Histoire de Gil Blas de Santillane/III/10

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Garnier (tome 1p. 219-223).
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Livre III


CHAPITRE X

Qui n’est pas plus long que le précédent.


Il était à peu près l’heure de la comédie, ma maîtresse me dit de la suivre avec Laure au théâtre. Nous entrâmes dans sa loge, où elle ôta son habit de ville, et en prit un autre plus magnifique pour paraître sur la scène. Quand le spectacle commença, Laure me conduisit et se plaça près de moi dans un endroit d’où je pouvais voir et entendre parfaitement bien les acteurs. Ils me déplurent pour la plupart, à cause sans doute que don Pompeyo m’avait prévenu contre eux. On ne laissait pas d’en applaudir plusieurs, et quelques-uns de ceux-là me firent souvenir de la fable du cochon.

Laure m’apprenait le nom des comédiens et des comédiennes à mesure qu’ils s’offraient à nos yeux. Elle ne se contentait pas de les nommer ; la médisante en faisait de jolis portraits ! Celui-ci, disait-elle, a le cerveau creux ; celui-là est un insolent. Cette mignonne que vous voyez, et qui a l’air plus libre que gracieux, s’appelle Rosarda : mauvaise acquisition pour la compagnie ! on devrait mettre cela dans la troupe qu’on lève par ordre du vice-roi de la Nouvelle-Espagne, et qu’on va faire incessamment partir pour l’Amérique. Regardez bien cet astre lumineux qui s’avance, ce beau soleil couchant : c’est Casilda. Si, depuis qu’elle a des amants, elle avait exigé de chacun d’eux une pierre de taille pour en bâtir une pyramide, comme fit autrefois une princesse d’Égypte, elle en pourrait faire élever une qui irait jusqu’au troisième ciel ! Enfin Laure déchira tout le monde par des médisances. Ah ! la méchante langue ! Elle n’épargna pas même sa maîtresse.

Cependant j’avouerai mon faible ; j’étais charmé de ma soubrette, quoique son caractère ne fût pas moralement bon. Elle médisait avec un agrément qui me faisait aimer jusqu’à sa malignité. Elle se levait dans les entr’actes, pour aller voir si Arsénie n’avait pas besoin de ses services ; mais au lieu de venir promptement reprendre sa place, elle s’amusait derrière le théâtre à recueillir les fleurettes des hommes qui la cajolaient. Je la suivis une fois pour l’observer, et je remarquai qu’elle avait bien des connaissances. Je comptai jusqu’à trois comédiens qui l’arrêtèrent l’un après l’autre pour lui parler, et ils me parurent s’entretenir avec elle très familièrement. Cela ne me plut point ; et, pour la première fois de ma vie, je sentis ce que c’est que d’être jaloux. Je retournai à ma place si rêveur et si triste, que Laure s’en aperçut aussitôt qu’elle m’eut rejoint. Qu’as-tu, Gil Blas ? me dit-elle avec étonnement ; quelle humeur noire s’est emparée de toi depuis que je t’ai quitté ? Tu as l’air sombre et chagrin. Ma princesse, lui répondis-je, ce n’est pas sans raison ; vos allures sont un peu vives. Je viens de vous voir avec des comédiens… Ah ! le plaisant sujet de tristesse ! interrompit-elle en riant. Quoi ! cela te fait de la peine ? Oh ! vraiment tu n’es pas au bout ; tu verras bien d’autres choses parmi nous. Il faut que tu t’accoutumes à nos manières aisées. Point de jalousie, mon enfant ! les jaloux, chez le peuple comique, passent pour des ridicules. Aussi n’y en a-t-il presque point. Les pères, les maris, les frères, les oncles et les cousins sont les gens du monde les plus commodes, et souvent même ce sont eux qui établissent leurs familles.

Après m’avoir exhorté à ne prendre ombrage de personne et à regarder tout tranquillement, elle me déclara que j’étais l’heureux mortel qui avait trouvé le chemin de son cœur. Puis elle m’assura qu’elle m’aimerait toujours uniquement. Sur cette assurance dont je pouvais douter sans passer pour un esprit trop défiant, je lui promis de ne plus m’alarmer et je lui tins parole. Je la vis, dès le soir même, s’entretenir en particulier et rire avec des hommes. À l’issue de la comédie, nous nous en retournâmes avec notre maîtresse au logis, où Florimonde arriva bientôt avec trois vieux seigneurs et un comédien qui y venaient souper. Outre Laure et moi, il y avait pour domestiques, dans cette maison, une cuisinière, un cocher et un petit laquais. Nous nous joignîmes tous cinq pour préparer le repas. La cuisinière, qui n’était pas moins habile que la dame Jacinte, apprêta les viandes avec le cocher. La femme de chambre et le petit laquais mirent le couvert, et je dressai le buffet, composé de la plus belle vaisselle d’argent et de plusieurs vases d’or, autres offrandes que la déesse du temple avait reçues. Je le parai de bouteilles de différents vins, et je servis d’échanson, pour montrer à ma maîtresse que j’étais un homme à tout. J’admirais la contenance des comédiennes pendant le repas ; elles faisaient les dames d’importance ; elles s’imaginaient être des femmes du premier rang. Bien loin de traiter d’Excellence les seigneurs, elles ne leur donnaient pas même de la Seigneurie ; elles les appelaient simplement par leur nom. Il est vrai que c’étaient eux qui les gâtaient et qui les rendaient si vaines, en se familiarisant un peu trop avec elles. Le comédien, de son côté, comme un acteur accoutumé à faire le héros, vivait avec eux sans façon ; il buvait à leur santé, et tenait, pour ainsi dire, le haut bout. Parbleu, dis-je en moi-même, quand Laure m’a démontré que le marquis et le comédien sont égaux pendant le jour, elle pouvait ajouter qu’ils le sont encore davantage pendant la nuit, puisqu’ils la passent tout entière à boire ensemble.

Arsénie et Florimonde étaient naturellement enjouées. Il leur échappa mille discours hardis, entremêlés de menues faveurs et de minauderies qui furent bien savourées par ces vieux pécheurs. Tandis que ma maîtresse en amusait un par un badinage innocent, son amie, qui se trouvait entre les deux autres, ne faisait point avec eux la Suzanne. Dans le temps que je considérais ce tableau, qui n’avait que trop de charmes pour un vieil adolescent, on apporta le fruit. Alors je mis sur la table des bouteilles de liqueurs et des verres et je disparus pour aller souper avec Laure qui m’attendait. Eh bien ! Gil Blas, me dit-elle, que penses-tu de ces seigneurs que tu viens de voir ? Ce sont sans doute, lui répondis-je, des adorateurs d’Arsénie et de Florimonde. Non, reprit-elle, ce sont de vieux voluptueux qui vont chez les coquettes sans s’y attacher. Ils n’exigent d’elles qu’un peu de complaisance, et ils sont assez généreux pour bien payer les petites bagatelles qu’on leur accorde. Grâce au ciel, Florimonde et ma maîtresse sont à présent sans amants ; je veux dire qu’elles n’ont pas de ces amants qui s’érigent en maris et veulent faire tous les plaisirs d’une maison, parce qu’ils en font toute la dépense. Pour moi, j’en suis bien aise, et je soutiens qu’une coquette sensée doit fuir ces sortes d’engagements. Pourquoi se donner un maître ? Il vaut mieux gagner sou à sou un équipage, que de l’avoir tout d’un coup à ce prix-là.

Lorsque Laure était en train de parler, et elle y était presque toujours, les paroles ne lui coûtaient rien. Quelle volubilité de langue ! Elle me conta mille aventures arrivées aux actrices de la troupe du Prince ; et je conclus de tous ses discours, que je ne pouvais être mieux placé pour connaître parfaitement les vices. Malheureusement j’étais dans un âge où ils ne font guère d’horreur ; et il faut ajouter que la soubrette savait si bien peindre les dérèglements que je n’y envisageais que des délices. Elle n’eut pas le temps de m’apprendre seulement la dixième partie des exploits des comédiennes, car il n’y avait pas plus de trois heures qu’elle en parlait. Les seigneurs et le comédien se retirèrent avec Florimonde, qu’ils conduisirent chez elle.

Après qu’ils furent sortis, ma maîtresse me dit en me mettant de l’argent entre les mains : Tenez, Gil Blas, voilà dix pistoles pour aller demain matin à la provision. Cinq ou six de nos messieurs et de nos dames doivent dîner ici : ayez soin de nous faire faire bonne chère. Madame, lui répondis-je, avec cette somme je promets d’apporter de quoi régaler toute la troupe même. Mon ami, reprit Arsénie, corrigez, s’il vous plaît, vos expressions : sachez qu’il ne faut point dire la troupe, il faut dire la compagnie. On dit bien une troupe de bandits, une troupe de gueux, une troupe d’auteurs ; mais apprenez qu’on doit dire une compagnie de comédiens : les acteurs de Madrid surtout méritent bien qu’on appelle leur corps une compagnie. Je demandai pardon à ma maîtresse de m’être servi d’un terme si peu respectueux, je la suppliai très humblement d’excuser mon ignorance. Je lui protestai que dans la suite, quand je parlerais de messieurs les comédiens de Madrid d’une manière collective, je dirais toujours la compagnie.