Histoire de France (Jules Michelet)/édition 1893/Moyen Âge/Livre 5/Chapitre 3

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Œuvres complètes de J. Michelet
(Histoire de Francep. 85-118).

CHAPITRE III

L’or. — Le fisc. — Les Templiers.


« L’or, dit Christophe Colomb, est une chose excellente. Avec de l’or, on forme des trésors. Avec de l’or, on fait tout ce qu’on désire en ce monde. On fait même arriver les âmes en paradis[1]. »

L’époque où nous sommes parvenus doit être considérée comme l’avènement de l’or. C’est le dieu du monde nouveau où nous entrons. — Philippe-le-Bel, à peine monté sur le trône, exclut les prêtres de ses conseils, pour y faire entrer les banquiers[2].

Gardons-nous de dire du mal de l’or. Comparé à la propriété féodale, à la terre, l’or est une forme supérieure de la richesse. Petite chose, mobile, échangeable, divisible, facile à manier, facile à cacher, c’est la richesse subtilisée déjà ; j’allais dire spiritualisée. Tant que la richesse fut immobile, l’homme, rattaché par elle à la terre et comme enraciné, n’avait guère plus de locomotion que la glèbe sur laquelle il rampait. Le propriétaire était une dépendance du sol ; la terre emportait l’homme. Aujourd’hui c’est tout le contraire, il enlève la terre, concentrée et résumée par l’or. Le docile métal sert toute transaction ; il suit, facile et fluide, toute circulation commerciale, administrative. Le gouvernement, obligé d’agir au loin, rapidement, de mille manières, a pour principal moyen d’action les métaux précieux. La création soudaine d’un gouvernement, au commencement du quatorzième siècle, crée un besoin subit, infini, de l’argent et de l’or.

Sous Philippe-le-Bel, le fisc, ce monstre, ce géant, naît altéré, affamé, endenté. Il crie en naissant, comme le Gargantua de Rabelais : À manger, à boire ! L’enfant terrible, dont on ne peut soûler la faim atroce, mangera au besoin de la chair et boira du sang. C’est le cyclope, l’ogre, la gargouille dévorante de la Seine. La tête du monstre s’appelle grand conseil, ses longues griffes sont au parlement, l’organe digestif est la chambre des comptes. Le seul aliment qui puisse l’apaiser, c’est celui que le peuple ne peut lui trouver. Fisc et peuple n’ont qu’un cri, c’est l’or.

Voyez, dans Aristophane, comment l’aveugle et inerte Plutus est tiraillé par ses adorateurs. Ils lui prouvent sans peine qu’il est le dieu des dieux. Et tous les dieux lui cèdent. Jupiter avoue qu’il meurt de faim sans lui[3]. Mercure quitte son métier de dieu, se met au service de Plutus, tourne la broche et lave la vaisselle.

Cette intronisation de l’or à la place de Dieu se renouvelle au quatorzième siècle. La difficulté est de tirer cet or paresseux des réduits obscurs où il dort. Ce serait une curieuse histoire que celle du thesaurus, depuis le temps où il se tenait tapi sous le dragon de Colchos, des Hespérides ou des Niebelungen, depuis son sommeil au temple de Delphes, au palais de Persépolis. Alexandre, Carthage, Rome, l’éveillent et le secouent[4]. Au moyen âge, il est déjà rendormi dans les églises, où, pour mieux reposer, il prend forme sacrée, croix, chapes, reliquaires. Qui sera assez hardi pour le tirer de là, assez clairvoyant pour l’apercevoir dans la terre où il aime à s’enfouir ? Quel magicien évoquera, profanera cette chose sacrée qui vaut toutes choses, cette toute-puissance aveugle que donne la nature ?

Le moyen âge ne pouvait atteindre sitôt la grande idée moderne : l’homme sait créer la richesse, il change une vile matière en objet précieux, lui donnant la richesse qu’il a en lui, celle de la forme, de l’art, celle d’une volonté intelligente. Il chercha d’abord la richesse moins dans la forme que dans la matière. Il s’acharna sur cette matière, tourmenta la nature d’un amour furieux, lui demanda ce qu’on demande à ce qu’on aime, la vie même, l’immortalité[5]. Mais, malgré les merveilleuses fortunes des Lulle, des Flamel, l’or tant de fois trouvé n’apparaissait que pour fuir, laissant le souffleur hors d’haleine ; il fuyait, fondait impitoyablement, et avec lui la substance de l’homme, son âme, sa vie, mise au fond du creuset[6].

Alors l’infortuné, cessant d’espérer dans le pouvoir humain, se reniait lui-même, abdiquait tout bien, âme et Dieu. Il appelait le mal, le Diable. Roi des abîmes souterrains, le Diable était sans doute le monarque de l’or. Voyez à Notre-Dame de Paris, et sur tant d’autres églises, la triste représentation du pauvre homme qui donne son âme pour de l’or, qui s’inféode au Diable, s’agenouille devant la Bête, et baise la griffe velue…

Le Diable, persécuté avec les Manichéens et les Albigeois, chassé, comme eux, des villes, vivait alors au désert. Il cabalait sur la prairie avec les sorcières de Macbeth. La sorcellerie, avorton dégoûtant des vieilles religions vaincues, avait pourtant cela d’être un appel, non pas seulement à la nature, comme l’alchimie, mais déjà à la volonté ; à la volonté mauvaise, au Diable, il est vrai. C’était un mauvais industrialisme, qui, ne pouvant tirer de la volonté les trésors que contient son alliance avec la nature, essayait de gagner, par la violence et le crime, ce que le travail, la patience, l’intelligence, peuvent seuls donner.

Au moyen âge, celui qui sait où est l’or, le véritable alchimiste, le vrai sorcier, c’est le juif ; ou le demi-juif, le Lombard[7]. Le juif, l’homme immonde, l’homme qui ne peut toucher denrée ni femme qu’on ne la brûle, l’homme d’outrage, sur lequel tout le monde crache[8], c’est à lui qu’il faut s’adresser.

Sale et prolifique nation, qui par-dessus toutes les autres eut la force multipliante, la force qui engendre, qui féconde à volonté les brebis de Jacob ou les sequins de Shylock. Pendant tout le moyen âge, persécutés, chassés, rappelés, ils ont fait l’indispensable intermédiaire entre le fisc et la victime du fisc, entre l’agent et le patient, pompant l’or d’en bas, et le rendant au roi par en haut avec laide grimace[9]… Mais il leur en restait toujours quelque chose… Patients, indestructibles, ils ont vaincu par la durée[10]. Ils ont résolu le problème de volatiliser la richesse ; affranchis par la lettre de change, ils sont maintenant libres, ils sont maîtres ; de soufflets en soufflets, les voilà au trône du monde[11].

Pour que le pauvre homme s’adresse au juif, pour qu’il approche de cette sombre petite maison si mal famée, pour qu’il parle à cet homme qui, dit-on, crucifie les petits enfants, il ne faut pas moins que l’horrible pression du fisc. Entre le fisc qui veut sa moelle et son sang, et le Diable qui veut son âme, il prendra le juif pour milieu.

Quand donc il avait épuisé sa dernière ressource, quand son lit était vendu, quand sa femme et ses enfants, couchés à terre, tremblaient de fièvre ou criaient du pain, alors, tête basse et plus courbé que s’il eût porté sa charge de bois, il se dirigeait lentement vers l’odieuse maison, et il y restait longtemps à la porte avant de frapper. Le juif ayant ouvert avec précaution la petite grille, un dialogue s’engageait, étrange et difficile. Que disait le chrétien ? « Au nom de Dieu ! — Le juif l’a tué, ton Dieu. — Par pitié ! — Quel chrétien a jamais eu pitié du juif ? Ce ne sont pas des mots qu’il faut. Il faut un gage. — Que peut donner celui qui n’a rien ? Le juif lui dira doucement : Mon ami, conformément aux ordonnances du Roi, notre Sire, je ne prête ni sur habit sanglant, ni sur fer de charrue… Non, pour gage, je ne veux que vous-même. Je ne suis pas des vôtres, mon droit n’est pas le droit chrétien. C’est un droit plus antique (in partes secanto). Votre chair répondra. Sang pour or, comme vie pour vie. Une livre de votre chair, que je vais nourrir de mon argent, une livre seulement de votre belle chair[12] !… » L’or que prête le meurtrier du Fils de l’Homme ne peut être qu’un or meurtrier, anti-humain, anti-divin, ou, comme on disait dans ce temps-là, Anti-Christ[13]. Voilà l’or Anti-Christ comme Aristophane nous montrait tout à l’heure dans Plutus l’Anti-Jupiter.


Cet Anti-Christ, cet anti-dieu, doit dépouiller Dieu, c’est-à-dire l’Église ; l’Église séculière, les prêtres, le Pape ; l’Église régulière, les moines, les Templiers.

La mort scandaleusement prompte de Benoît XI fit tomber l’Église dans la main de Philippe-le Bel ; elle le mit à même de faire un pape, de tirer la papauté de Rome, de l’amener en France, pour, en cette geôle, la faire travailler à son profit, lui dicter des bulles lucratives, exploiter l’infaillibilité, constituer le Saint-Esprit comme scribe et percepteur pour la maison de France.

Après la mort de Benoît, les cardinaux s’étaient enfermés en conclave à Pérouse. Mais les deux partis, le français et l’anti-français, se balançaient si bien qu’il n’y avait pas moyen d’en finir. Les gens de la ville, dans leur impatience, dans leur furie italienne de voir un pape fait à Pérouse, n’y trouvèrent autre remède que d’affamer les cardinaux. Ceux-ci convinrent qu’un des deux partis désignerait trois candidats, et que l’autre parti choisirait. Ce fut au parti français à choisir, et il désigna un Gascon, Bertrand de Gott, archevêque de Bordeaux. Bertrand s’était montré jusque-là ennemi du roi, mais on savait qu’il était avant tout ami de son intérêt, et l’on espérait bien le convertir.

Philippe, instruit par ses cardinaux et muni de leurs lettres, donne rendez-vous au futur élu près de Saint-Jean-d’Angely, dans une forêt. Bertrand y court plein d’espérance. Villani parle de cette entrevue secrète comme s’il y était. Il faut lire ce récit d’une maligne naïveté :

« Ils entendirent ensemble la messe et se jurèrent le secret. Alors le roi commença à parlementer en belles paroles, pour le réconcilier avec Charles-de-Valois. Ensuite il lui dit : « Vois, archevêque, j’ai en mon pouvoir de te faire pape, si je veux ; c’est pour cela que je suis venu vers toi ; car, si tu me promets de me faire six grâces que je te demanderai, je t’assurerai cette dignité, et voici qui te prouvera que j’en ai le pouvoir. » Alors il lui montra les lettres et délégations de l’un et de l’autre collège. Le Gascon, plein de convoitise, voyant ainsi tout à coup qu’il dépendait entièrement du roi de le faire pape, se jeta, comme éperdu de joie, aux pieds de Philippe, et dit : « Monseigneur, c’est à présent que je vois que tu m’aimes plus qu’homme qui vive, et que tu veux me rendre le bien pour le mal. Tu dois commander, moi, obéir, et toujours j’y serai disposé. » Le roi le releva, le baisa à la bouche, et lui dit : « Les six grâces spéciales que je te demande sont les suivantes : La première, que tu me réconcilies parfaitement avec l’Église, et me fasses pardonner le méfait que j’ai commis en arrêtant le pape Boniface ; la seconde, que tu rendes la communion à moi et à tous les miens ; la troisième, que tu m’accordes les décimes du clergé dans mon royaume pour cinq ans, afin d’aider aux dépenses faites en la guerre de Flandre ; la quatrième, que tu détruises et annules la mémoire du pape Boniface ; la cinquième, que tu rendes la dignité de cardinal à messer Jacobo et messer Piero de la Colonne, que tu les remettes en leur état, et qu’avec eux tu fasses cardinaux certains miens amis. Pour la sixième grâce et promesse, je me réserve d’en parler en temps et lieu : car c’est chose grande et secrète. » L’archevêque promit tout par serment sur le Corpus Domini, et de plus il donna pour otages son frère et deux de ses neveux. Le roi, de son côté, promit et jura qu’il le ferait élire pape[14]. »

Le pape de Philippe-le-Bel, avouant hautement sa dépendance, déclara qu’il voulait être couronné à Lyon (14 nov. 1305). Ce couronnement, qui commençait la captivité de l’Église, fut dignement solennisé. Au moment où le cortège passait, un mur chargé de spectateurs s’écroule, blesse le roi et tue le duc de Bretagne. Le pape fut renversé, la tiare tomba. Huit jours après, dans un banquet du pape, ses gens et ceux des cardinaux prennent querelle, un frère du pape est tué.

Cependant la honte du marché devenait publique. Clément payait comptant. Il donnait en payement ce qui n’était pas à lui, en exigeant des décimes du clergé : décimes au roi de France, décimes au comte de Flandre pour qu’il s’acquitte envers le roi, décimes à Charles-de-Valois pour une croisade contre l’Empire grec. Le motif de la croisade était étrange ; ce pauvre empire, au dire du pape, était faible, et ne rassurait pas assez la chrétienté contre les infidèles.

Clément, ayant payé, croyait être quitte et n’avoir plus qu’à jouir en acquéreur et propriétaire, à user et abuser. Comme un baron faisait chevauchée autour de sa terre pour exercer son droit de gîte et de pourvoierie, Clément se mit à voyager à travers l’Église de France. De Lyon, il s’achemina vers Bordeaux, mais par Mâcon, Bourges et Limoges, afin de ravager plus de pays. Il allait, prenant et dévorant, d’évêché en évêché, avec une armée de familiers et de serviteurs. Partout où s’abattait cette nuée de sauterelles, la place restait nette. Ancien archevêque de Bordeaux, le rancuneux pontife ôta à Bourges sa primatie sur la capitale de la Guyenne. Il s’établit chez son ennemi, l’archevêque de Bourges, comme un garnisaire ou mangeur d’office[15], et il s’y hébergea de telle sorte qu’il le laissa ruiné de fond en comble ; ce primat des Aquitaines serait mort de faim, s’il n’était venu à la cathédrale, parmi ses chanoines, recevoir aux distributions ecclésiastiques la portion congrue[16].

Dans les vols de Clément, le meilleur était pour une femme qui rançonnait le pape, comme lui l’Église. C’était la véritable Jérusalem où allait l’argent de la croisade. La belle Brunissende Talleyrand de Périgord lui coûtait, disait-on, plus que la terre sainte.

Clément allait être bientôt cruellement troublé dans cette douce jouissance des biens de l’Église. Les décimes en perspective ne répondaient pas aux besoins actuels du fisc royal. Le pape gagna du temps en lui donnant les juifs, en autorisant le roi à les saisir. L’opération se fit en un même jour avec un secret et une promptitude qui font honneur aux gens du roi. Pas un juif, dit-on, n’échappa. Non content de vendre leurs biens, le roi se chargea de poursuivre leurs débiteurs, déclarant que leurs écritures suffisaient pour titres de créances, que l’écrit d’un juif faisait foi pour lui.

Le juif ne rendant pas assez, il retomba sur le chrétien. Il altéra encore les monnaies, augmentant le titre et diminuant le poids ; avec deux livres il en payait huit. Mais, quand il s’agissait de recevoir, il ne voulait de sa monnaie que pour un tiers ; deux banqueroutes en sens inverse. Tous les débiteurs profitèrent de l’occasion. Ces monnaies de diverse valeur sous même titre faisaient naître des querelles sans nombre. On ne s’entendait pas : c’était une Babel. La seule chose à quoi le peuple s’accorda (voilà donc qu’il y a un peuple), ce fut à se révolter. Le roi s’était sauvé au Temple. Ils l’y auraient suivi, si on ne les eût amusés en chemin à piller la maison d’Étienne Barbet, un financier à qui l’on attribuait l’altération des monnaies. L’émeute finit ainsi. Le roi fit pendre des centaines d’hommes aux arbres des routes autour de Paris. L’effroi le rapprocha des nobles. Il leur rendit le combat judiciaire, autrement dit l’impunité. C’était une défaite pour le gouvernement royal. Le roi des légistes abdiquait la loi, pour reconnaître les décisions de la force. Triste et douteuse position, en législation comme en finances. Repoussé de l’Église aux juifs, de ceux-ci aux communes, des communes flamandes il retombait sur le clergé.

Le plus net des trésors de Philippe, son patrimoine à exploiter, le fonds sur lequel il comptait, c’était son pape. S’il l’avait acheté, ce pape, s’il l’engraissait de vols et de pillages, ce n’était point pour ne s’en pas servir, mais bien pour en tirer parti, pour lui lever, comme le juif, une livre de chair sur tel membre qu’il voudrait.

Il avait un moyen infaillible de presser et de pressurer le pape, un tout-puissant épouvantait, savoir, le procès de Boniface VIII. Ce qu’il demandait à Clément, c’était précisément le suicide de la papauté. Si Boniface était hérétique et faux pape, les cardinaux qu’il avait faits étaient de faux cardinaux. Benoît XI et Clément, élus par eux, étaient à leur tour faux papes et sans droit, et non seulement eux, mais tous ceux qu’ils avaient choisis ou confirmés dans les dignités ecclésiastiques ; non seulement leurs choix, mais leurs actes de toute espèce. L’Église se trouvait enlacée dans une illégalité sans fin. D’autre part, si Boniface avait été vrai pape, comme tel il était infaillible, ses sentences subsistaient, Philippe-le-Bel restait condamné.

À peine intronisé, Clément eut à entendre l’aigre et impérieuse requête de Nogaret, qui lui enjoignait de poursuivre son prédécesseur. Le marché à peine conclu, le Diable demandait son payement. Le servage de l’homme vendu commençait ; cette âme, une fois garrottée des liens de l’injustice, ayant reçu le mors et le frein, devait être misérablement chevauchée jusqu’à la damnation.

Plutôt que de tuer ainsi la papauté en droit, Clément avait mieux aimé la livrer en fait. Il avait créé d’un coup douze cardinaux dévoués au roi, les deux Colonna, et dix Français ou Gascons. Ces douze, joint à ce qui restait des douze du même parti, dont on avait surpris la nomination à Célestin, assuraient à jamais au roi l’élection des papes futurs. Clément constituait ainsi la papauté entre les mains de Philippe ; concession énorme, et qui pourtant ne suffit point.

Il crut qu’il fléchirait son maître en faisant un pas de plus. Il révoqua une bulle de Boniface, la bulle Clericis laïcos, qui fermait au roi la bourse du clergé. La bulle Unam sanctam contenait l’expression de la suprématie pontificale. Clément la sacrifia, et ce ne fut pas assez encore.

Il était à Poitiers, inquiet et malade de corps et d’esprit. Philippe-le-Bel vint l’y trouver avec de nouvelles exigences. Il lui fallait une grande confiscation, celle du plus riche des ordres religieux, de l’ordre du Temple. Le pape, serré entre deux périls, essaya de donner le change à Philippe en le comblant de toutes les faveurs qui étaient au pouvoir du Saint-Siège. Il aida son fils Louis-Hutin à s’établir en Navarre ; il déclara son frère Charles-de-Valois chef de la croisade. Il tâcha enfin de s’assurer la protection de la maison d’Anjou, déchargeant le roi de Naples d’une dette énorme envers l’Église, canonisant un de ses fils, adjugeant à l’autre le trône de Hongrie.

Philippe recevait toujours, mais il ne lâchait pas prise. Il entourait le pape d’accusations contre le Temple. Il trouva dans la maison même de Clément un Templier qui accusait l’ordre. En 1306, le roi voulant lui envoyer des commissaires pour obtenir une décision, le malheureux pape donne, pour ne pas les recevoir, la plus ridicule excuse : « De l’avis des médecins, nous allons au commencement de septembre prendre quelques drogues préparatives, et ensuite une médecine qui, selon les susdits médecins, doit, avec l’aide de Dieu, nous être fort utile[17]. »

Ces pitoyables tergiversations durèrent longtemps. Elles auraient duré toujours, si le pape n’eût appris tout à coup que le roi faisait arrêter partout les Templiers, et que son confesseur, moine dominicain et grand inquisiteur de France, procédait contre eux sans attendre d’autorisation.

Qu’était-ce donc que le Temple ? Essayons de le dire en peu de mots :

À Paris, l’enceinte du Temple comprenait tout le grand quartier, triste et mal peuplé, qui en a conservé le nom[18]. C’était un tiers du Paris d’alors. À l’ombre du Temple et sous sa puissante protection vivait une foule de serviteurs, de familiers, d’affiliés et aussi de gens condamnés ; les maisons de l’ordre avaient droit d’asile. Philippe-le-Bel lui-même en avait profité en 1306, lorsqu’il était poursuivi par le peuple soulevé. Il restait encore, à l’époque de la Révolution, un monument de cette ingratitude royale, la grosse tour à quatre tourelles bâtie en 1222. Elle servit de prison à Louis XVI.

Le Temple de Paris était le centre de l’ordre, son trésor ; les chapitres généraux s’y tenaient. De cette maison dépendaient toutes les provinces de l’ordre : Portugal, Castille et Léon, Aragon, Majorque, Allemagne, Italie, Pouille et Sicile, Angleterre et Irlande. Dans le Nord, l’Ordre Teutonique était sorti du Temple, comme en Espagne d’autres ordres militaires se formèrent de ses débris. L’immense majorité des Templiers étaient Français, particulièrement les grands maîtres. Dans plusieurs langues, on désignait les chevaliers par leur nom français : Frieri del Tempio, φρεριοι τοῦ Τεμπλοῦ.

Le Temple, comme tous les ordres militaires, dérivait de Cîteaux. Le réformateur de Cîteaux, saint Bernard, de la même plume qui commentait le Cantique des cantiques, donna aux chevaliers leur règle enthousiaste et austère. Cette règle, c’était l’exil et la guerre sainte jusqu’à la mort. Les Templiers devaient toujours accepter le combat, fût-ce d’un contre trois, ne jamais demander quartier, ne point donner de rançon, pas un pan de mur, pas un pouce de terre. Ils n’avaient pas de repos à espérer. On ne leur permettait pas de passer dans des ordres moins austères.

« Allez heureux, allez paisibles, leur dit saint Bernard ; chassez d’un cœur intrépide les ennemis de la croix de Christ, bien sûrs que ni la vie ni la mort ne pourront vous mettre hors l’amour de Dieu qui est en Jésus. En tout péril, redites-vous la parole : Vivants ou morts, nous sommes au Seigneur… Glorieux les vainqueurs, heureux les martyrs ! »

Voici la rude esquisse qu’il nous donne de la figure du Templier : « Cheveux tondus, poil hérissé, souillé de poussière ; noir de fer, noir de hâle et de soleil… Ils aiment les chevaux ardents et rapides, mais non parés, bigarrés, caparaçonnés… Ce qui charme dans cette foule, dans ce torrent qui coule à la terre sainte, c’est que vous n’y voyez que des scélérats et des impies. Christ d’un ennemi se fait un champion ; du persécuteur Saül il fait un saint Paul… » Puis dans un éloquent itinéraire, il conduit les guerriers pénitents de Bethléem au Calvaire, de Nazareth au Saint-Sépulcre.

Le soldat a la gloire, le moine le repos. Le Templier abjurait l’un et l’autre. Il réunissait ce que les deux vies ont de plus dur, les périls et les abstinences. La grande affaire du moyen âge fut longtemps la guerre sainte, la croisade ; l’idéal de la croisade semblait réalisé dans l’ordre du Temple. C’était la croisade devenue fixe et permanente.

Associés aux Hospitaliers dans la défense des saints lieux, ils en différaient en ce que la guerre était plus particulièrement le but de leur institution. Les uns et les autres rendaient les plus grands services. Quel bonheur n’était-ce pas pour le pèlerin qui voyageait sur la route poudreuse de Jaffa à Jérusalem, et qui croyait à tout moment voir fondre sur lui les brigands arabes, de rencontrer un chevalier, de reconnaître la secourable croix rouge sur le manteau blanc de l’ordre du Temple ! En bataille, les deux ordres fournissaient alternativement l’avant-garde et l’arrière-garde. On mettait au milieu les croisés nouveaux venus et peu habitués aux guerres d’Asie. Les chevaliers les entouraient, les protégeaient, dit fièrement un des leurs, comme une mère son enfant[19]. Ces auxiliaires passagers reconnaissaient ordinairement assez mal ce dévouement. Ils servaient moins les chevaliers qu’ils ne les embarrassaient. Orgueilleux et fervents à leur arrivée, bien sûrs qu’un miracle allait se faire exprès pour eux, ils ne manquaient pas de rompre les trêves ; ils entraînaient les chevaliers dans des périls inutiles, se faisaient battre, et partaient, leur laissant le poids de la guerre et les accusant de les avoir mal soutenus. Les Templiers formaient l’avant-garde à Mansourah, lorsque ce jeune fou de comte d’Artois s’obstina à la poursuite, malgré leur conseil, et se jeta dans la ville ; ils le suivirent par honneur et furent tous tués.

On avait cru avec raison ne pouvoir jamais faire assez pour un ordre si dévoué et si utile. Les privilèges les plus magnifiques leur furent accordés. D’abord ils ne pouvaient être jugés que par le pape ; mais un juge placé si loin et si haut n’était guère réclamé ; ainsi les Templiers étaient juges dans leurs causes. Ils pouvaient encore y être témoins, tant on avait foi dans leur loyauté ! Il leur était défendu d’accorder aucune de leurs commanderies à la sollicitation des grands ou des rois. Ils ne pouvaient payer ni droit, ni tribut, ni péage.

Chacun désirait naturellement participer à de tels privilèges. Innocent III lui-même voulut être affilié à l’ordre ; Philippe-le-Bel le demanda en vain.

Mais quand cet ordre n’eût pas eu ces grands et magnifiques privilèges, on s’y serait présenté en foule. Le Temple avait pour les imaginations un attrait de mystère et de vague terreur. Les réceptions avaient lieu dans les églises de l’ordre, la nuit et portes fermées. Les membres inférieurs en étaient exclus. On disait que si le roi de France lui-même y eût pénétré, il n’en serait pas sorti.

La forme de réception était empruntée aux rites dramatiques et bizarres, aux mystères dont l’Église antique ne craignait pas d’entourer les choses saintes. Le récipiendaire était présenté d’abord comme un pécheur, un mauvais chrétien, un renégat. Il reniait, à l’exemple de saint Pierre ; le reniement, dans cette pantomime, s’exprimait par un acte[20], cracher sur la croix. L’ordre se chargeait de réhabiliter ce renégat, de l’élever d’autant plus haut que sa chute était plus profonde. Ainsi dans la Fête des fols ou idiots (fatuorum), l’homme offrait l’hommage même de son imbécillité, de son infamie, à l’Église qui devait le régénérer. Ces comédies sacrées, chaque jour moins comprises, étaient de plus en plus dangereuses, plus capables de scandaliser un âge prosaïque, qui ne voyait que la lettre et perdait le sens du symbole.

Elles avaient ici un autre danger. L’orgueil du Temple pouvait laisser dans ces formes une équivoque impie. Le récipiendaire pouvait croire qu’au delà du christianisme vulgaire, l’ordre allait lui révéler une religion plus haute, lui ouvrir un sanctuaire derrière le sanctuaire. Ce nom du Temple n’était pas sacré pour les seuls chrétiens. S’il exprimait pour eux le Saint-Sépulcre, il rappelait aux juifs, aux musulmans, le temple de Salomon[21]. L’idée du Temple, plus haute et plus générale que celle même de l’Église, planait en quelque sorte par-dessus toute religion. L’Église datait, et le Temple ne datait pas. Contemporain de tous les âges, c’était comme un symbole de la perpétuité religieuse. Même après la ruine des Templiers, le Temple subsiste, au moins comme tradition, dans les enseignements d’une foule de sociétés secrètes, jusqu’aux Rose-Croix, jusqu’aux Francs-Maçons[22].

L’Église est la maison du Christ, le Temple celle du Saint-Esprit. Les gnostiques prenaient pour leur grande fête, non pas Noël ou Pâques, mais la Pentecôte, le jour où l’Esprit descendit. Jusqu’à quel point ces vieilles sectes subsistèrent-elles au moyen âge ? Les Templiers y furent-ils affiliés ? De telles questions, malgré les ingénieuses conjectures des modernes, resteront toujours obscures dans l’insuffisance des monuments[23].

Ces doctrines intérieures du Temple semblent tout à la fois vouloir se montrer et se cacher. On croit les reconnaître, soit dans les emblèmes étranges sculptés au portail de quelques églises, soit dans le dernier cycle épique du moyen âge, dans ces poèmes où la chevalerie épurée n’est plus qu’une odyssée, un voyage héroïque et pieux à la recherche du Graal. On appelait ainsi la sainte coupe qui reçut le sang du Sauveur. La simple vue de cette coupe prolonge la vie de cinq cents années. Les enfants seuls peuvent en approcher sans mourir. Autour du Temple qui la contient, veillent en armes les Templistes ou chevaliers du Graal[24].

Cette chevalerie plus qu’ecclésiastique, ce froid et trop pur idéal, qui fut la fin du moyen âge et sa dernière rêverie, se trouvait, par sa hauteur même, étranger à toute réalité, inaccessible à toute pratique. Le templiste resta dans les poèmes, figure nuageuse et quasi-divine. Le Templier s’enfonça dans la brutalité.

Je ne voudrais pas m’associer aux persécuteurs de ce grand ordre. L’ennemi des Templiers les a lavés sans le vouloir ; les tortures par lesquelles il leur arracha de honteux aveux semblent une présomption d’innocence. On est tenté de ne pas croire des malheureux qui s’accusent dans les gênes. S’il y eut des souillures, on est tenté de ne plus les voir, effacées qu’elles furent dans la flamme des bûchers.

Il subsiste cependant de graves aveux, obtenus hors de la question et des tortures. Les points mêmes qui ne furent pas prouvés n’en sont pas moins vraisemblables pour qui connaît la nature humaine, pour qui considère sérieusement la situation de l’ordre dans ses derniers temps.

Il était naturel que le relâchement s’introduisît parmi des moines guerriers, des cadets de la noblesse, qui couraient les aventures loin de la chrétienté, souvent loin des yeux de leurs chefs, entre les périls d’une guerre à mort et les tentations d’un climat brûlant, d’un pays d’esclaves, de la luxurieuse Syrie. L’orgueil et l’honneur les soutinrent tant qu’il y eut espoir pour la terre sainte. Sachons-leur gré d’avoir résisté si longtemps, lorsqu’à chaque croisade leur attente était si tristement déçue, lorsque toute prédiction mentait, que les miracles promis s’ajournaient toujours. Il n’y avait pas de semaine que la cloche de Jérusalem ne sonnât l’apparition des Arabes dans la plaine désolée. C’était toujours aux Templiers, aux Hospitaliers à monter à cheval, à sortir des murs… Enfin ils perdirent Jérusalem, puis Saint-Jean-d’Acre. Soldats délaissés, sentinelles perdues, faut-il s’étonner si, au soir de cette bataille de deux siècles, les bras leur tombèrent ?

La chute est grave après les grands efforts. L’âme montée si haut dans l’héroïsme et la sainteté tombe bien lourde en terre… Malade et aigrie, elle se plonge dans le mal avec une faim sauvage, comme pour se venger d’avoir cru.

Telle paraît avoir été la chute du Temple. Tout ce qu’il y avait eu de saint en l’ordre devint péché et souillure. Après avoir tendu de l’homme à Dieu, il tourna de Dieu à la bête[25]. Les pieuses agapes, les fraternités héroïques, couvrirent de sales amours de moines[26]. Ils cachèrent l’infamie en s’y mettant plus avant. Et l’orgueil y trouvait encore son compte ; ce peuple éternel, sans famille ni génération charnelle, recruté par l’élection et l’esprit, faisait montre de son mépris pour la femme[27], se suffisant à lui-même et n’aimant rien hors de soi.

Comme ils se passaient de femmes, ils se passaient aussi de prêtres, péchant et se confessant entre eux[28]. Et ils se passèrent de Dieu encore. Ils essayèrent des superstitions orientales, de la magie sarrasine. D’abord symbolique, le reniement devint réel ; ils abjurèrent un Dieu qui ne donnait pas la victoire ; ils le traitèrent comme un allié infidèle qui les trahissait, l’outragèrent, crachèrent sur la croix.

Leur vrai dieu, ce semble, devint l’ordre même. Ils adorèrent le Temple et les Templiers, leurs chefs, comme Temples vivants. Ils symbolisèrent par les cérémonies les plus sales et les plus repoussantes le dévouement aveugle, l’abandon complet de la volonté. L’ordre, se serrant ainsi, tomba dans une farouche religion de soi-même, dans un satanique égoïsme. Ce qu’il y a de souverainement diabolique dans le Diable, c’est de s’adorer.

Voilà, dira-t-on, des conjectures. Mais elles ressortent trop naturellement d’un grand nombre d’aveux obtenus sans avoir recours à la torture, particulièrement en Angleterre[29].

Que tel ait été d’ailleurs le caractère général de l’ordre, que les statuts soient devenus expressément honteux et impies, c’est ce que je suis loin d’affirmer. De telles choses ne s’écrivent pas. La corruption entre dans un ordre par connivence mutuelle et tacite. Les formes subsistent, changeant de sens, et perverties par une mauvaise interprétation que personne n’avoue tout haut.

Mais quand même ces infamies, ces impiétés auraient été universelles dans l’ordre, elles n’auraient pas suffi pour entraîner sa destruction. Le clergé les aurait couvertes et étouffées[30], comme tant d’autres désordres ecclésiastiques. La cause de la ruine du Temple, c’est qu’il était trop riche et trop puissant. Il y eut une autre cause plus intime, mais je la dirai tout à l’heure.

À mesure que la ferveur des guerres saintes diminuait en Europe, à mesure qu’on allait moins à la croisade, on donnait davantage au Temple pour s’en dispenser. Les affiliés de l’ordre étaient innombrables. Il suffisait de payer deux ou trois deniers par an. Beaucoup de gens offraient tous leurs biens, leurs personnes mêmes. Deux comtes de Provence se donnèrent ainsi. Un roi d’Aragon légua son royaume (Alphonse-le-Batailleur, 1131-1132) ; mais le royaume n’y consentit pas.

On peut juger du nombre prodigieux des possessions des Templiers par celui des terres, des fermes, des forts ruinés qui, dans nos villes ou nos campagnes, portent encore le nom du Temple. Ils possédaient, dit-on, plus de neuf mille manoirs dans la chrétienté[31]. En une seule province d’Espagne, au royaume de Valence, ils avaient dix-sept places fortes. Ils achetèrent argent comptant le royaume de Chypre, qu’ils ne purent, il est vrai, garder.

Avec de tels privilèges, de telles richesses, de telles possessions, il était bien difficile de rester humbles[32]. Richard Cœur-de-Lion disait en mourant : « Je laisse mon avarice aux moines de Cîteaux, ma luxure aux moines gris, ma superbe aux Templiers. »

Au défaut de musulmans, cette milice inquiète et indomptable guerroyait contre les chrétiens. Ils firent la guerre au roi de Chypre et au prince d’Antioche. Ils détrônèrent le roi de Jérusalem Henri II et le duc de Croatie. Ils ravagèrent la Thrace et la Grèce. Tous les croisés qui revenaient de Syrie ne parlaient que des trahisons des Templiers, de leurs liaisons avec les infidèles[33]. Ils étaient notoirement en rapport avec les Assassins de Syrie[34] ; le peuple remarquait avec effroi l’analogie de leur costume avec celui des sectateurs du Vieux de la Montagne. Ils avaient accueilli le Soudan dans leurs maisons, permis le culte mahométan, averti les infidèles de l’arrivée de Frédéric II[35]. Dans leurs rivalités furieuses contre les Hospitaliers, ils avaient été jusqu’à lancer des flèches dans le Saint-Sépulcre[36]. On assurait qu’ils avaient tué un chef musulman qui voulait se faire chrétien pour ne plus leur payer tribut.

La maison de France particulièrement croyait avoir à se plaindre des Templiers. Ils avaient tué Robert de Brienne à Athènes. Ils avaient refusé d’aider à la rançon de saint Louis[37]. En dernier lieu, ils s’étaient déclarés pour la maison d’Aragon contre celle d’Anjou.

Cependant la terre sainte avait été définitivement perdue en 1191, et la croisade terminée. Les chevaliers revenaient inutiles, formidables, odieux. Ils rapportaient au milieu de ce royaume épuisé, et sous les yeux d’un roi famélique, un monstrueux trésor de cent cinquante mille florins d’or, et en argent la charge de dix mulets[38]. Qu’allaient-ils faire en pleine paix de tant de forces et de richesses ? Ne seraient-ils pas tentés de se créer une souveraineté dans l’Occident, comme les chevaliers Teutoniques l’ont fait en Prusse, les Hospitaliers dans les îles de la Méditerranée, et les Jésuites au Paraguay[39]. S’ils s’étaient unis aux Hospitaliers, aucun roi du monde n’eût pu leur résister[40]. Il n’était point d’État où ils n’eussent des places fortes. Ils tenaient à toutes les familles nobles. Ils n’étaient guère en tout, il est vrai, plus de quinze mille chevaliers ; mais c’étaient des hommes aguerris, au milieu d’un peuple qui ne l’était plus, depuis la cessation des guerres des seigneurs. C’étaient d’admirables cavaliers, les rivaux des Mameluks, aussi intelligents, lestes et rapides que la pesante cavalerie féodale était lourde et inerte. On les voyait partout orgueilleusement chevaucher sur leurs admirables chevaux arabes, suivis chacun d’un écuyer, d’un page, d’un servant d’armes, sans compter les esclaves noirs. Ils ne pouvaient varier leurs vêtements, mais ils avaient de précieuses armes orientales, d’un acier de fine trempe et damasquinées richement.

Ils sentaient bien leur force. Les Templiers d’Angleterre avaient osé dire au roi Henri III : « Vous serez roi tant que vous serez juste. » Dans leur bouche, ce mot était une menace. Tout cela donnait à penser à Philippe-le-Bel.

Il en voulait à plusieurs d’entre eux de n’avoir souscrit l’appel contre Boniface qu’avec réserve, sub protestationibus. Ils avaient refusé d’admettre le roi dans l’ordre. Ils l’avaient refusé, et ils l’avaient servi, double humiliation. Il leur devait de l’argent[41] ; le Temple était une sorte de banque, comme l’ont été souvent les temples de l’antiquité[42]. Lorsqu’en 1306, il trouva un asile chez eux contre le peuple soulevé, ce fut sans doute pour lui une occasion d’admirer ces trésors de l’ordre ; les chevaliers étaient trop confiants, trop fiers pour lui rien cacher.

La tentation était forte pour le roi[43]. Sa victoire de Mons-en-Puelle l’avait ruiné. Déjà contraint de rendre la Guyenne, il l’avait été encore de lâcher la Flandre flamande. Sa détresse pécuniaire était extrême, et pourtant il lui fallut révoquer un impôt contre lequel la Normandie s’était soulevée. Le peuple était déjà si ému, qu’on défendit les rassemblements de plus de cinq personnes. Le roi ne pouvait sortir de cette situation désespérée que par quelque grande confiscation. Or, les juifs ayant été chassés, le coup ne pouvait frapper que sur les prêtres ou sur les nobles, ou bien sur un ordre qui appartenait aux uns ou aux autres, mais qui, par cela même, n’appartenant exclusivement ni à ceux-ci, ni à ceux-là, ne serait défendu par personne. Loin d’être défendus, les Templiers furent plutôt attaqués par leurs défenseurs naturels. Les moines les poursuivirent. Les nobles, les plus grands seigneurs de France, donnèrent par écrit leur adhésion au procès.

Philippe-le-Bel avait été élevé par un dominicain. Il avait pour confesseur un dominicain. Longtemps ces moines avaient été amis des Templiers, au point même qu’ils s’étaient engagés à solliciter de chaque mourant qu’ils confesseraient un legs pour le Temple[44]. Mais peu à peu les deux ordres étaient devenus rivaux. Les dominicains avaient un ordre militaire à eux, les Cavalieri gaudenti[45], qui ne prit pas grand essor. À cette rivalité accidentelle il faut ajouter une cause fondamentale de haine. Les Templiers étaient nobles ; les dominicains, les Mendiants, étaient en grande partie roturiers, quoique dans le tiers-ordre ils comptassent des laïques illustres et même des rois.

Dans les Mendiants, comme dans les légistes conseillers de Philippe-le-Bel, il y avait contre les nobles, les hommes d’armes, les chevaliers, un fonds commun de malveillance, un levain de haine niveleuse. Les légistes devaient haïr les Templiers comme moines ; les dominicains les détestaient comme gens d’armes, comme moines mondains, qui réunissaient les profits de la sainteté et l’orgueil de la vie militaire. L’ordre de saint Dominique, inquisiteur dès sa naissance, pouvait se croire obligé en conscience de perdre en ses rivaux des mécréants, doublement dangereux, et par l’importation des superstitions sarrasines, et par leurs liaisons avec les mystiques occidentaux, qui ne voulaient plus adorer que le Saint-Esprit.

Le coup ne fut pas imprévu, comme on l’a dit. Les Templiers eurent le temps de le voir venir[46]. Mais l’orgueil les perdit ; ils crurent toujours qu’on n’oserait.

Le roi hésitait en effet. Il avait d’abord essayé des moyens indirects. Par exemple, il avait demandé à être admis dans l’ordre. S’il y eût réussi, il se serait probablement fait grand maître, comme fit Ferdinand-le-Catholique pour les ordres militaires d’Espagne. Il aurait appliqué les biens du Temple à son usage, et l’ordre eût été conservé.

Depuis la perte de la terre sainte, et même antérieurement, on avait fait entendre aux Templiers qu’il serait urgent de les réunir aux Hospitaliers[47]. Réuni à un ordre plus docile, le Temple eût présenté peu de résistance aux rois.

Ils ne voulurent point entendre à cela. Le grand maître, Jacques Molay, pauvre chevalier de Bourgogne, mais vieux et brave soldat qui venait de s’honorer en Orient par les derniers combats qu’y rendirent les chrétiens, répondit que saint Louis avait, il est vrai, proposé autrefois la réunion des deux ordres, mais que le roi d’Espagne n’y avait point consenti ; que pour que les Hospitaliers fussent réunis aux Templiers, il faudrait qu’ils s’amendassent fort ; que les Templiers étaient plus exclusivement fondés pour la guerre[48]. Il finissait par ces paroles hautaines : « On trouve beaucoup de gens qui voudraient ôter aux religieux leurs biens, plutôt que de leur en donner… Mais si l’on fait cette union des deux ordres, cette Religion sera si forte et si puissante qu’elle pourra bien défendre ses droits contre toute personne au monde. »

Pendant que les Templiers résistaient si fièrement à toute concession, les mauvais bruits allaient se fortifiant. Eux-mêmes y contribuaient. Un chevalier disait à Raoul de Presles, l’un des hommes les plus graves du temps, « que dans le chapitre général de l’ordre il y avait une chose si secrète, que si pour son malheur quelqu’un la voyait, fût-ce le roi de France, nulle crainte de tourment n’empêcherait ceux du chapitre de le tuer, selon leur pouvoir[49]. »

Un Templier nouvellement reçu avait protesté contre la forme de réception devant l’official de Paris[50]. Un autre s’en était confessé à un cordelier, qui lui donna pour pénitence de jeûner tous les vendredis un an durant sans chemise. Un autre enfin, qui était de la maison du pape, « lui avait ingénument confessé tout le mal qu’il avait reconnu en son ordre, en présence d’un cardinal son cousin, qui écrivit à l’instant cette déposition ».

On faisait en même temps courir des bruits sinistres sur les prisons terribles où les chefs de l’ordre plongeaient les membres récalcitrants. Un des chevaliers déclara « qu’un de ses oncles était entré dans l’ordre sain et gai, avec chiens et faucons ; au bout de trois jours, il était mort ».

Le peuple accueillait avidement ces bruits, il trouvait les Templiers trop riches[51] et peu généreux. Quoique le grand maître dans ses interrogatoires vante la munificence de l’ordre, un des griefs portés contre cette opulente corporation, c’est « que les aumônes ne s’y faisaient pas comme il convenait[52] ».

Les choses étaient mûres. Le roi appela à Paris le grand maître et les chefs ; il les caressa, les combla, les endormit. Ils vinrent se faire prendre au filet comme les protestants à la Saint-Barthélemy.

Il venait d’augmenter leurs privilèges[53]. Il avait prié le grand maître d’être parrain d’un de ses enfants. Le 12 octobre, Jacques Molay, désigné par lui avec d’autres grands personnages, avait tenu le poêle à l’enterrement de la belle-sœur de Philippe. Le 13, il fut arrêté avec les cent quarante Templiers qui étaient à Paris. Le même jour, soixante le furent à Beaucaire, puis une foule d’autres par toute la France. On s’assura de l’assentiment du peuple et de l’Université[54]. Le jour même de l’arrestation, les bourgeois furent appelés par paroisses et par confréries au jardin du roi dans la Cité ; des moines y prêchèrent. On peut juger de la violence de ces prédications populaires par celle de la lettre royale, qui courut par toute la France : « Une chose amère, une chose déplorable, une chose horrible à penser, terrible à entendre ! chose exécrable de scélératesse, détestable d’infamie !… Un esprit doué de raison compatit et se trouble dans sa compassion, en voyant une nature qui s’exile elle-même hors des bornes de la nature, qui oublie son principe, qui méconnaît sa dignité, qui, prodigue de soi, s’assimile aux bêtes dépourvues de sens ; que dis-je ? qui dépasse la brutalité des bêtes elles-mêmes !… » On juge de la terreur et du saisissement avec lesquels une telle lettre fut reçue de toute âme chrétienne. C’était comme un coup de trompette du jugement dernier.

Suivait l’indication sommaire des accusations : reniement, trahison de la chrétienté au profit des infidèles, initiation dégoûtante, prostitution mutuelle ; enfin, le comble de l’horreur, cracher sur la croix[55] !

Tout cela avait été dénoncé par des Templiers. Deux chevaliers, un Gascon et un Italien, en prison pour leurs méfaits, avaient, disait-on, révélé tous les secrets de l’ordre.

Ce qui frappait le plus l’imagination, c’étaient les bruits étranges qui couraient sur une idole qu’auraient adorée les Templiers. Les rapports variaient. Selon les uns, c’était une tête barbue ; d’autres disaient une tête à trois faces. Elle avait, disait-on encore, des yeux étincelants. Selon quelques-uns, c’était un crâne d’homme. D’autres y substituaient un chat[56].

Quoi qu’il en fût de ces bruits, Philippe-le-Bel n’avait pas perdu de temps. Le jour même de l’arrestation, il vint de sa personne s’établir au Temple avec son trésor et son Trésor des chartes, avec une armée de gens de loi, pour instrumenter, inventorier. Cette belle saisie l’avait fait riche tout d’un coup.

  1. Lettre de Christophe Colomb à Ferdinand et Isabelle, après son quatrième voyage. (Navarette.)
  2. Philippe-le-Bel emploie pendant tout son règne, comme ministres, les deux banquiers florentins Biccio et Musciato, fils de Guido Franzesi.
  3. App. 41.
  4. Chacune des grandes révolutions du monde est aussi l’époque des grandes apparitions de l’or. Les Phocéens le font sortir de Delphes, Alexandre de Persépolis ; Rome le tire des mains du dernier successeur d’Alexandre ; Cortès l’enlève de l’Amérique. Chacun de ces moments est marqué par un changement subit, non seulement dans le prix des denrées, mais aussi dans les idées et dans les mœurs.
  5. Le dernier but de l’alchimie n’était pas tant de trouver l’or que d’obtenir l’or pur, l’or potable, le breuvage d’immortalité. On racontait la merveilleuse histoire d’un bouvier de Sicile du temps du roi Guillaume, qui, ayant trouvé dans la terre un flacon d’or, but la liqueur qu’il renfermait et revint à la jeunesse. (Roger Bacon, Opus majus.)
  6. Quelques-uns se vantèrent de n’avoir point soufflé pour rien. Raymond Lulle, dans leurs traditions, passe en Angleterre, et, pour encourager le roi à la croisade, lui fabrique dans la Tour de Londres pour six millions d’or. On en fit des Nobles à la rose, qu’on appelle encore aujourd’hui Nobles de Raymond. App. 42.
  7. Dans l’usure, les juifs, dit-on, ne faisaient qu’imiter les Lombards, leurs prédécesseurs. (Muratori.)
  8. À Toulouse, on les souffletait trois fois par an, pour les punir d’avoir autrefois livré la ville aux Sarrasins ; sous Charles-le-Chauve, ils réclamèrent inutilement. — À Béziers, on les chassait à coups de pierres pendant toute la Semaine Sainte. Ils s’en rachetèrent en 1160. — Ils commencèrent, sous le règne de Philippe-Auguste, à porter la rouelle jaune, et le concile de Latran en fit une loi à tous les juifs de la chrétienté (canon 68).
  9. Souvent ils firent l’objet de traités entre seigneurs. Dans l’ordonnance de 1230, il est dit « que personne dans notre royaume ne retienne le juif d’un autre seigneur ; partout où quelqu’un retrouvera son juif, il pourra le reprendre comme son esclave (tanquam proprium servum), quelque long séjour qu’il ait fait sur les terres d’un autre seigneur. » On voit en effet dans les Établissements que les meubles des juifs appartenaient aux barons. Peu à peu le juif passa au roi, comme la monnaie et les autres droits fiscaux.
  10. Patiens, quia æternus… — C’est l’usage que les juifs se tiennent sur le passage de chaque nouveau pape, et lui présentent leur loi. Est-ce un hommage ou un reproche de la vieille loi à la nouvelle, de la mère à la fille ?… — « Le jour de son couronnement, le pape Jean XXIII chevaucha avec sa mitre papale de rue en rue dans la ville de Boulogne-la-Grasse, faisant le signe de la croix jusques en la rue où demeuroient les juifs, lesquels offrirent par écrit leur loi, laquelle, de sa propre main, il prit et reçut, et puis la regarda, et tantôt la jeta derrière lui, en disant : « Votre loi est bonne, mais d’icelle la nôtre est meilleure. » Et lui parti de là, les juifs le suivoient le cuidant atteindre, et fut toute la couverture de son cheval déchirée ; et le pape jetoit, par toutes les rues où il passoit, monnoie, c’est à savoir deniers qu’on appelle quatrins et mailles de Florence ; et y avoit devant lui et derrière lui deux cents hommes d’armes, et avoit chacun en sa main une masse de cuir dont ils frappoient les juifs, tellement que c’étoit grand’joie à voir. » (Monstrelet.)
  11. App. 43.
  12. Shakespeare, The Merchant of Venice, acte I, sc. iii : « Let the forfeit be nominated for an equal pound of your fair flesh, to be cut and taken, in what part of your body pleaseath me. » App. 44.
  13. J’insiste avec M. Beugnot sur ce point important : les juifs ne connurent pas l’usure aux dixième et onzième siècles, c’est-à-dire aux époques où on leur permit l’industrie (1860).
  14. App. 45.
  15. Ces mots sont synonymes dans la langue de ce temps.
  16. Contin. G. de Nangis.
  17. App. 46.
  18. La Coulture du Temple, contiguë à celle de Saint-Gervais, comprenait presque tout le domaine des Templiers, qui s’étendait le long de la rue du Temple, depuis la rue Sainte-Croix ou les environs de la rue de la Verrerie jusqu’au delà des murs, des fossés et de la porte du Temple. (Sauval.)
  19. « Sicut mater infantem ». (Lettre de Jacques Molay.)
  20. App. 47.
  21. App. 48.
  22. App. 49.
  23. App. 50.
  24. Voyez mon Histoire de France, t. II.
  25. Sans parler de notre dicton populaire : « Boire comme un Templier », les Anglais en avaient un autre : « Dum erat juvenis sæcularis, omnes pueri clamabant publice et vulgariter unus ad alterum : Custodiatis vobis ab osculo Templariorum. » (Conc. Britann.)
  26. App. 51.
  27. App. 52.
  28. App. 53.
  29. Les dépositions les plus sales, et qui paraîtraient avec le plus de vraisemblance dictées par la question, sont celles des témoins anglais, qui pourtant n’y furent pas soumis. App. 54.
  30. Voy. entre autres Henri IV et Richelieu, ch. xvi, xix, xx, et Richelieu et la Fronde, ch. ix.
  31. App. 55.
  32. Dans leurs anciens statuts on lit : « Regula pauperum commilitonum templi Salomonis. »
  33. « Et Acre une cité trahirent-ils par leur grand mesprison. » (Chron. de Saint-Denys.)
  34. Voy. Hammer.
  35. Dupuy.
  36. En 1259, l’animosité fut poussée à un tel excès, qu’ils se livrèrent une bataille dans laquelle les Templiers furent taillés en pièces. Les historiens disent qu’il n’en échappa qu’un seul.
  37. App. 56.
  38. Arch. du Vatican, Rayn.
  39. Ces ordres également puissants furent également attaqués. Les évêques livoniens portèrent contre les chevaliers Teutoniques des accusations non moins graves. De Jean XXII à Innocent VI, les Hospitaliers eurent à soutenir les mêmes attaques. Les Jésuites y succombèrent.
  40. En Castille, les Templiers, les Hospitaliers et les chevaliers de Saint-Jacques avaient un traité de garantie contre le roi même.
  41. App. 57.
  42. Mitford.
  43. App. 58.
  44. Statuts du chapitre général des Dominicains en 1245.
  45. Voyez l’histoire de cet ordre, par le dominicain Federici, 1787. Ils profitèrent pourtant des biens du Temple ; plusieurs Templiers passèrent dans leur ordre.
  46. Ils avaient de sombres pressentiments. Un Templier anglais rencontrant un chevalier nouvellement reçu : « Es ne frater noster receptus in ordine ? Cui respondens, ita. Et ille : Si sederes super campanile Sancti Pauli Londini, non posses videre majora infortunia quam tibi contingent antequam moriaris. » (Concil. Brit.)
  47. Le concile de Saltzbourg, tenu en 1272, et plusieurs autres assemblées ecclésiastiques, avaient proposé cette réunion.
  48. App. 59.
  49. Dupuy. App. 60.
  50. C’est le premier des cent quarante déposants. Dupuy a tronqué le passage. Voy. le ms. aux Archives du royaume, K. 413.
  51. Tosjors achetaient sans vendre…
    Tant va pot à eau qu’il brise.

    Chron. en vers, citée par Rayn.
  52. En Écosse, on leur reprochait, outre leur cupidité, de n’être pas hospitaliers. App. 61.
  53. App. 62.
  54. App. 63.
  55. App. 64.
  56. App. 65.