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Histoire de Gil Blas de Santillane/III/2

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Garnier (tome 1p. 167-173).
III.  ►


CHAPITRE II

De l’étonnement où fut Gil Blas de rencontrer à Madrid le capitaine Rolando, et des choses curieuses que ce voleur lui raconta.


Don Bernard de Castil Blazo, après avoir conduit le corrégidor jusque dans la rue, revint vite sur ses pas fermer son coffre-fort et toutes les portes qui en faisaient la sûreté ; puis nous sortîmes l’un et l’autre très satisfaits, lui, de s’être acquis un ami puissant, et moi de me voir assuré de mes six réaux par jour. L’envie de conter cette aventure à Melendez me fit prendre le chemin de sa maison ; mais, comme j’étais près d’y arriver, j’aperçus le capitaine Rolando. Ma surprise fut extrême de le retrouver là et je ne pus m’empêcher de frémir à sa vue. Il me reconnut aussi, m’aborda gravement, et, conservant encore son air de supériorité, il m’ordonna de le suivre. J’obéis en tremblant, et dis en moi-même : Hélas ! il veut sans doute me faire payer tout ce que je lui dois. Où va-t-il me mener ? il a peut-être dans cette ville quelque souterrain. Malepeste ! si je le croyais, je lui ferais voir tout à l’heure que je n’ai pas la goutte aux pieds. Je marchais donc derrière lui, en donnant toute mon attention au lieu où il s’arrêterait, résolu de m’en éloigner à toutes jambes pour peu qu’il me parût suspect.

Rolando dissipa bientôt ma crainte. Il entra dans un fameux cabaret : je l’y suivis. Il demanda du meilleur vin, et dit à l’hôte de nous préparer à dîner. Pendant ce temps-là nous passâmes dans une chambre, où le capitaine, se voyant seul avec moi, me tint ce discours : Tu dois être étonné, Gil Blas, de revoir ici ton ancien commandant, et tu le seras bien davantage encore, quand tu sauras ce que j’ai à te raconter. Le jour que je te laissai dans le souterrain, et que je partis avec tous mes cavaliers pour aller vendre à Mansilla les mules et les chevaux que nous avions pris le soir précédent, nous rencontrâmes le fils du corrégidor de Léon, accompagné de quatre hommes à cheval et bien armés, qui suivaient son carrosse. Nous fîmes mordre la poussière à deux de ses gens, et les deux autres s’enfuirent. Alors le cocher, craignant pour son maître, nous cria d’une voix suppliante : Eh ! mes chers seigneurs, au nom de Dieu, ne tuez point le fils unique de M. le corrégidor de Léon ! Ces mots n’attendrirent pas mes cavaliers ; au contraire, ils leur inspirèrent une espèce de fureur. Messieurs, nous dit l’un d’entre eux, ne laissons point échapper le fils du plus grand ennemi de nos pareils. Combien son père a-t-il fait mourir de gens de notre profession ! Vengeons-les, immolons cette victime à leurs mânes, qui semblent en ce moment nous la demander. Mes autres cavaliers applaudirent à ce sentiment, et mon lieutenant même se préparait à servir de grand prêtre dans ce sacrifice, lorsque je lui retins le bras. Arrêtez, lui dis-je ; pourquoi sans nécessité vouloir répandre du sang ? Contentons-nous de la bourse de ce jeune homme. Puisqu’il ne résiste point, il y aurait de la barbarie à l’égorger. D’ailleurs, il n’est point responsable des actions de son père, et son père ne fait que son devoir lorsqu’il nous condamne à la mort, comme nous faisons le nôtre en détroussant les voyageurs.

J’intercédai donc pour le fils du corrégidor, et mon intercession ne lui fut pas inutile. Nous prîmes seulement tout l’argent qu’il avait, et nous emmenâmes les chevaux des deux hommes que nous avions tués. Nous les vendîmes avec ceux que nous conduisions à Mansilla. Nous nous en retournâmes ensuite au souterrain, où nous arrivâmes le lendemain quelques moments avant le jour. Nous ne fûmes pas peu surpris de trouver la trappe levée, et notre surprise devint encore plus grande, lorsque nous vîmes dans la cuisine Léonarde liée. Elle nous mit au fait en deux mots. Le souvenir de ta colique nous fit rire : nous admirâmes comment tu avais pu nous tromper : nous ne t’aurions jamais cru capable de nous jouer un si bon tour, et nous te le pardonnâmes à cause de l’invention. Dès que nous eûmes détaché la cuisinière, je lui donnai ordre de nous apprêter à manger. Cependant nous allâmes soigner nos chevaux à l’écurie, où le vieux nègre, qui n’avait reçu aucun secours depuis vingt-quatre heures, était à l’extrémité. Nous souhaitions de le soulager, mais il avait perdu connaissance ; et il nous parut si bas, que, malgré notre bonne volonté, nous laissâmes ce pauvre diable entre la vie et la mort. Cela ne nous empêcha pas de nous mettre à table ; et, après avoir amplement déjeuné, nous nous retirâmes dans nos chambres, où nous reposâmes toute la journée. À notre réveil, Léonarde nous apprit que Domingo ne vivait plus. Nous le portâmes dans le caveau où tu dois te souvenir d’avoir couché, et là nous lui fîmes des funérailles, comme s’il eût eu l’honneur d’être un de nos compagnons.

Cinq ou six jours après, il arriva que, voulant faire une course, nous rencontrâmes un matin, à la sortie du bois, trois brigades d’archers de la sainte Hermandad, qui semblaient nous attendre pour nous charger. Nous n’en aperçûmes d’abord qu’une. Nous la méprisâmes, bien que supérieure en nombre à notre troupe, et nous l’attaquâmes ; mais, dans le temps que nous étions aux mains avec elle, les deux autres, qui avaient trouvé moyen de se tenir cachées, vinrent tout à coup fondre sur nous ; de sorte que notre valeur ne nous servit de rien. Il fallut céder à tant d’ennemis. Notre lieutenant et deux de nos cavaliers périrent dans cette occasion. Les deux autres et moi, nous fûmes enveloppés et serrés de si près, que les archers nous prirent ; et, tandis que deux brigades nous conduisaient à Léon, la troisième alla détruire notre retraite, qui avait été découverte de la manière que je vais te le dire. Un paysan de Luceno, en traversant la forêt pour s’en retourner chez lui, aperçut par hasard la trappe de notre souterrain, que tu n’avais pas abattue ; car c’était justement le jour que tu en sortis avec la dame. Il se douta bien que c’était notre demeure. Il n’eut pas le courage d’y entrer. Il se contenta d’observer les environs ; et, pour mieux remarquer l’endroit, il écorça légèrement avec son couteau quelques arbres voisins, et d’autres encore de distance en distance, jusqu’à ce qu’il fût hors du bois. Il se rendit ensuite à Léon, pour faire part de cette découverte au corrégidor, qui en eut d’autant plus de joie, que son fils venait d’être volé par notre compagnie. Ce juge fit assembler trois brigades pour nous arrêter, et le paysan leur servit de guide.

Mon arrivée dans la ville de Léon y fut un spectacle pour tous les habitants. Quand j’aurais été un général portugais fait prisonnier de guerre, le peuple ne se serait pas plus empressé de me voir. Le voilà, disait-on, le voilà, ce fameux capitaine, la terreur de cette contrée ! Il mériterait d’être démembré avec des tenailles de même que ses deux camarades. On nous mena devant le corrégidor, qui commença de m’insulter. Eh bien ! me dit-il, scélérat, le ciel, las des désordres de ta vie, t’abandonne à ma justice ! Seigneur, lui répondis-je, si j’ai commis bien des crimes, du moins je n’ai pas la mort de votre fils unique à me reprocher ; j’ai conservé ses jours ; vous m’en devez quelque reconnaissance. Ah ! misérable, s’écria-t-il, c’est bien avec des gens de ton caractère qu’il faut garder un procédé généreux ! Et quand même je voudrais te sauver, le devoir de ma charge ne me le permettrait pas ; Lorsqu’il eut parlé de cette sorte, il nous fit enfermer dans un cachot, où il ne laissa pas languir mes compagnons. Ils en sortirent au bout de trois jours pour aller jouer un rôle tragique dans la grande place. Pour moi, je demeurai dans les prisons trois semaines entières. Je crus qu’on ne différait mon supplice que pour le rendre plus terrible, et je m’attendais enfin à un genre de mort tout nouveau, quand le corrégidor, m’ayant fait ramener en sa présence, me dit : Écoute ton arrêt ! Tu es libre. Sans toi, mon fils unique aurait été assassiné sur les grands chemins. Comme père, j’ai voulu reconnaître ce service ; et comme juge, ne pouvant t’absoudre, j’ai écrit à la cour en ta faveur ; j’ai demandé ta grâce, et je l’ai obtenue. Va donc où il te plaira. Mais, ajouta-t-il, crois-moi, profite de cet heureux événement. Rentre en toi-même, et quitte pour jamais le brigandage.

Je fus pénétré de ces paroles, et je pris la route de Madrid, dans la résolution de faire une fin, et de vivre doucement dans cette ville. J’y ai trouvé mon père et ma mère morts, et leur succession entre les mains d’un vieux parent qui m’en a rendu un compte fidèle, comme font tous les tuteurs. Je n’en ai pu tirer que trois mille ducats, ce qui peut-être ne fait pas la quatrième partie de mon bien. Mais que faire à cela ? Je ne gagnerais rien à le chicaner. Pour éviter l’oisiveté, j’ai acheté une charge d’alguazil, que j’exerce comme si toute ma vie je n’eusse fait autre chose. Mes confrères se seraient, par bienséance, opposés à ma réception, s’ils eussent su mon histoire. Heureusement, ils l’ignorent ou feignent de l’ignorer, ce qui est la même chose ; car, dans cet honorable corps, chacun a intérêt de cacher ses faits et gestes. On n’a, Dieu merci, rien à se reprocher les uns aux autres. Au diable soit le meilleur ! Cependant, mon ami, continua Rolando, je veux te découvrir ici le fond de mon âme. La profession que j’ai embrassée n’est guère de mon goût ; elle demande une conduite trop délicate et trop mystérieuse : on n’y saurait faire que des tromperies secrètes et subtiles. Oh ! je regrette mon premier métier. J’avoue qu’il y a plus de sûreté dans le nouveau ; mais il y a plus d’agrément dans l’autre, et j’aime la liberté. J’ai bien la mine de me défaire de ma charge, et de partir un beau matin pour aller gagner les montagnes qui sont aux sources du Tage. Je sais qu’il y a dans cet endroit une retraite habitée par une troupe nombreuse, et remplie de sujets catalans : c’est faire son éloge en un mot. Si tu veux m’accompagner, nous irons grossir le nombre de ces grands hommes. Je serai, dans leur compagnie, capitaine en second ; et, pour t’y faire recevoir avec agrément, j’assurerai que je t’ai vu dix fois combattre à mes côtés. J’élèverai ta valeur jusqu’aux nues ; je dirai plus de bien de toi, qu’un général n’en dit d’un officier qu’il veut avancer. Je me garderai bien de dire la supercherie que tu as faite : cela te rendrait suspect ; je tairai l’aventure. Eh bien ! ajouta-t-il, es-tu prêt à me suivre ? J’attends ta réponse.

Chacun a ses inclinations, dis-je alors à Rolando ; vous êtes né pour les entreprises hardies, et moi pour une vie douce et tranquille. Je vous entends, interrompit-il ; la dame que l’amour vous a fait enlever vous tient encore au cœur, et sans doute vous menez à Madrid cette vie douce que vous aimez. Avouez, monsieur Gil Blas, que vous l’avez mise dans ses meubles, et que vous mangez ensemble les pistoles que vous avez emportées du souterrain. Je lui dis qu’il était dans l’erreur, et que, pour le désabuser, je voulais, en dînant, lui conter l’histoire de la dame ; ce que je fis effectivement ; et je lui appris aussi tout ce qui m’était arrivé depuis que j’avais quitté la troupe. Sur la fin du repas, il me remit encore sur les sujets catalans. Il m’avoua même qu’il avait résolu de les aller joindre, et fit une nouvelle tentative pour m’engager à prendre le même parti. Mais, voyant qu’il ne pouvait me persuader, il changea tout à coup de contenance et de ton ; il me regarda d’un air fier, et me dit fort sérieusement : Puisque tu as le cœur assez bas pour préférer ta condition servile à l’honneur d’entrer dans une compagnie de braves gens, je t’abandonne à la bassesse de tes inclinations. Mais écoute bien les paroles que je vais te dire ; qu’elles demeurent gravées dans ta mémoire ! Oublie que tu m’as rencontré aujourd’hui, et ne t’entretiens jamais de moi avec personne ; car si j’apprends que tu me mêles dans tes discours… tu me connais : je ne t’en dis pas davantage. À ces mots, il appela l’hôte, paya l’écot, et nous nous levâmes de table pour nous en aller.