Histoire de France (Jules Michelet)/édition 1893/Moyen Âge/Livre 6/Chapitre 2

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Œuvres complètes de J. Michelet
(Histoire de Francep. 275-292).

CHAPITRE II

Jean. — Bataille de Poitiers (1350-1356).


La peste de 1348 enleva, entre autres personnages célèbres, l’historien Jean Villani, et la belle Laure de Sades, celle qui, vivante ou morte, fut l’objet des chants de Pétrarque.

Laure, fille de messire Audibert, syndic du bourg de Noves, près d’Avignon, avait épousé Hugues de Sades, d’une vieille famille municipale de cette ville. Elle vécut honorablement à Avignon avec son mari, dont elle eut douze enfants. Cette union pure et fidèle, cette belle image de la famille, au milieu d’une ville si décriée pour ses mœurs, est sans doute ce qui toucha Pétrarque. Ce fut le 6 avril 1327 que Laure apparut pour la première fois au jeune exilé florentin, le vendredi de la semaine sainte, dans une église, entourée, comme il est probable, de son époux et de ses enfants. Dès lors cette noble image de jeune femme lui resta devant l’esprit.

Qu’on ne nous reproche pas comme une digression le peu que nous disons d’une Française qui inspira une si durable passion au plus grand poète du siècle. L’histoire des mœurs est surtout celle de la femme. Nous avons parlé d’Héloïse et de Béatrix. Laure n’est pas, comme Héloïse, la femme qui aime et se donne. Ce n’est point la Béatrix de Dante, dans laquelle l’idéal domine et qui finit par se confondre avec l’éternelle beauté. Elle ne meurt pas jeune ; elle n’a pas la glorieuse transfiguration de la mort. Elle accomplit toute sa destinée sur la terre. Elle est épouse, elle est mère, elle vieillit, toujours adorée[1]. Une passion si fidèle et si désintéressée à cette époque de sensualité grossière, méritait bien de rester parmi les plus touchants souvenirs du quatorzième siècle. On aime à voir dans ces temps de mort une âme vivante, un amour vrai et pur, qui suffit à une inspiration de trente années. On rajeunit, à regarder cette belle et immortelle jeunesse d’âme.

Il la vit pour la dernière fois en septembre 1347. C’était au milieu d’un cercle de femmes. Elle était sérieuse et pensive, sans perles, sans guirlandes. Tout était déjà plein de la terreur de la contagion. Le poète, ému, se retira, pour ne pas pleurer… La nouvelle de sa mort lui parvint, l’année suivante, à Vérone. Il y écrivit la note touchante qu’on lit encore sur son Virgile. Il y remarque qu’elle est morte au même mois, au même jour et à la même heure, où il l’avait vue trente ans auparavant pour la première fois.

Le poète avait vu périr en quelques années toutes ses espérances, tous les rêves de sa vie[2]. Jeune, il avait espéré que la chrétienté se réconcilierait, et trouverait la paix intérieure dans une belle guerre contre les infidèles. Il avait écrit le célèbre canzone : « O aspettata in ciel beata e bella… » Mais quel pape prêchait la croisade ? Jean XXII, le fils d’un cordonnier de Cahors, avocat avant d’être pape, cahorsin et usurier lui-même, qui entassait les millions, et brûlait ceux qui parlaient d’amour pur et de pauvreté.

L’Italie, sur laquelle Pétrarque plaça ensuite son espoir, n’y répondit pas davantage. Les princes flattaient Pétrarque, se disaient ses amis, mais aucun ne l’écoutait. Quels amis pour le crédule poète que ces féroces et rusés Visconti de Milan !… Naples valait mieux, ce semble. Le savant roi Robert avait voulu donner lui-même à Pétrarque la couronne du Capitole. Mais lorsqu’il se rendit à Naples, Robert n’était plus. La reine Jeanne lui avait succédé[3]. Le poète, à peine arrivé, vit avec horreur les combats de gladiateurs renouvelés dans cette cour par une noblesse sanguinaire. Il prévit la catastrophe du jeune époux de Jeanne, étranglé peu après par les amants de sa femme… Il écrivit lui-même de Naples : Heu ! fuge crudeles terras, fuge littus avarum !

Cependant on parlait de la restauration de la liberté romaine par le tribun Rienzi. Pétrarque ne douta point de la réunion prochaine de l’Italie, du monde, sous le bon état. Il chanta d’avance les vertus du libérateur et la gloire de la nouvelle Rome. Cependant Rienzi menaçait de mort les amis de Pétrarque, les Colonna. Celui-ci refusa longtemps d’y croire ; il écrivit au tribun une lettre triste et inquiète, où il le prie de démentir ces mauvais bruits[4]

La chute du tribun lui ôtant l’espoir que l’Italie pût se relever elle-même, il transporta son facile enthousiasme à l’empereur Charles IV, qui alors entrait en Italie. Pétrarque se trouva sur son passage ; il lui présenta les médailles d’or de Trajan et d’Auguste ; il le somma de se souvenir de ces grands empereurs. Ce Trajan, cet Auguste avait passé les Alpes avec deux ou trois cents cavaliers. Il venait vendre les droits de l’Empire en Italie, avant de les sacrifier en Allemagne dans sa bulle d’or. Le pacifique et économe empereur, avec son cortège mal monté, était comparé par les Italiens à un marchand ambulant qui va à la foire[5].

Le triste Pétrarque, trompé tant de fois[6], se réfugia chaque jour davantage dans la lointaine antiquité. Il se mit, déjà vieux, à apprendre la langue d’Homère, à épeler l’Iliade. Il faut voir quels furent ses transports quand, pour la première fois, il toucha le précieux manuscrit qu’il ne pouvait lire.

Il erra ainsi dans ses dernières années, survivant, comme Dante, à tout ce qu’il aimait. Ce n’était pas Dante, mais plutôt son ombre, plus pâle et plus douce, toujours conduite par Virgile, et se faisant de la poésie antique un Élysée. Vers la fin, inquiet pour les précieux manuscrits qu’il traînait partout avec lui, il les légua à la république de Venise, et déposa son Homère et son Virgile dans la bibliothèque même de Saint-Marc, derrière les fameux chevaux de Corinthe, où on les a retrouvés trois cents ans après, à moitié perdus de poussière. Venise, cet inviolable asile au milieu des mers, était alors le seul lieu sûr auquel la main pieuse du poète pût confier en mourant les dieux errants de l’antiquité.

Pour lui, ce devoir accompli, il alla quelque temps réchauffer sa vieillesse au soleil d’Arqua. Il y mourut dans sa bibliothèque et la tête sur un livre[7].


Ces vains regrets, cette fidélité obstinée au passé, qui pendant toute la vie du poète lui fit poursuivre des ombres, qui lui fit placer un crédule espoir dans le tribun, dans l’empereur, ce n’est pas l’erreur de Pétrarque, c’est celle de tout son siècle. La France même, qui semble avoir si durement rompu avec le moyen âge par l’immolation des Templiers et de Boniface, y revient malgré elle après cet effort, et s’y engourdit. La défaite des armées féodales, la grande leçon de Créci, qui devrait lui faire comprendre qu’un autre monde a commencé, ne sert qu’à lui faire regretter la chevalerie. Les archers anglais ne l’instruisent pas. Elle n’entend point le génie moderne qui l’a foudroyée à Créci par l’artillerie d’Édouard.

Le fils de Philippe-de-Valois, le roi Jean, est le roi des gentilshommes. Plus chevalereux encore et plus malencontreux que son père, il prend pour modèle l’aveugle Jean de Bohême qui combattit lié à Créci. Non moins aveugle que son modèle, le roi Jean, à la bataille de Poitiers, mit pied à terre pour attendre des gens à cheval. Mais il n’eut pas le bonheur d’être tué, comme Jean de Bohême.

Dès son avènement, Jean, pour complaire aux nobles, ordonna de surseoir au payement des dettes[8]. Il créa pour eux un ordre nouveau, l’ordre de l’Étoile, qui assurait une retraite à ses membres. C’était comme les Invalides de la chevalerie. Déjà une somptueuse maison commençait à s’élever pour cette destination dans la plaine de Saint-Denis. Elle ne s’acheva pas[9]. Les membres de cet ordre faisaient vœu de ne pas reculer de quatre arpents, s’ils n’étaient tués ou pris. Ils furent pris en effet.

Ce prince, si chevaleresque, commence brutalement par tuer, sur un soupçon, le connétable d’Eu, principal conseiller de son père. Il jette tout à un favori, homme du Midi, adroit et avide, Charles d’Espagne, pour qui il avait « un amour désordonné[10] ». Le favori se fait connétable, et se fait encore donner un comté qui appartenait au jeune roi de Navarre, Charles, que Jean avait déjà dépouillé de la Champagne[11]. Charles, descendu d’une fille de Louis-Hutin, se croyait, comme Édouard III, dépouillé de la couronne de France. Il assassina le favori, et voulait tuer Jean. Celui-ci l’emprisonna, lui fit demander pardon à genoux. Cet homme flétri sera le démon de la France. Il est surnommé le Mauvais. Jean tue le connétable, tue d’Harcourt et d’autres encore ; au demeurant, c’est Jean-le-Bon.

Le bon veut dire ici le confiant, l’étourdi, le prodigue. Nul prince en effet n’avait encore si noblement jeté l’argent du peuple. Il allait, comme l’homme de Rabelais, mangeant son raisin en verjus, son blé en herbe. Il faisait argent de tout, gâtant le présent, engageant l’avenir. On eût dit qu’il prévoyait ne devoir pas rester longtemps en France.

Sa grande ressource était l’altération des monnaies[12]. Philippe-le-Bel et ses fils, Philippe-de-Valois, avaient usé largement de cette forme de banqueroute. Jean les fit oublier, comme il surpassa aussi toute banqueroute royale ou nationale qui pût jamais venir. On croit rêver quand on lit les brusques et contradictoires ordonnances que fit ce prince en si peu d’années. C’est la loi en démence. À son avènement, le marc d’argent valait cinq livres cinq sous, à la fin de l’année onze livres. En février 1352, il était tombé à quatre livres cinq sous ; un an après il était reporté à douze livres. En 1354, il fut fixé à quatre livres quatre sous ; il valait dix-huit livres en 1355. On le remit à cinq livres cinq sous, mais on affaiblit tellement la monnaie qu’il monta en 1359 au taux de cent deux livres[13].

Ces banqueroutes royales sont au fond celles des nobles sur les bourgeois. Les seigneurs, les nobles chevaliers assiègent le bon roi, et lui prennent tout ce qu’il prend aux autres. La seule reine Blanche avait obtenu pour elle la confiscation des Lombards ; elle poursuivait à son profit leurs débiteurs par tout le royaume[14].

La noblesse, commençant à vivre loin de ses châteaux, séjournant à grands frais près du roi, devenait chaque jour plus avide. Elle ne voulait plus servir gratis. Il fallait la payer pour combattre, pour défendre ses terres des ravages de l’Anglais. Ces fiers barons descendaient de bonne grâce à l’état de mercenaires[15], paraissaient à leur rang dans les grandes montres et revues royales, et tendaient la main au payeur. Sous Philippe-de-Valois, le chevalier s’était contenté de dix sous par jour. Sous Jean, il en exigea vingt, et le seigneur banneret en eut quarante. Cette dépense énorme obligea le roi Jean d’assembler les États plus souvent qu’aucun de ses prédécesseurs. Les nobles contribuèrent ainsi, indirectement et à leur insu, à donner une importance toute nouvelle aux États, surtout au Tiers-État, à l’État qui payait.

Déjà, en 1343, la guerre avait forcé Philippe-de-Valois de demander aux États un droit de quatre deniers par livre sur les marchandises, lequel devait être perçu à chaque vente. Ce n’était pas seulement un impôt, c’était une intolérable vexation, une guerre contre le commerce. Le percepteur campait sur le marché, espionnait marchands et acheteurs, mettait la main à toutes les poches, demandait (comme il arriva sous Charles VI) sa part sur un sou d’herbe. Ce droit, qui n’est autre que l’alcavala espagnol, alors récemment établi à l’occasion des guerres des Maures, a tué l’industrie de l’Espagne. Philippe de Valois promit en récompense de frapper de bonne monnaie, comme du temps de saint Louis.

Nouveaux besoins, nouvelles promesses. Dans la crise de 1346, le roi promit aux États du Nord de restreindre le droit de prise « aux nécessités de son hôtel, de sa chère compagne la reine et de ses enfants ». Il supprima des places de sergents, abolit des juridictions opposées entre elles, retira les lettres de répit par lesquelles il permettait aux seigneurs d’ajourner le payement de leurs dettes. Les États du Midi accordèrent dix sous par feu, sur la promesse qu’on leur fit de supprimer la gabelle et le droit sur les ventes.

En 1351, Jean, demandant aux États son droit de joyeux avènement, se montra facile à leurs réclamations, quelque diverses et contradictoires qu’elles fussent[16]. Il promit aux nobles picards de tolérer les guerres privées, aux bourgeois normands de les interdire. Les uns et les autres lui accordèrent six deniers par livre sur les ventes. Il assura aux fabricants de Troyes la fabrique exclusive des toiles étroites ou couvre-chefs, aux maîtres des métiers de Paris un règlement qui fixait les salaires des ouvriers, élevés outre mesure par suite de la dépopulation et de la peste. Les bourgeois de Paris, consultés par eux-mêmes et non par députés, à leur assemblée du parloir aux bourgeois, accordèrent la taxe des ventes. Le roi les appelle au parloir ; ils s’y rendront bientôt sans lui.

En 1346, le roi avait promis des réformes ; les États avaient cru, voté docilement. Tout avait été fini en un jour. En 1351, les nobles picards refusent de laisser payer leurs vassaux, s’ils ne sont eux-mêmes exempts, et si les vassaux du roi et des princes ne payent.

En 1355, les Anglais ravageant le Midi, il fallut bien encore demander de l’argent. Les États du Nord ou de la langue d’Oil, convoqués le 30 novembre, se montrèrent peu dociles. Il fallut leur promettre l’abolition du vol direct qu’on appelait droit de prise, et du vol indirect qui se faisait sur les monnaies. Le roi déclara que le nouvel impôt s’étendrait à tous, clercs et nobles ; qu’il le payerait lui-même, ainsi que la reine et les princes.

Ces bonnes paroles ne rassurèrent pas les États. Ils ne se fièrent pas à la parole royale, aux receveurs royaux. Ils voulurent recevoir eux-mêmes par des receveurs de leur choix, se faire rendre compte, s’assembler de nouveau au 1er mars, puis un an après, à la Saint-André.

Voter et recevoir l’impôt, c’est régner. Personne alors ne sentit toute la portée de cette demande hardie des États, pas même probablement Marcel, le fameux prévôt des marchands, que nous voyons à la tête des députés des villes[17].

L’assemblée achetait cette royauté par la concession énorme de six millions de livres parisis pour solder trente mille gens d’armes. Cet argent devait être levé par deux impôts, sur le sel et sur les ventes ; mauvais impôts sans doute, et sur le pauvre, mais quel autre imaginer dans un besoin pressant, lorsque tout le Midi était en proie ?…

La Normandie, l’Artois, la Picardie n’envoyèrent point à ces États. Les Normands étaient encouragés par le roi de Navarre, le comte d’Harcourt et autres, qui déclarèrent que la gabelle ne serait point levée sur leurs terres : « qu’il ne se trouveroit point si hardi homme de par le roi de France qui la dût faire courir, ni sergent qui enlevât amende, qui ne le payât de son corps[18]. »

Les États reculèrent. Ils supprimèrent les deux impôts, et y substituèrent une taxe sur le revenu : 5 pour 100 sur les plus pauvres, 4 pour 100 sur les biens médiocres, 2 pour 100 sur les riches. Plus on avait, et moins l’on payait.

Le roi, cruellement blessé de la résistance du roi de Navarre et de ses amis, avait dit « qu’il n’auroit jamais parfaite joie tant qu’ils fussent en vie ». Il partit d’Orléans avec quelques cavaliers, chevaucha trente heures, et les surprit au château de Rouen, où ils étaient à table. Le dauphin les avait invités. Il fit couper la tête à d’Harcourt et à trois autres ; le roi de Navarre fut jeté en prison et menacé de la mort. On répandit le bruit qu’ils avaient engagé le dauphin à s’enfuir chez l’empereur pour faire la guerre au roi son père.

La résistance aux impôts votés par les États livrait le royaume à l’Anglais. Le prince de Galles se promenait à son aise dans nos provinces du Midi. Il lui suffisait d’une petite armée, composée cette fois en bonne partie de gens d’armes, de chevaliers. La guerre n’en était pas plus chevaleresque. Ils brûlaient, gâtaient comme des brigands qui passent pour ne pas revenir. D’abord ils coururent le Languedoc, pays intact qui n’avait pas souffert encore[19]. La province fut ravagée, mise à sac, comme la Normandie en 1346. Ils ramenèrent à Bordeaux cinq mille charrettes pleines. Puis, ayant mis leur butin à couvert, ils reprirent méthodiquement leur cruel voyage, par le Rouergue, l’Auvergne et le Limousin, entrant partout sans coup férir, brûlant et pillant, chargés comme des porte-balles, soûlés des fruits, des vins de France. Puis ils descendirent dans le Berri, et coururent les bords de la Loire. Trois chevaliers pourtant, qui s’étaient jetés dans Romorantin avec quelques hommes, suffirent pour les arrêter. Ils furent tout étonnés de cette résistance. Le prince de Galles jura de forcer la place et y perdit plusieurs jours[20].

Le roi Jean qui avait commencé la campagne par prendre en Normandie les places du roi de Navarre où il aurait pu introduire l’Anglais, vint enfin au-devant avec une grande armée, aussi nombreuse qu’aucune qu’ait perdue la France. Toute la campagne était couverte de ses coureurs ; les Anglais ne trouvaient plus à vivre. Du reste, les deux ennemis ne savaient trop où ils en étaient ; Jean croyait avoir les Anglais devant, et courait après, tandis qu’il les avait derrière. Le prince de Galles, aussi bien informé, croyait les Français derrière lui. C’était la seconde fois, et non la dernière, que les Anglais s’engageaient à l’aveugle dans le pays ennemi. À moins d’un miracle, ils étaient perdus. C’en fut un que l’étourderie de Jean.

L’armée du prince de Galles, partie anglaise, partie gasconne, était forte de deux mille hommes d’armes, de quatre mille archers et de deux mille brigands qu’on louait dans le Midi, troupes légères. Jean était à la tête de la grande cohue féodale du ban et de l’arrière-ban, qui faisait bien cinquante mille hommes. Il y avait les quatre fils de Jean, vingt-six ducs ou comtes, cent quarante seigneurs bannerets avec leurs bannières déployées ; magnifique coup d’oeil, mais l’armée n’en valait pas mieux.

Deux cardinaux légats, dont un du nom de Talleyrand, s’entremirent pour empêcher l’effusion du sang chrétien. Le prince de Galles offrait de rendre tout ce qu’il avait pris, places et hommes, et de jurer de ne plus servir de sept ans contre la France. Jean refusa, comme il était naturel ; il eût été honteux de laisser aller ces pillards. Il exigeait qu’au moins le prince de Galles se rendît avec cent chevaliers.

Les Anglais s’étaient fortifiés sur le coteau de Maupertuis près Poitiers, colline roide, plantée de vignes, fermée de haies et de buissons d’épines. Le haut de la pente était hérissé d’archers anglais. Il n’y avait pas besoin d’attaquer. Il suffisait de les tenir là ; la soif et la faim les auraient apprivoisés au bout de deux jours. Jean trouva plus chevaleresque de forcer son ennemi.

Il n’y avait qu’un étroit sentier pour monter aux Anglais. Le roi de France y employa des cavaliers. Il en fut à peu près comme à la bataille de Morgarten. Les archers firent tomber une pluie de traits, criblèrent les chevaux, les effarouchèrent, les jetèrent l’un sur l’autre. Les Anglais saisirent ce moment pour descendre[21]. Le trouble se répandit dans cette grande armée. Trois fils du roi se retirèrent du champ de bataille par l’ordre de leur père, emmenant pour escorte un corps de huit cents lances.

Cependant le roi tenait ferme. Il avait employé des cavaliers pour forcer la montagne ; avec le même bon sens, il donna ordre aux siens de mettre pied à terre pour combattre les Anglais qui venaient à cheval. La résistance de Jean fut aussi funeste au royaume que la retraite de ses fils. Ses confrères de l’ordre de l’Étoile furent comme lui fidèles à leur vœu ; ils ne reculèrent pas. « Et se combattoient par troupeaux et par compagnie, ainsi que ils se trouvoient et recueilloient. » Mais la multitude fuyait vers Poitiers qui ferma ses portes : « Aussi y eut-il sur la chaussée et devant la porte si grand’horribleté de gens occire, navrer et abattre, que merveille seroit à penser ; et se rendoient les François de si loin qu’ils pouvoient voir un Anglois. »

Cependant le champ de bataille était encore disputé : « Le roi Jean y faisoit de sa main merveilles d’armes, et tenoit la hache, dont trop bien se défendoit et combattoit. » À ses côtés, son plus jeune fils, qui mérita le surnom de Hardi, guidait son courage aveugle, lui criant à chaque nouvel assaut : Père gardez-vous à droite, gardez-vous à gauche. Mais le nombre des assaillants redoublait, tous accouraient à cette riche proie : « Tant y survinrent Anglois et Gascons de toutes parts, que par force ils ouvrirent et rompirent la presse de la bataille du roi de France, et furent les François si entortillés entre leurs ennemis qu’il y avoit bien cinq hommes d’armes sur un gentil homme. » C’était autour du roi qu’on se pressait, « pour la convoitise de le prendre ; et lui criioient ceux qui le connaissoient et qui le plus près de lui étoient : « Rendez-vous, rendez-vous, autrement vous êtes mort. » Là avoit un chevalier de la nation de Saint-Omer qu’on appeloit Denys de Morbecque. Si se avance en la presse, et à la force des bras et du corps, car il étoit grand et fort, et dit au roi, en bon françois, où le roi s’arrêta plus que aux autres : « Sire, sire, rendez-vous. » Le roi qui se vit en un dur parti… et aussi que la défense ne lui valoit rien, demanda en regardant le chevalier : « À qui me rendrai-je ? à qui ? Où est mon cousin le prince de Galles ? Si je le véois, je parlerois. » — « Sire, répondit messire Denys, il n’est pas ici, mais rendez-vous à moi, je vous mènerai devant lui. » — « Qui êtes-vous ? » dit le roi. — « Sire, je suis Denys de Morbecque, un chevalier d’Artois, mais je sers le roi d’Angleterre, pour ce que je ne puis au royaume de France demeurer, et que je y ai forfait tout le mien. » — Adoncques répondit le roi de France : — « Et je me rends à vous. » Et lui bailla son destre gand. Le chevalier le prit qui en eut grand’joie. Là eut grand’presse et grand tireis entour le roi : car chacuns s’efforçoit de dire : « Je l’ai pris, je l’ai pris. » Et ne pouvoit le roi aller avant, ni messire Philippe son maisné (jeune) fils[22]. »

Le prince de Galles fit honneur à cette fortune inouïe qui lui avait mis entre les mains un tel gage. Il se garda bien de ne pas traiter son captif en roi, ce fut pour lui le vrai roi de France, et non Jean-de-Valois, comme les Anglais l’appelaient jusqu’alors. Il lui importait trop qu’il fût roi en effet, pour que le royaume parût pris lui-même en son roi, et se ruinât pour le racheter. Il servit Jean à table après la bataille. Quand il fit son entrée à Londres, il le mit sur un grand cheval blanc (signe de suzeraineté), tandis qu’il le suivait lui-même sur une petite haquenée noire.

Les Anglais ne furent pas moins courtois pour les autres prisonniers. Ils en avaient deux fois plus qu’ils n’étaient d’hommes pour les garder. Ils les renvoyèrent pour la plupart sur parole, leur faisant promettre de venir payer aux fêtes de Noël les rançons énormes auxquelles ils les taxaient. Ceux-ci étaient trop bons chevaliers pour y manquer. Dans cette guerre entre gentilshommes, le pis qui pût arriver au vaincu était d’aller prendre sa part des fêtes des vainqueurs, d’aller chasser, joûter en Angleterre, de jouir bonnement de l’insolente courtoisie des Anglais[23], noble guerre, sans doute, qui n’écrasait que le vilain.

L’effroi fut grand à Paris, quand les fuyards de Poitiers, le dauphin en tête, vinrent dire qu’il n’y avait plus ni roi, ni barons en France, que tout était tué ou pris. Les Anglais, un instant éloignés pour mettre en sûreté leur capture, allaient sans doute revenir. On devait s’attendre cette fois à ce qu’ils prissent non pas Calais, mais Paris et le royaume même.

  1. App. 185.
  2. App. 186.
  3. App. 187.
  4. App. 188.
  5. Il tira d’eux quelque argent, et s’en retourna plus vite qu’il n’était venu. Les villes fermaient toutes leurs portes ; on lui permit avec peine de reposer une nuit à Crémone.
  6. Ce qu’il y avait de plus humiliant, c’est que le malicieux empereur avait donné la couronne poétique à un autre que Pétrarque.
  7. Quelques jours auparavant, Boccace lui avait envoyé le Décaméron. Le vieillard en retint par cœur la patiente Griselidis, cette belle histoire qui, à elle seule, purifie le reste du livre.
  8. Ord., 30 mars 1351, et septembre.
  9. App. 189.
  10. C’était, dit Villani, le bruit public.
  11. Charles avait aussi à se plaindre de l’insolence du connétable, qui l’avait appelé billonneur monnoie (faux monnoyeur).
  12. « Sur plusieurs de ces monnoies, le roi d’Angleterre était représenté sous forme de lion ou de dragon, foulé par le roi de France. » (Leblanc.)
  13. De 1351 à 1360, la livre tournois changea soixante et onze fois de valeur. M. Natalis de Wailly met ce régime en balance avec celui des assignats. (Mémoire sur les variations de la livre tournois.) Note de 1860. App. 190.
  14. Les États de 1355 exigèrent qu’on suspendît ces poursuites.
  15. En 1338, les nobles du Languedoc se plaignaient de ce que les gages qu’on leur avait payés pendant la guerre de Gascogne n’étaient pas proportionnés à ceux qu’ils avaient reçus dans les autres guerres qui avaient été faites en ce pays. On était au moment de la reprise de la guerre contre les Anglais. Le roi fit droit à la requête.
  16. App. 191.
  17. « Protestèrent les bonnes villes par la bouche de Étienne Marcel, lors prévost des marchands à Paris, que ils estoient tous prests de vivre, de mourir avec le roi ». (Froissart.) — Lire sur Étienne Marcel et la révolution de 1356-58 l’excellent travail de M. Perrens. MM. H. Martin et J. Quicherat (Plutarque français) avaient déjà bien indiqué le caractère des événements de cette grande époque sur lesquels M. Perrens a concentré la plus vive lumière en les racontant et les discutant avec détail (1860).
  18. Froissart.
  19. App. 192.
  20. Il dut déployer contre ces trois chevaliers tout un appareil de siège : « canons, carreaux, bombardes et feux grégeois. » (Froissart.)
  21. App. 193.
  22. Froissart.
  23. App. 194.