Histoire de Gil Blas de Santillane/VII/15

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Garnier (tome 2p. 85-91).
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Livre VII


CHAPITRE XV

Des emplois que le comte Galiano donna dans sa maison à Gil Blas.


Je sortis pour aller chercher mes hardes, et les faire apporter à ma nouvelle demeure. Quand je revins, le comte était à table avec plusieurs seigneurs et le poète Nunez, lequel d’un air aisé se faisait servir et se mêlait à la conversation. Je remarquai même qu’il ne disait pas un mot qui ne fît plaisir à la compagnie. Vive l’esprit ! quand on en a, on fait bien tous les personnages qu’on veut.

Pour moi, je dînai avec les officiers qui furent traités, à peu de chose près, comme le patron. Après le repas, je me retirai dans ma chambre où je me mis à réfléchir sur ma condition. Hé bien ! me dis-je, Gil Blas, te voilà donc auprès d’un comte sicilien dont tu ne connais pas le caractère ! À juger sur les apparences, tu seras dans sa maison comme le poisson dans l’eau. Mais il ne faut jurer de rien, et tu dois te défier de ton étoile, dont tu n’as que trop souvent éprouvé la malignité. Outre cela, tu ignores à quoi il te destine. Il a des secrétaires et un intendant : quels services veut-il donc que tu lui rendes ? Apparemment qu’il a dessein de te faire porter le caducée. À la bonne heure : on ne saurait être sur un meilleur pied chez un seigneur, pour faire son chemin en poste. En rendant de plus honnêtes services, on ne marche que pas à pas, et encore n’arrive-t-on pas toujours à son but.

Tandis que je faisais de si belles réflexions, un laquais vint me dire que tous les cavaliers qui avaient dîné à l’hôtel venaient de sortir pour s’en retourner chez eux, et que M. le comte me demandait. Je volai aussitôt à son appartement où je le trouvai couché sur un sopha, et prêt à faire la sieste avec son singe, qui était à côté de lui.

Approchez, Gil Blas, me dit-il, prenez un siège et m’écoutez. Je fis ce qu’il m’ordonnait, et il me parla dans ces termes : Don Fabricio m’a dit qu’entre autres bonnes qualités vous aviez celle de vous attacher à vos maîtres, et que vous étiez un garçon plein d’intégrité. Ces deux choses m’ont déterminé à vous proposer d’être à moi. J’ai besoin d’un domestique affectionné qui épouse mes intérêts et mette toute son attention à conserver mon bien. Je suis riche, à la vérité ; mais ma dépense va tous les ans fort au delà de mes revenus. Et pourquoi ? C’est qu’on me vole, c’est qu’on me pille. Je suis dans ma maison comme dans un bois rempli de voleurs. Je soupçonne mon maître d’hôtel et mon intendant de s’entendre ensemble ; et, si je ne me trompe point, en voilà plus qu’il n’en faut pour me ruiner de fond en comble. Vous me direz que, si je les crois fripons, je n’ai qu’à les chasser. Mais où en prendre d’autres qui soient pétris d’un meilleur limon ? Il faut donc que je me contente de les faire observer l’un et l’autre par un homme qui ait droit d’inspection sur leur conduite. C’est vous, Gil Blas, que je choisis pour remplir cette commission. Si vous vous en acquittez bien, soyez sûr que vous ne servirez pas un ingrat. J’aurai soin de vous établir en Sicile très avantageusement.

Après m’avoir tenu ce discours, il me renvoya ; et dès le soir même, devant tous les domestiques, je fus proclamé surintendant de la maison. Le Messinois et le Napolitain n’en furent pas d’abord fort mortifiés, parce que je leur paraissais un gaillard de bonne composition, et qu’ils comptaient qu’en partageant avec moi le gâteau, ils iraient toujours leur train. Mais ils se trouvèrent bien sots le jour suivant, lorsque je leur déclarai que j’étais un homme ennemi de toute malversation. Je demandai au maître d’hôtel un état des provisions. Je visitai la cave. Je pris connaissance de tout ce qu’il y avait dans l’office, je veux dire de l’argenterie et du linge. Je les exhortai ensuite tous deux à ménager le bien du patron, à user d’épargne dans la dépense, et je finis mon exhortation en leur protestant que j’avertirais ce seigneur de toutes les mauvaises manœuvres que je verrais faire chez lui.

Je n’en demeurai pas là. Je voulus avoir un espion pour découvrir s’il y avait de l’intelligence entre eux. Je jetai les yeux sur un marmiton qui, s’étant laissé gagner par mes promesses, me dit que je ne pouvais mieux m’adresser qu’à lui pour être instruit de tout ce qui se passait au logis ; que le maître d’hôtel et l’intendant étaient d’accord ensemble et brûlaient la chandelle par les deux bouts ; qu’ils détournaient tous les jours la moitié des viandes qu’on achetait pour la maison ; que le Napolitain avait soin d’une dame qui demeurait vis-à-vis le collège de Saint-Thomas, et que le Messinois en entretenait une autre à la porte du Soleil ; que ces deux messieurs faisaient porter tous les matins chez leurs nymphes toutes sortes de provisions : que le cuisinier de son côté envoyait de bons plats à une veuve qu’il connaissait dans le voisinage, et qu’en faveur des services qu’il rendait aux deux autres, à qui il était tout dévoué, il disposait comme eux des vins de la cave : enfin, que ces trois domestiques étaient cause qu’il se faisait une dépense horrible chez M. le comte. Si vous doutez de mon rapport, ajouta le marmiton, donnez-vous la peine de vous trouver demain matin sur les sept heures auprès du collège de Saint-Thomas, vous me verrez chargé d’une hotte qui changera votre doute en certitude. Tu es donc, lui dis-je, commissionnaire de ces galants pourvoyeurs ? Je suis, répondit-il, employé par le maître d’hôtel, et un de mes camarades fait les messages de l’intendant.

Ce rapport me parut valoir la peine d’être vérifié. J’eus la curiosité le lendemain de me rendre à l’heure marquée auprès du collège de Saint-Thomas. Je n’attendis pas longtemps mon espion. Je le vis bientôt arriver avec une grande hotte toute pleine de viande de boucherie, de volailles et de gibier. Je fis l’inventaire des pièces, et j’en dressai sur mes tablettes un petit procès-verbal que j’allai montrer à mon maître, après avoir dit au fouille-au-pot qu’il pouvait, comme à son ordinaire, s’acquitter de sa commission.

Le seigneur sicilien, qui était fort vif de son naturel, voulut, dans son premier mouvement, chasser le Napolitain et le Messinois ; mais, après y avoir fait réflexion, il se contenta de se défaire du dernier dont il me donna la place. Ainsi ma charge de surintendant fut supprimée peu de temps après sa création, et franchement je n’y eus point de regret. Ce n’était, à proprement parler, qu’un emploi honorable d’espion, qu’un poste qui n’avait rien de solide, au lieu qu’en devenant M. l’intendant, je me voyais maître du coffre-fort, et c’est là le principal. C’est toujours ce domestique-là qui tient le premier rang dans une grande maison ; et il y a tant de petits bénéfices attachés à son administration, qu’il s’enrichirait infailliblement, quand même il serait honnête homme.

Mon Napolitain, qui n’était pas au bout de ses finesses, remarquant que j’avais un zèle brutal, et que je me mettais sur le pied de voir tous les matins les viandes qu’il achetait et d’en tenir registre, cessa d’en détourner ; mais le bourreau continua d’en prendre la même quantité chaque jour. Par cette ruse, augmentant le profit qu’il tirait de la desserte de la table qui lui appartenait de droit, il se mit en état d’envoyer du moins de la viande cuite à sa mignonne, s’il ne pouvait plus lui en fournir de crue. Le diable n’y perdait rien, et le comte n’était guère plus avancé d’avoir le phénix des intendants. L’abondance excessive que je vis alors régner dans les repas me fit deviner ce nouveau tour, et j’y mis bon ordre aussitôt en retranchant le superflu de chaque service ; ce que je fis toutefois avec tant de prudence, qu’on n’y aperçut point un air d’épargne. On eût dit que c’était toujours la même profusion ; et néanmoins par cette économie je ne laissai pas de diminuer considérablement la dépense. Voilà ce que le patron demandait ; il voulait ménager sans paraître moins magnifique. Son avarice était subordonnée à son ostentation.

Je n’en demeurai point là ; je réformai un autre abus : trouvant que le vin allait bien vite, je soupçonnai qu’il y avait encore de la tricherie de ce côté-là. Effectivement, s’il y avait, par exemple, douze cavaliers à la table du seigneur, il se buvait cinquante et quelquefois jusqu’à soixante bouteilles. Cela m’étonnait ; je consultai là-dessus mon oracle, c’est-à-dire mon marmiton, avec qui j’avais des entretiens secrets, et qui me rapportait fidèlement tout ce qui se disait et se faisait dans la cuisine, où il n’était suspect à personne. Il m’apprit que le dégât dont je me plaignais venait d’une nouvelle ligue faite entre le maître-d’hôtel, le cuisinier et les laquais qui versaient à boire ; que ceux-ci remportaient les bouteilles à demi-pleines, qui se partageaient ensuite entre les confédérés. Je parlai aux laquais ; je les menaçai de les mettre à la porte s’ils s’avisaient de récidiver, et il n’en fallut pas davantage pour les faire rentrer dans leur devoir. Mon maître, que j’avais grand soin d’informer des moindres choses que je faisais pour son bien, me comblait de louanges et prenait de jour en jour plus d’affection pour moi. De mon côté, pour récompenser le marmiton qui me rendait de si bons offices, je le fis aide de cuisine. C’est ainsi que dans les bonnes maisons un fidèle domestique fait son chemin.

Le Napolitain enrageait de me rencontrer partout ; et ce qui le mortifiait cruellement, c’étaient les contradictions qu’il avait à essuyer de ma part toutes les fois qu’il s’agissait de me rendre ses comptes ; car, pour mieux lui rogner les ongles, je me donnais la peine d’aller dans les marchés pour savoir le prix des denrées. De sorte que je le voyais venir après cela ; et, comme il ne manquait pas de venir ferrer la mule, je le relançais vigoureusement. J’étais bien persuadé qu’il me maudissait cent fois le jour ; mais le sujet de ses malédictions m’empêchait de craindre qu’elles ne fussent exaucées. Je ne sais comment il pouvait résister à mes persécutions et ne pas quitter le service du seigneur sicilien. Sans doute que, malgré tout cela, il y trouvait son compte.

Fabrice, que je voyais de temps en temps, et à qui je contais toutes mes prouesses d’intendant jusqu’alors inouïes, était plus disposé à blâmer ma conduite qu’à l’approuver. Dieu veuille, me dit-il un jour, qu’après tout ceci ton désintéressement soit bien récompensé ! Mais entre nous, si tu n’étais pas si raide avec le maître d’hôtel, je crois que tu n’en ferais pas plus mal. Hé quoi ! lui répondis-je, ce voleur mettra effrontément, dans un état de dépense, à dix pistoles un poisson qui ne lui en aura coûté que quatre, et tu veux que je lui passe cet article ? Pourquoi non ? répliqua-t-il froidement : il n’a qu’à te donner la moitié du surplus, et il fera les choses dans les règles. Sur ma foi, notre ami, continua-t-il en branlant la tête, pour un homme d’esprit, vous vous y prenez bien mal ; vous êtes un vrai gâte-maison, et vous avez bien la mine de servir longtemps, puisque vous n’écorchez pas l’anguille pendant que vous la tenez. Apprenez que la fortune ressemble à ces coquettes vives et légères qui échappent aux galants qui ne les brusquent pas.

Je ne fis que rire des discours de Nunez ; il en rit lui-même à son tour, et voulut me persuader qu’il ne me les avait pas tenus sérieusement. Il avait honte de m’avoir donné inutilement un mauvais conseil. Je demeurai ferme dans la résolution d’être toujours fidèle et zélé. Je ne me démentis point, et j’ose dire qu’en quatre mois, par mon épargne, je fis profit à mon maître de trois mille ducats pour le moins.