Histoire de Gil Blas de Santillane/II/9

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Garnier (tome 1p. 151-157).
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Livre II


CHAPITRE IX

Dans quel état Diego retrouve sa famille, et après quelles réjouissances Gil Blas et lui se séparèrent.


Nous allâmes, ce jour-là, coucher entre Moyados et Valpuesta, dans un petit village dont j’ai oublié le nom ; et le lendemain nous arrivâmes, sur les onze heures du matin, dans la plaine d’Olmedo. Seigneur Gil Blas, me dit mon camarade, voici le lieu de ma naissance ; je ne puis le voir sans transport, tant il est naturel d’aimer sa patrie. Seigneur Diego, lui répondis-je, un homme qui témoigne tant d’amour pour son pays en devait parler, ce me semble, un peu plus avantageusement que vous n’avez fait. Olmedo me paraît une ville, et vous m’avez dit que c’était un village ; il fallait du moins le traiter de gros bourg. Je lui fais réparation d’honneur, reprit le barbier ; mais je vous dirai qu’après avoir vu Madrid, Tolède, Saragosse, et toutes les autres grandes villes ou j’ai demeuré en faisant le tour de l’Espagne, je regarde les petites comme des villages. À mesure que nous avancions dans la plaine, il nous paraissait que nous apercevions beaucoup de monde auprès d’Olmedo ; et, lorsque nous fûmes plus à portée de discerner les objets, nous trouvâmes de quoi occuper nos regards.

Il y avait trois pavillons tendus à quelque distance l’un de l’autre ; et, tout auprès, un grand nombre de cuisiniers et de marmitons qui préparaient un festin. Ceux-ci mettaient des couverts sur de longues tables dressées sous les tentes ; ceux-là remplissaient de vin des cruches de terre. Les autres faisaient bouillir les marmites, et les autres enfin tournaient des broches où il y avait toutes sortes de viandes. Mais je considérai plus attentivement que tout le reste un grand théâtre qu’on avait élevé. Il était orné d’une décoration de carton peint de diverses couleurs, et chargé de devises grecques et latines. Le barbier n’eut pas plutôt vu ces inscriptions, qu’il me dit : Tous ces mots grecs sentent furieusement mon oncle Thomas ; je vais parier qu’il y aura mis la main ; car, entre nous, c’est un habile homme. Il sait par cœur une infinité de livres de collège. Tout ce qui me fâche, c’est qu’il en rapporte sans cesse des passages dans la conversation ; ce qui ne plaît pas à tout le monde. Outre cela, continua-t-il, mon oncle a traduit des poètes latins et des auteurs grecs. Il possède l’antiquité, comme on peut le voir par les belles remarques qu’il a faites. Sans lui nous ne saurions pas que, dans la ville d’Athènes, les enfants pleuraient quand on leur donnait le fouet : nous devons cette découverte à sa profonde érudition.

Après que, mon camarade et moi, nous eûmes regardé toutes les choses dont je viens de parler, il nous prit envie d’apprendre pourquoi l’on faisait de pareils préparatifs. Nous allions nous en informer, lorsque, dans un homme qui avait l’air de l’ordonnateur de la fête, Diego reconnut le seigneur Thomas de la Fuente, que nous joignîmes avec empressement. Le maître d’école ne remit pas d’abord le jeune barbier, tant il le trouva changé depuis dix années. Ne pouvant toutefois le méconnaître, il l’embrassa cordialement, et lui dit d’un air affectueux : Eh ! te voilà, Diego, mon cher neveu, te voilà donc de retour dans la ville qui t’a vu naître ? Tu viens revoir tes dieux Pénates, et le ciel te rend sain et sauf à ta famille. Ô jour trois et quatre fois heureux ! alba dies notanda lapillo[1] ! Il y a bien des nouvelles, mon ami, poursuivit-il : ton oncle Pedro le bel esprit est devenu la victime de Pluton ; il y a trois mois qu’il est mort. Cet avare, pendant sa vie, craignait de manquer des choses les plus nécessaires : Argenti pallebat amore. Outre les grosses pensions que quelques grands lui faisaient, il ne dépensait pas dix pistoles chaque année pour son entretien ; il était même servi par un valet qu’il ne nourrissait point. Ce fou, plus insensé que le Grec Aristippe, qui fit jeter au milieu de la Libye toutes les richesses que portaient ses esclaves, comme un fardeau qui les incommodait dans leur marche, entassait tout l’or et l’argent qu’il pouvait amasser. Et pour qui ? Pour des héritiers qu’il ne voulait pas voir. Il était riche de trente mille ducats, que ton père, ton oncle Bertrand et moi, nous avons partagés. Nous sommes en état de bien établir nos enfants. Mon frère Nicolas a déjà disposé de ta sœur Thérèse ; il vient de la marier au fils d’un de nos alcades : Connubio junxit stabili propriamque dicavit. C’est cet hymen, formé sous les plus heureux auspices, que nous célébrons depuis deux jours avec tant d’appareil. Nous avons fait dresser dans la plaine ces pavillons. Les trois héritiers de Pedro ont chacun le sien, et font tour à tour la dépense d’une journée. Je voudrais que tu fusses arrivé plus tôt, tu aurais vu le commencement de nos réjouissances, Avant-hier, jour du mariage, ton père faisait les frais. Il donna un festin superbe qui fut suivi d’une course de bague. Ton oncle le mercier mit hier la nappe, et nous régala d’une fête pastorale. Il habilla en bergers dix garçons des mieux faits, et dix jeunes filles ; il employa tous les rubans et toutes les aiguillettes de sa boutique à les parer. Cette brillante jeunesse forma diverses danses, et chanta mille chansonnettes tendres et légères. Néanmoins, quoique rien n’ait jamais été plus galant, cela ne fit pas un grand effet : il faut qu’on n’aime plus comme autrefois la pastorale.

Pour aujourd’hui, continua-t-il, tout roule sur mon compte, et je dois fournir aux bourgeois d’Olmedo un spectacle de mon invention : Finis coronabit opus. J’ai fait élever un théâtre, sur lequel, Dieu aidant, je ferai représenter par mes disciples une pièce que j’ai composée ; elle a pour titre : Les Amusements de Muley Bugentuf, roi de Maroc. Elle sera parfaitement bien jouée, parce que j’ai des écoliers qui déclament comme les comédiens de Madrid. Ce sont des enfants de famille de Pegnafiel et de Ségovie, que j’ai en pension chez moi. Les excellents acteurs ! Il est vrai que je les ai exercés : leur déclamation paraîtra frappée au coin du maître, ut ita dicam. À l’égard de la pièce, je ne t’en parlerai point ; je veux te laisser le plaisir de la surprise. Je dirai simplement qu’elle doit enlever tous les spectateurs. C’est un de ces sujets tragiques qui remuent l’âme par les images de mort qu’ils offrent à l’esprit. Je suis du sentiment d’Aristote : il faut exciter la terreur. Ah ! si je m’étais attaché au théâtre, je n’aurais jamais mis sur la scène que des princes sanguinaires, que des héros assassins ; je me serais baigné dans le sang. On aurait toujours vu périr dans mes tragédies non seulement les principaux personnages, mais les gardes mêmes : j’aurais égorgé jusqu’au souffleur ; enfin, je n’aime que l’effroyable ; c’est mon goût. Aussi ces sortes de poèmes entraînent la multitude, entretiennent le luxe des comédiens, et font rouler tout doucement les auteurs.

Dans le temps qu’il achevait ces paroles, nous vîmes sortir du village et entrer dans la plaine un grand concours de personnes de l’un et de l’autre sexe. C’étaient les deux époux, accompagnés de leurs parents et de leurs amis, et précédés de dix à douze joueurs d’instruments, qui, jouant tous ensemble, formaient un concert très bruyant. Nous allâmes au-devant d’eux, et Diego se fit connaître. Des cris de joie s’élevèrent aussitôt dans l’assemblée, et chacun s’empressa de courir à lui. Il n’eut pas peu d’affaires à recevoir tous les témoignages d’amitié qu’on lui donna. Toute sa famille et tous ceux mêmes qui étaient présents l’accablèrent d’embrassades, après quoi son père lui dit : Tu sois le bien venu, Diego ! Tu retrouves tes parents un peu engraissés, mon ami ; je ne t’en dis pas davantage présentement ; je t’expliquerai cela tantôt par le menu. Cependant tout le monde s’avança dans la plaine, se rendit sous les tentes, et s’assit autour des tables qu’on y avait dressées. Je ne quittai pas mon compagnon, et nous dînâmes tous deux avec les nouveaux mariés, qui me parurent bien assortis. Le repas fut assez long, parce que le maître d’école eut la vanité de le vouloir donner à trois services, pour l’emporter sur ses frères qui n’avaient pas fait les choses si magnifiquement.

Après le festin, tous les convives témoignèrent une grande impatience de voir représenter la pièce du seigneur Thomas, ne doutant pas, disaient-ils, que la production d’un aussi beau génie que le sien ne méritât d’être entendue. Nous nous approchâmes du théâtre, au-devant duquel tous les joueurs d’instruments s’étaient déjà placés pour jouer dans les entr’actes. Comme chacun, dans un grand silence, attendait qu’on commençât, les acteurs parurent sur la scène ; et l’auteur, le poème à la main, s’assit dans les coulisses, à portée de souffler. Il avait eu raison de nous dire que la pièce était tragique ; car, dans le premier acte, le roi de Maroc, par manière de récréation, tua cent esclaves maures à coups de flèches ; dans le second, il coupa la tête à trente officiers portugais qu’un de ses capitaines avait faits prisonniers de guerre ; et dans le troisième, enfin, ce monarque, soûl de ses femmes, mit le feu lui-même à un palais isolé où elles étaient enfermées et le réduisit en cendres avec elles. Les esclaves maures, de même que les officiers portugais, étaient des figures d’osier faites avec beaucoup d’art, et le palais, composé de carton, parut tout embrasé par un feu d’artifice. Cet embrasement, accompagné de mille cris plaintifs qui semblaient sortir du milieu des flammes, dénoua la pièce, et ferma le théâtre d’une façon très divertissante. Toute la plaine retentit du bruit des applaudissements que reçut une si belle tragédie ; ce qui justifia le bon goût du poète, et fit connaître qu’il savait bien choisir ses sujets.

Je m’imaginais qu’il n’y avait plus rien à voir après les Amusements de Muley Bugentuf ; mais je me trompais. Des timbales et des trompettes nous annoncèrent un nouveau spectacle : c’était la distribution des prix car Thomas de la Fuente, pour rendre la fête plus solennelle, avait fait composer tous ses écoliers, tant externes que pensionnaires, et il devait ce jour-là donner à ceux qui avaient le mieux réussi des livres achetés de ses propres deniers à Ségovie. On apporta donc tout à coup sur le théâtre deux longs bancs d’école, avec une armoire à livres, remplie de bouquins proprement reliés. Alors tous les acteurs revinrent sur la scène, et se rangèrent tout autour du seigneur Thomas, qui tenait aussi bien sa morgue qu’un préfet de collège. Il avait à la main une feuille de papier où étaient écrits les noms de ceux qui devaient remporter des prix. Il la donna au roi de Maroc, qui commença de la lire à haute voix. Chaque écolier qu’on nommait allait respectueusement recevoir un livre des mains du pédant ; puis il était couronné de lauriers, et on le faisait asseoir sur un des deux bancs, pour l’exposer aux regards de l’assistance admirative. Quelque envie toutefois qu’eût le maître d’école de renvoyer les spectateurs contents, il ne put en venir à bout, parce qu’ayant distribué presque tous les prix aux pensionnaires, ainsi que cela se pratique, les mères de quelques externes prirent feu là-dessus, et accusèrent le pédant de partialité : de sorte que cette fête, qui jusqu’à ce moment avait été si glorieuse pour lui, pensa finir aussi mal que le festin des Lapithes.



  1. Jour digne d’être marqué d’une pierre blanche.