Trèves, affirmèrent leur innocence, tournèrent le dos au tribunal, et s’en allèrent paisiblement. App. 84.
- ↑ Monsgaudii, la Montagne de la joie.
- ↑ App. 85.
- ↑ App. 86.
- ↑ App. 87.
- ↑ Voy. la lettre de Clément V au roi de France, 11 nov. 1311.
- ↑ L’Imitation de Jésus-Christ est le sujet commun d’une foule de livres au quatorzième siècle. Le livre que nous connaissons sous ce titre est venu le dernier ; c’est le plus raisonnable de tous, mais non peut-être le plus éloquent. App. 88.
- ↑ App. 89.
- ↑ Dante célèbre le mariage de la pauvreté et de saint François. Ubertino dit ce mot : « La lampe de la foi, la pauvreté… »
- ↑ App. 90.
- ↑ Ceux qu’on avait nommés les priants (beghards) défendaient la prière comme inutile : « Où est l’esprit, disaient-ils, là est la liberté. » App. 91.
- ↑ Montagne appelée depuis Monte Gazari. Il y vint beaucoup de croisés de Verceil et de Novare, de toute la Lombardie, de Vienne, de Savoie, de Provence et de France. Des femmes se cotisèrent et envoyèrent cinq cents « balistarii » contre ces hérétiques. (Benv. d’Imola.)
- ↑ App. 92.
- ↑ Eux aussi avaient prêché que l’âge d’amour commençait. Depuis la venue du Christ jusqu’à son retour devaient s’écouler sept âges, « le sixième, âge de rénovation évangélique, d’extirpation de la secte antichrétienne sous les pauvres volontaires, ne possédant rien en cette vie. Cet âge avait commencé à saint François, l’homme séraphique, l’ange du sixième sceau de l’Apocalypse. » — Il semblait qu’il fût comme une nouvelle incarnation de Jésus (Jesus Franciscum generans), et sa règle comme un nouvel Évangile. (Ubertino.)
- ↑ Ubertino, dans son désir de représenter l’Évangile, assure qu’il en avait senti et revêtu spirituellement tous les personnages, qu’il se figurait être, tantôt le serviteur ou le frère du Sauveur, tantôt le bœuf, l’âne ou le foin, quelquefois le petit Jésus. Il assistait au supplice, se croyant la pécheresse Madeleine ; puis il devenait Jésus sur la croix et criant à son Père. Enfin l’esprit l’enlevait dans la gloire de l’Ascension.
- ↑ Walsingham.
- ↑ La plupart des historiens ont cru que l’ordre avait été jugé par le concile ; la bulle d’abolition n’a été imprimée pour la première fois que trois siècles après, en 1606. App. 93.
- ↑ App. 94.
- ↑ On trouve aujourd’hui en blanc, dans ces registres, les pages qui ont été raturées très adroitement.
- ↑ Cependant en Aragon, Jean XXII, à la requête du roi, applique les biens du Temple, non aux Hospitaliers, mais au nouvel ordre de Monteza (monastère fortifié du royaume de Valence, dépendance de Calatrava).
- ↑ App. 95.
- ↑ « Modica bona mobilia… quæ ad sumptus et expensas… sufficere minime potuerunt. » Avignon, mai 1309. — Cependant le roi de Naples Charles II lui avait cédé la moitié des meubles que les Templiers possédaient en Provence.
- ↑ « … Personas reservatas ut nosti… vivæ vocis oraculo… » (1310, nov. Archives.)
- ↑ App. 96.
- ↑ Il y a des monnaies de Philippe-le-Bel qui représentent la Salutation angélique, avec cette légende : « Salus populi. »
- ↑ App. 97.
- ↑ Ce reniement fait penser aux mots : Offrez à Dieu votre incrédulité. — Dans toute initiation, le récipiendaire est présenté comme un vaurien, afin que l’initiation ait tout l’honneur de sa régénération morale. Voyez l’initiation des tonneliers allemands (notes de l’Introd. à l’Hist. univ.) : « Tout à l’heure, dit le parrain de l’apprenti, je vous amenais une peau de chèvre, un meurtrier de cerceaux, un gâte-bois, un batteur de pavés, traître aux maîtres et aux compagnons ; maintenant j’espère…, etc. » App. 98.
- ↑ Un des témoins dépose que, comme il se refusait à renier Dieu et à cracher sur la croix, Raynaud de Brignolles, qui le recevait, lui dit en riant : « Sois tranquille, ce n’est qu’une farce : Non cures, quia non est nisi quædam trufa. » (Rayn.) Le précepteur d’Aquitaine, dans son importante déposition, que nous transcrirons en partie, nous a conservé, avec le récit d’une cérémonie de ce genre, une tradition sur son origine. App. 99.
- ↑ Pourtant mes études pour le deuxième volume du procès m’ont livré des actes accablants. C’étaient les mœurs de l’Église, prêtres et moines. Voy. le cartulaire de Saint-Bertin pour le onzième et le douzième siècle, Eudes Rigaud pour le treizième. (1860.)
- ↑ App. 100.
- ↑ App. 101.
- ↑ Et aussi, je crois, des frères servants. La plupart des deux cents témoins interrogés par la commission pontificale sont qualifiés servants, servientes.
- ↑ App. 102.
- ↑ M. Fauriel a fort bien établi que le grand poète théologien ne fut jamais populaire en Italie. Les Italiens du quatorzième siècle, hommes d’affaires et qui succédaient aux juifs, furent antidantesques.