Histoire de Gil Blas de Santillane/VII/11

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Garnier (tome 2p. 59-62).
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Livre VII


CHAPITRE XI

De la nouvelle que Gil Blas apprit, et qui fut un coup de foudre pour lui.


Je me rendis a mon auberge, où, rencontrant deux hommes d’une agréable conversation, je dînai et demeurai à table avec eux jusqu’à l’heure de la comédie. Alors nous nous séparâmes. Ils allèrent à leurs affaires, et, moi je pris le chemin du théâtre. Il faut remarquer en passant que j’avais tout sujet d’être de belle humeur : la joie avait régné dans l’entretien que je venais d’avoir avec ces cavaliers : la face de ma fortune était des plus riantes : et pourtant je me laissais aller à la tristesse, sans pouvoir m’en défendre. Qu’on dise après cela qu’on ne pressent point les_malheurs qui nous menacent !

Comme j’entrais dans les foyers, Melchior Zapata vint à moi, et me dit tout bas de le suivre. Il me mena dans un endroit particulier de l’hôtel, et me tint ce discours : Seigneur cavalier, je me fais un devoir de vous donner un avis très important. Vous savez que le marquis de Marialva s’était d’abord senti du goût pour Narcisse mon épouse ; il avait même déjà pris jour pour venir manger de mon aloyau, lorsque l’artificieuse Estelle trouva moyen de rompre la partie, et d’attirer chez elle ce seigneur portugais. Vous jugez bien qu’une comédienne ne perd pas une si bonne proie sans dépit. Ma femme a cela sur le cœur. Il n’y a rien qu’elle ne fût capable de faire pour se venger ; et, par malheur pour vous, elle en a une belle occasion. Hier, si vous vous en souvenez, tous nos gagistes accoururent pour vous voir. Le sous-moucheur de chandelles dit à quelques personnes de la troupe qu’il vous reconnaissait, et que vous n’étiez rien moins que le frère d’Estelle.

Ce bruit, ajouta Melchior, est venu aujourd’hui aux oreilles de Narcissa, qui n’a pas manqué d’en interroger l’auteur, et ce gagiste le lui a confirmé. Il vous a dit-il, connu valet d’Arsénie dans le temps qu’Estelle, sous le nom de Laure, la servait à Madrid. Mon épouse, charmée de cette découverte, en fera part au marquis de Marialva, qui doit venir ce soir à la comédie ; réglez-vous là-dessus. Si vous n’êtes pas effectivement frère d’Estelle, je vous conseille en ami, et à cause de notre ancienne connaissance, de pourvoir à votre sûreté. Narcisse, qui ne demande qu’une victime, m’a permis de vous avertir de prévenir par une prompte fuite quelque sinistre accident.

Il y aurait eu du superflu à m’en dire davantage. Je rendis grâce de cet avertissement à l’histrion, qui vit bien, à mon air effrayé, que je n’étais pas homme à donner un démenti au sous-moucheur de chandelles ; comme en effet je ne me sentais nullement d’humeur à porter jusque-là l’effronterie. Je ne fus pas même tenté d’aller dire adieu à Laure, de peur qu’elle ne voulût m’engager à payer d’audace. Je concevais bien qu’elle était assez bonne comédienne pour se tirer d’un si mauvais pas ; mais je ne voyais qu’un châtiment infaillible pour moi, et je n’étais pas assez amoureux pour le braver. Je ne songeai qu’à me sauver avec mes dieux pénates, je veux dire avec mes hardes. Je disparus de l’hôtel en un clin d’œil ; et je fis, en moins de rien, enlever et transporter ma valise chez un muletier qui devait le jour suivant partir à trois heures du matin pour Tolède. J’aurais souhaité d’être déjà chez le comte de Polan, dont la maison me paraissait le seul asile qui fût sûr pour moi. Mais je n’y étais pas encore ; et je ne pouvais sans inquiétude penser au temps qui me restait à passer dans une ville où j’appréhendais qu’on ne me cherchât dès la nuit même.

Je ne laissai pas d’aller souper à mon auberge, quoique je fusse aussi troublé qu’un débiteur qui sait qu’il y a des alguazils à ses trousses. Ce que je mangeai ce soir-là ne fit pas, je crois, un excellent chyle dans mon estomac. Misérable jouet de la crainte, j’examinais toutes les personnes qui entraient dans la salle ; et quand par malheur il y venait des gens de mauvaise mine, ce qui n’est pas rare dans ces endroits-là, je frissonnais de peur. Après avoir soupé dans de continuelles alarmes, je me levai de table, et m’en retournai chez mon muletier, où je me jetai sur de la paille fraîche jusqu’à l’heure du départ.

On peut dire que ma patience fut bien exercée pendant ce temps-là ; mille désagréables pensées vinrent m’assaillir. Si quelquefois je m’assoupissais, je voyais le marquis furieux qui meurtrissait de coups le beau visage de Laure, et brisait tout chez elle ; ou bien je l’entendais ordonner à ses domestiques de me faire mourir sous le bâton. Je me réveillais là-dessus en sursaut ; et le réveil, qui est ordinairement si doux après un songe affreux, me devenait plus cruel encore que mon songe.

Heureusement le muletier me retira d’une si grande peine, en venant m’avertir que ses mules étaient prêtes. Je fus aussitôt sur pied, et, grâce au ciel, je partis radicalement guéri de Laure et de la chiromancie. À mesure que nous nous éloignions de Grenade, mon esprit reprenait sa tranquillité. Je commençai à m’entretenir avec le muletier ; je ris de quelques plaisantes histoires qu’il me raconta, et je perdis insensiblement toute ma frayeur. Je dormis d’un sommeil paisible à Ubeda, où nous allâmes coucher la première journée, et la quatrième nous arrivâmes à Tolède. Mon premier soin fut de m’informer de la demeure du comte de Polan, et je m’y rendis, bien persuadé qu’il ne souffrirait pas que je fusse logé ailleurs que chez lui. Mais je comptais sans mon hôte. Je ne trouvai au logis que le concierge, qui me dit que son maître était parti la veille pour le château de Leyva, d’où on lui avait mandé que Séraphine était dangereusement malade

Je ne m’étais point attendu à l’absence du comte : elle diminua la joie que j’avais d’être à Tolède et fut cause que je pris un autre dessein. Me voyant si près de Madrid, je résolus d’y aller. Je fis réflexion que je pourrais me pousser à la cour, où un génie supérieur, à ce que j’avais ouï dire, n’était pas absolument nécessaire pour s’avancer. Dès le lendemain, je me servis de la commodité d’un cheval de retour pour me conduire à cette capitale de l’Espagne. La fortune m’y conduisait pour me faire jouer de plus grands rôles que ceux qu’elle m’avait déjà fait faire.