Histoire de Gil Blas de Santillane/VI/3

La bibliothèque libre.
Garnier (tome 1p. 426-428).
◄  II
Livre VI


CHAPITRE III

Après quel incident Don Alphonse se trouva au comble de la joie et par quelle aventure Gil Blas se vit tout à coup dans une heureuse situation.


Nous poussâmes gaiement jusqu’à Bunol, où par malheur il fallut nous arrêter. Don Alphonse tomba malade. Il lui prit une grosse fièvre avec des redoublements qui me firent craindre pour sa vie. Heureusement il n’y avait point là de médecins, et j’en fus quitte pour la peur. Il se trouva hors de danger au bout de trois jours, et mes soins achevèrent de le rétablir. Il se montra très sensible à tout ce que j’avais fait pour lui ; et, comme nous nous sentions véritablement de l’inclination l’un pour l’autre, nous nous jurâmes une éternelle amitié.

Nous nous remîmes en chemin, toujours résolus, quand nous serions à Valence, de profiter de la première occasion qui s’offrirait de passer en Italie. Mais le ciel, qui nous préparait une heureuse destinée, disposa de nous autrement. Nous vîmes à la porte d’un beau château des paysans de l’un et de l’autre sexe qui dansaient en rond et se réjouissaient. Nous nous approchâmes d’eux pour voir leur fête, et don Alphonse ne s’attendait à rien moins qu’à la surprise dont il fut tout à coup saisi. Il aperçut le baron de Steinbach, qui, de son côté, l’ayant reconnu, vint à lui les bras ouverts, et lui dit avec transport : Ah ! don Alphonse, c’est vous ! l’agréable rencontre ! Pendant qu’on vous cherche partout, le hasard vous présente à mes yeux.

Mon compagnon descendit de cheval aussitôt, et courut embrasser le baron, dont la joie me parut immodérée. Venez, mon fils, lui dit ensuite ce bon vieillard, vous allez apprendre qui vous êtes, et jouir du plus heureux sort. En achevant ces paroles, il l’emmena dans le château. J’y entrai avec eux, car j’avais aussi mis pied à terre et attaché nos chevaux à un arbre. Le maître du château fut la première personne que nous rencontrâmes. C’était un homme de cinquante ans et de très bonne mine. Seigneur, lui dit le baron de Steinbach en lui présentant don Alphonse, vous voyez votre fils. À ces mots, don César de Leyva (ainsi se nommait le maître du château) jeta ses bras au cou de don Alphonse, et, pleurant de joie : Mon cher fils, lui dit-il, reconnaissez l’auteur de vos jours. Si je vous ai laissé ignorer si longtemps votre condition, croyez que je me suis fait en cela une cruelle violence. J’en ai mille fois soupiré de douleur, mais je n’ai pu faire autrement. J’avais épousé votre mère par inclination ; elle était d’une naissance fort inférieure à la mienne. Je vivais sous l’autorité d’un père dur, qui me réduisait à la nécessité de tenir secret un mariage contracté sans son aveu. Le baron de Steinbach seul était dans ma confidence, et c’est de concert avec moi qu’il vous a élevé. Enfin mon père n’est plus, et je puis déclarer que vous êtes mon unique héritier. Ce n’est pas tout, ajouta-t-il, je vous marie avec une jeune dame dont la noblesse égale la mienne. Seigneur, interrompit don Alphonse, ne me faites point payer trop cher le bonheur que vous m’annoncez. Ne puis-je savoir que j’ai l’honneur d’être votre fils, sans apprendre en même temps que vous voulez me rendre malheureux ? Ah ! seigneur, ne soyez pas plus cruel que votre père. S’il n’a point approuvé vos amours, du moins il ne vous a point forcé de prendre une femme. Mon fils, répliqua don César, je ne prétends pas non plus tyranniser vos désirs. Mais ayez la complaisance de voir la dame que je vous destine ; c’est tout ce que j’exige de votre obéissance. Quoique ce soit une personne charmante et un parti fort avantageux pour vous, je promets de ne pas vous contraindre à l’épouser. Elle est dans ce château. Suivez-moi ; vous allez convenir qu’il n’y a point d’objet plus aimable. En disant cela, il conduisit don Alphonse dans un appartement où je m’introduisis après eux avec le baron de Steinbach.

Là était le comte de Polan avec ses deux filles Séraphine et Julie, et don Fernand de Leyva, son gendre, qui était neveu de don César. Il y avait encore d’autres dames et d’autres cavaliers. Don Fernand, comme on l’a dit, avait enlevé Julie, et c’était à l’occasion du mariage de ces deux amants que les paysans des environs s’étaient assemblés ce jour-là pour se réjouir. Sitôt que don Alphonse parut, et que son père l’eut présenté à la compagnie, le comte de Polan se leva et courut l’embrasser, en disant : Que mon libérateur soit le bienvenu ! Don Alphonse, poursuivit-il en lui adressant la parole, connaissez le pouvoir que la vertu a sur les âmes généreuses ! Si vous avez tué mon fils, vous m’avez sauvé la vie. Je vous sacrifie mon ressentiment, et vous donne cette même Séraphine à qui vous avez sauvé l’honneur. Par là je m’acquitte envers vous. Le fils de don César ne manqua pas de témoigner au comte de Polan combien il était pénétré de ses bontés, et je ne sais s’il eut plus de joie d’avoir découvert sa naissance, que d’apprendre qu’il allait devenir l’époux de Séraphine. Effectivement ce mariage se fit quelques jours après, au grand contentement des parties les plus intéressées.

Comme j’étais aussi un des libérateurs du comte de Polan, ce seigneur, qui me reconnut, me dit qu’il se chargeait du soin de faire ma fortune : mais je le remerciai de sa générosité, et je ne voulus point quitter don Alphonse, qui me fit intendant de sa maison et m’honora de sa confiance. À peine fut-il marié, qu’ayant sur le cœur le tour qui avait été fait à Samuel Simon, il m’envoya porter à ce marchand tout l’argent qui lui avait été volé. J’allai donc faire une restitution : c’était commencer le métier d’intendant par où l’on devrait le finir.