Histoire de Gil Blas de Santillane/III/12

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Garnier (tome 1p. 228-232).
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Livre III


CHAPITRE XII

Gil Blas se met dans le goût du théâtre ; il s’abandonne aux délices de la vie comique, et s’en dégoûte peu de temps après.


Les conviés demeurèrent à table jusqu’à ce qu’il fallût aller au théâtre. Alors ils s’y rendirent tous. Je les suivis, et je vis encore la comédie ce jour-là. J’y pris tant de plaisir, que je résolus de la voir tous les jours. Je n’y manquai pas, et insensiblement je m’accoutumai aux acteurs. Admirez la force de l’habitude ! J’étais particulièrement charmé de ceux qui braillaient et gesticulaient le plus sur la scène, et je n’étais pas seul dans ce goût-là.

La beauté des pièces ne me touchait pas moins que la manière dont on les représentait. Il y en avait quelques-unes qui m’enlevaient, et j’aimais, entre autres, celles où l’on faisait paraître tous les cardinaux ou les douze pairs de France. Je retenais des morceaux de ces poèmes incomparables. Je me souviens que j’appris par cœur en deux jours une comédie entière qui avait pour titre : La Reine des fleurs. La Rose, qui était la reine, avait pour confidente la Violette, et pour écuyer le Jasmin. Je ne trouvais rien de plus ingénieux que ces ouvrages, qui me semblaient faire beaucoup d’honneur à l’esprit de notre nation.

Je ne me contentais pas d’orner ma mémoire des plus beaux traits de ces chefs-d’œuvre dramatiques ; je m’attachai à me perfectionner le goût ; et, pour y parvenir sûrement, j’écoutais avec une avide attention tout ce que disaient les comédiens. S’ils louaient une pièce, je l’estimais ; leur paraissait-elle mauvaise, je la méprisais. Je m’imaginais qu’ils se connaissaient en pièces de théâtre, comme les joailliers en diamants. Néanmoins la tragédie de Pedro de Moya eut un très grand succès, quoiqu’ils eussent jugé qu’elle ne réussirait point. Cela ne fut pas capable de me rendre leurs jugements suspects, et j’aimai mieux penser que le public n’avait pas le sens commun, que de douter de l’infaillibilité de la compagnie ; mais on m’assura, de toutes parts, qu’on applaudissait ordinairement les pièces nouvelles dont les comédiens n’avaient pas bonne opinion, et qu’au contraire celles qu’ils recevaient avec applaudissements étaient presque toujours sifflées. On me dit que c’était une de leurs règles, de juger si mal des ouvrages, et là-dessus on me cita mille succès de pièces qui avaient démenti leurs décisions. J’eus besoin de toutes ces preuves pour me désabuser.

Je n’oublierai jamais ce qui arriva un jour qu’on représentait pour la première fois une comédie nouvelle. Les comédiens l’avaient trouvée froide et ennuyeuse ; ils avaient même jugé qu’on ne l’achèverait pas. Dans cette pensée, ils en jouèrent le premier acte, qui fut fort applaudi. Cela les étonna. Ils jouent le second acte ; le public le reçoit encore mieux que le premier. Voilà mes acteurs déconcertés ! Comment diable, dit Rosimiro, cette comédie prend ! Enfin ils jouent le troisième acte, qui plut encore davantage. Je n’y comprends rien, dit Ricardo ; nous avons cru que cette pièce ne serait pas goûtée ; voyez le plaisir qu’elle fait à tout le monde ! Messieurs, dit alors un comédien fort naïvement, c’est qu’il y a dedans mille traits d’esprit que nous n’avons pas remarqués.

Je cessai donc de regarder les comédiens comme d’excellents juges, et je devins un juste appréciateur de leur mérite. Ils justifiaient parfaitement tous les ridicules qu’on leur donnait dans le monde. Je voyais des actrices et des acteurs que les applaudissements avaient gâtés, et qui, se considérant comme des objets d’admiration, s’imaginaient faire grâce au public lorsqu’ils jouaient. J’étais choqué de leurs défauts ; mais par malheur je trouvai un peu trop à mon gré leur façon de vivre, et je me plongeai dans la débauche. Comment aurais-je pu m’en défendre ? Tous les discours que j’entendais parmi eux étaient pernicieux pour la jeunesse, et je ne voyais rien qui ne contribuât à me corrompre. Quand je n’aurais pas su ce qui se passait chez Casilda, chez Constance et chez les autres comédiennes, la maison d’Arsénie toute seule n’était que trop capable de me perdre. Outre les vieux seigneurs dont j’ai parlé, il y venait des petits-maîtres, des enfants de famille que les usuriers mettaient en état de faire de la dépense ; et quelquefois on y recevait aussi des traitants, qui bien loin d’être payés, comme dans leurs assemblées, pour leur droit de présence, payaient là pour avoir droit d’être présents.

Florimonde, qui demeurait dans une maison voisine, dînait et soupait tous les jours avec Arsénie. Elles paraissaient toutes deux dans une union qui surprenait bien des gens. On était étonné que des coquettes fussent en si bonne intelligence, et l’on s’imaginait qu’elles se brouilleraient tôt ou tard pour quelque cavalier ; mais on connaissait mal ces amies parfaites. Une solide amitié les unissait. Au lieu d’être jalouses comme les autres femmes, elles vivaient en commun. Elles aimaient mieux partager les dépouilles des hommes que de s’en disputer sottement les soupirs.

Laure, à l’exemple de ces deux illustres associées, profitait aussi de ses beaux jours. Elle m’avait bien dit que je verrais de belles choses. Cependant je ne fis point le jaloux ; j’avais promis de prendre là-dessus l’esprit de la compagnie. Je dissimulai pendant quelques jours. Je me contentai de lui demander le nom des hommes avec qui je la voyais en conversation particulière. Elle me répondit toujours que c’était un oncle ou un cousin. Qu’elle avait de parents ! Il fallait que sa famille fût plus nombreuse que celle du roi Priam. La soubrette ne s’en tenait pas même à ses oncles et à ses cousins ; elle allait encore quelquefois amorcer des étrangers, et faire la veuve de qualité chez la bonne vieille dont j’ai parlé. Enfin Laure, pour en donner au lecteur une idée juste et précise, était aussi jeune, aussi jolie et aussi coquette que sa maîtresse, qui n’avait point d’autre avantage sur elle que celui de divertir publiquement le public.

Je cédai au torrent pendant trois semaines. Je me livrai à toutes sortes de voluptés. Mais je dirai en même temps qu’au milieu des plaisirs je sentais souvent naître en moi des remords qui venaient de mon éducation, et qui mêlaient une amertume à mes délices. La débauche ne triompha point de ces remords : au contraire, ils augmentaient à mesure que je devenais plus débauché ; et, par un effet de mon heureux naturel, les désordres de la vie comique commencèrent à me faire horreur. Ah ! misérable, me dis-je à moi-même, est-ce ainsi que tu remplis l’attente de ta famille ? N’est-ce pas assez de l’avoir trompée en prenant un autre parti que celui de précepteur ? Ta condition servile te doit-elle empêcher de vivre en honnête homme ? Te convient-il d’être avec des gens si vicieux ? L’envie, la colère et l’avarice règnent chez les uns, la pudeur est bannie de chez les autres ; ceux-ci s’abandonnent à l’intempérance et à la paresse, et l’orgueil de ceux-là va jusqu’à l’insolence. C’en est fait ; je ne veux pas demeurer plus longtemps avec les sept péchés mortels.