Histoire de Gil Blas de Santillane/IX/8

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Garnier (tome 2p. 206-210).
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Livre IX


CHAPITRE VIII

Du premier voyage que Scipion fit à Madrid : quels en furent le motif et le succès. Gil Blas tombe malade. Suite de sa maladie.


Si nous disons ordinairement que nous n’avons pas de plus grands ennemis que nos domestiques, nous devons dire aussi que ce sont nos meilleurs amis, quand ils nous sont fidèles et bien affectionnés. Après le zèle que Scipion avait fait paraître, je ne pouvais plus voir en lui qu’un autre moi-même. Ainsi plus de subordination entre Gil Blas et son secrétaire, plus de façons entre eux. Ils chambrèrent ensemble, et n’eurent qu’un lit et qu’une table.

Il y avait dans l’entretien de Scipion beaucoup de gaieté : on aurait pu le surnommer à juste titre le garçon de bonne humeur. Outre cela, il était homme de tête, et je me trouvais bien de ses conseils. Mon ami, lui dis-je un jour, il me semble que je ne ferais point mal d’écrire au duc de Lerme ; cela ne saurait produire un mauvais effet. Quelle est là-dessus ta pensée. Eh ! mais, répondit-il, les grands sont si différents d’eux-mêmes d’un moment à un autre, que je ne sais pas trop bien comment votre lettre serait reçue. Cependant je suis d’avis que vous écriviez toujours à bon compte. Quoique le ministre vous aime, il ne faut pas vous reposer sur son amitié du soin de le faire souvenir de vous. Ces sortes de protecteurs oublient aisément les personnes dont ils n’entendent plus parler.

Quoique cela ne soit que trop vrai, lui répliquai-je, juge mieux de mon patron. Sa bonté m’est connue. Je suis persuadé qu’il compatit à mes peines, et qu’elles se présentent sans cesse à son esprit. Il attend apparemment, pour me faire sortir de prison, que la colère du roi soit passée. À la bonne heure, reprit-il ; je souhaite que vous jugiez sainement de Son Excellence. Implorez donc son secours par une lettre fort touchante. Je la lui porterai, et je vous promets de la lui remettre en main propre. Je demandai aussitôt du papier et de l’encre. Je composai un morceau d’éloquence que Scipion trouva pathétique, et que Tordesillas mit au-dessus des homélies mêmes de l’archevêque de Grenade.

Je me flattais que le duc de Lerme serait ému de compassion en lisant le triste détail que je lui faisais d’un état misérable où je n’étais point ; et, dans cette confiance, je fis partir mon courrier qui ne fut pas sitôt à Madrid, qu’il alla chez ce ministre. Il rencontra un valet de chambre de mes amis, qui lui ménagea l’occasion de parler au duc. Monseigneur, dit Scipion à Son Excellence, en lui présentant le paquet dont il était chargé, un de vos plus fidèles serviteurs, qui est couché sur la paille dans un sombre cachot de la tour de Ségovie, vous supplie très humblement de lire cette lettre qu’un guichetier par pitié lui a donné le moyen d’écrire. Le ministre ouvrit la lettre, et la parcourut des yeux. Mais quoiqu’il y vît un tableau capable d’attendrir l’âme la plus dure, bien loin d’en paraître touché, il éleva la voix, et dit d’un air furieux au courrier, devant quelques personnes qui pouvaient l’entendre : Ami, dites à Santillane que je le trouve bien hardi d’oser s’adresser à moi, après l’indigne action qu’il a faite, et pour laquelle il est si justement châtié. C’est un malheureux qui ne doit plus compter sur mon appui, et que j’abandonne au ressentiment du roi.

Scipion, tout effronté qu’il était, fut troublé de ce discours. Il ne laissa pourtant pas, malgré son trouble, de vouloir intercéder pour moi. Monseigneur, répliqua-t-il, ce pauvre prisonnier mourra de douleur quand il apprendra la réponse de Votre Excellence. Le duc ne repartit à mon intercesseur qu’en le regardant de travers et lui tournant le dos. C’est ainsi que ce ministre me traitait, pour mieux cacher la part qu’il avait eue à l’amoureuse intrigue du prince d’Espagne ; et c’est à quoi doivent s’attendre tous les petits agents dont les grands seigneurs se servent dans leurs secrètes et périlleuses négociations.

Lorsque mon secrétaire fut de retour à Ségovie, et qu’il m’eut appris le succès de sa commission, me voilà replongé dans l’abîme affreux où je m’étais trouvé le premier jour de ma prison. Je me crus même encore plus malheureux, puisque je n’avais plus la protection du duc de Lerme. Mon courage s’abattit ; et, quelque chose qu’on me pût dire pour le relever, je redevins la proie des plus vifs chagrins, qui me causèrent insensiblement une maladie aiguë.

Le seigneur châtelain, qui s’intéressait à ma conservation, s’imaginant ne pouvoir mieux faire que d’appeler des médecins à mon secours, m’en amena deux qui avaient tout l’air d’être de grands serviteurs de la déesse Libitine[1]. Seigneur Gil Blas, dit-il en me les présentant, voici deux Hippocrates qui viennent vous voir, et qui vous remettront sur pied en peu de temps. J’étais si prévenu contre tous les docteurs en médecine, que j’aurais certainement fort mal reçu ceux-là, pour peu que j’eusse été attaché à la vie ; mais je me sentais alors si las de vivre, que je sus bon gré à Tordesillas de me vouloir mettre entre leurs mains.

Seigneur cavalier, me dit un de ces médecins, il faut, avant toute chose que vous ayez de la confiance en nous. J’en ai une parfaite, lui répondis-je ; avec votre assistance, je suis sûr que je serai dans peu de jours guéri de tous mes maux. Oui, Dieu aidant, reprit-il, vous le serez. Nous ferons du moins ce qu’il faudra faire pour cela. Effectivement, ces messieurs s’y prirent à merveille, et me menèrent si bon train, que je m’en allais dans l’autre monde à vue d’œil. Déjà don André, désespérant de ma guérison, avait fait venir un religieux de Saint-François pour me disposer à bien mourir ; déjà ce bon père, après s’être acquitté de cet emploi, s’était retiré : et moi-même, croyant que je touchais à ma dernière heure, je fis signe à Scipion de s’approcher de mon lit. Mon cher ami, lui dis-je d’une voix presque éteinte, tant les médecines et les saignées m’avaient affaibli, je te laisse un des sacs qui sont chez Gabriel, et te conjure de porter l’autre dans les Asturies, à mon père et à ma mère, qui doivent en avoir besoin s’ils sont encore vivants. Mais, hélas ! je crains bien qu’ils n’aient pu tenir contre mon ingratitude. Le rapport que Muscada leur aura fait sans doute de ma dureté leur a peut-être causé la mort. Si le ciel les a conservés malgré l’indifférence dont j’ai payé leur tendresse, tu leur donneras le sac de doublons, en les priant de me pardonner si je n’en ai pas mieux usé avec eux ; et, s’ils ne respirent plus, je te charge d’employer cet argent à faire prier le ciel pour le repos de leurs âmes et de la mienne. En disant cela, je lui tendis une main qu’il mouilla de ses larmes, sans pouvoir me répondre un mot, tant le pauvre garçon était affligé de ma perte ! Ce qui prouve que les pleurs d’un héritier ne sont pas toujours des ris cachés sous un masque.

Je m’attendais donc à passer le pas ; néanmoins mon attente fut trompée. Mes docteurs m’ayant abandonné, et laissé le champ libre à la nature, me sauvèrent par ce moyen. La fièvre, qui, selon leur pronostic, devait m’emporter, me quitta comme pour leur en donner le démenti. Je me rétablis peu à peu, par le plus grand bonheur du monde : une parfaite tranquillité d’esprit devint le fruit de ma maladie. Je n’eus point alors besoin d’être consolé. Je gardai pour les richesses et pour les honneurs tout le mépris que l’opinion d’une mort prochaine m’en avait fait concevoir ; et, rendu à moi-même, je bénis mon malheur. J’en remerciai le ciel comme d’une grâce particulière qu’il m’avait faite ; et je pris une ferme résolution de ne plus retourner à la cour, quand le duc de Lerme voudrait m’y rappeler. Je me proposai plutôt, si jamais je sortais de prison, d’acheter une chaumière et d’y aller vivre en philosophe.

Mon confident applaudit à mon dessein, et me dit que, pour en hâter l’exécution, il prétendait retourner à Madrid pour y solliciter mon élargissement. Il me vient une idée, ajouta-t-il. Je connais une personne qui pourra vous servir ; c’est la suivante favorite de la nourrice du prince, une fille d’esprit. Je veux la faire agir pour vous auprès de sa maîtresse. Je vais tout tenter pour vous tirer de cette tour, qui n’est toujours qu’une prison, quelque bon traitement qu’on vous y fasse. Tu as raison, lui répondis-je. Va, mon ami, sans perdre de temps, commencer cette négociation. Plût au ciel que nous fussions déjà dans notre retraite !



  1. C’était la déesse qui présidait aux funérailles.