Histoire de Gil Blas de Santillane/VII/6

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Garnier (tome 2p. 28-35).
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Livre VII


CHAPITRE VI

Gil Blas va voir jouer les comédiens de Grenade. De l’étonnement où le jeta la vue d’une actrice, et de ce qu’il en arriva.


Garcias n’était pas hors de la salle, qu’il entra deux cavaliers fort proprement vêtus, qui vinrent s’asseoir auprès de moi. Ils commencèrent à s’entretenir des comédiens de la troupe de Grenade, et d’une comédie nouvelle qu’on jouait alors. Cette pièce, suivant leurs discours, faisait grand bruit dans la ville. Il me prit envie de l’aller voir représenter dès ce jour-là. Je n’avais point été à la comédie depuis que j’étais à Grenade. Comme j’avais presque toujours demeuré à l’archevêché, où ce spectacle était frappé d’anathème, je n’avais eu garde de me donner ce plaisir-là. Les homélies avaient fait tout mon amusement.

Je me rendis donc dans la salle des comédiens lorsqu’il en fut temps, et j’y trouvai une nombreuse assemblée. J’entendis faire autour de moi des dissertations sur la pièce avant qu’elle commençât, et je remarquai que tout le monde se mêlait d’en juger. L’un se déclarait pour, l’autre contre. A-t-on jamais vu un ouvrage mieux écrit ? disait-on à ma droite. Le pitoyable style ! s’écriait-on à ma gauche. En vérité, s’il y a bien de mauvais auteurs, il faut convenir qu’il y a encore plus de mauvais critiques. Et quand je pense au dégoût que les poètes dramatiques ont à essuyer, je m’étonne qu’il y en ait d’assez hardis pour braver l’ignorance de la multitude et la censure dangereuse des demi-savants qui corrompent quelquefois le jugement du public.

Enfin le Gracioso se présenta pour ouvrir la scène. Dès qu’il parut, il excita un battement de mains général ; ce qui me fit connaître que c’était un de ces acteurs gâtés à qui le parterre pardonne tout. Effectivement ce comédien ne disait pas un mot, ne faisait pas un geste sans s’attirer des applaudissements. On lui marquait trop le plaisir qu’on prenait à le voir. Aussi en abusait-il. Je m’aperçus qu’il s’oubliait quelquefois sur la scène, et mettait à une trop forte épreuve la prévention où l’on était en sa faveur. Si on l’eût sifflé au lieu de l’applaudir, on lui aurait souvent rendu justice.

On battit aussi des mains à la vue de quelques autres acteurs, et particulièrement d’une actrice qui faisait un rôle de suivante. Je m’attachai à la considérer ; et il n’y a point de termes qui puissent exprimer quelle fut ma surprise, quand je reconnus en elle Laure, ma chère Laure, que je croyais encore à Madrid auprès d’Arsénie. Je ne pouvais douter que ce ne fût elle. Sa taille, ses traits, le son de sa voix, tout m’assurait que je ne me trompais point. Cependant, comme si je me fusse défié du rapport de mes yeux et de mes oreilles, je demandai son nom à un cavalier qui était à côté de moi. Hé ! de quel pays venez-vous ? me dit-il. Vous êtes apparemment un nouveau débarqué, puisque vous ne connaissez pas la belle Estelle.

La ressemblance était trop parfaite pour prendre le change. Je compris bien que Laure, en changeant d’état, avait aussi changé de nom ; et curieux de savoir ses affaires, car le public n’ignore guère celles des personnes de théâtre, je m’informai du même homme si cette Estelle avait quelque amant d’importance. Il me répondit que depuis deux mois il y avait à Grenade un grand seigneur portugais, nommé le marquis de Marialva, qui faisait beaucoup de dépense pour elle. Il m’en aurait dit davantage, si je n’eusse pas craint de le fatiguer de mes questions. J’étais plus occupé de la nouvelle que ce cavalier venait de m’apprendre que de la comédie : et qui m’eût demandé le sujet de la pièce, quand je sortis, m’aurait fort embarrassé. Je ne faisais que rêver à Laure, à Estelle, et je me promettais bien d’aller chez cette actrice le jour suivant. Je n’étais pas sans inquiétude sur la réception qu’elle me ferait : j’avais lieu de penser que ma vue ne lui ferait pas grand plaisir dans la situation brillante où étaient ses affaires ; je jugeai même qu’une si bonne comédienne pour se venger d’un homme dont certainement elle avait sujet d’être mécontente, pourrait bien faire semblant de ne le pas connaître. Tout cela ne me rebuta point. Après un léger repas, car on n’en faisait pas d’autres dans mon auberge, je me retirai dans ma chambre, très impatient d’être au lendemain.

Je dormis peu cette nuit, et je me levai à la pointe du jour. Mais, comme il me sembla que la maîtresse d’un grand seigneur ne devait pas être visible de si bon matin, avant que d’aller chez elle je passai trois ou quatre heures à me parer, à me faire raser, poudrer et parfumer. Je voulais me présenter devant elle dans un état qui ne lui donnât pas lieu de rougir en me revoyant. Je sortis sur les dix heures, et me rendis chez elle, après avoir été demander sa demeure à l’hôtel des comédiens. Elle logeait dans une grande maison où elle occupait le premier appartement. Je dis à une femme de chambre qui vint m’ouvrir la porte, qu’un jeune homme souhaitait de parler à la dame Estelle. La femme de chambre rentra pour m’annoncer, et j’entendis aussitôt sa maîtresse qui lui dit d’un ton de voix fort élevé : Qui est ce jeune homme ? que me veut-il ? Qu’on le fasse entrer.

Je jugeai par là que j’avais mal pris mon temps, que son amant portugais était à sa toilette, et qu’elle ne parlait si haut que pour lui persuader qu’elle n’était pas fille à recevoir des messages suspects. Ce que je pensais était véritable ; le marquis de Marialva passait avec elle presque toutes les matinées. Ainsi je m’attendais à un mauvais compliment, lorsque cette originale actrice, me voyant paraître, accourut à moi les bras ouverts en s’écriant, comme par enthousiasme : Ah ! mon frère, est-ce vous que je vois ? À ces mots, elle m’embrassa à plusieurs reprises ; puis, se tournant vers le Portugais : Seigneur, lui dit-elle, pardonnez si en votre présence je cède à la force du sang. Après trois ans d’absence, je ne puis revoir un frère que j’aime tendrement sans lui donner des marques de mon amitié. Eh bien ! mon cher Gil Blas, continua-t-elle en m’apostrophant de nouveau, dites-moi des nouvelles de la famille ; dans quel état l’avez-vous laissée ?

Ce discours m’embarrassa d’abord ; mais j’y démêlai bientôt les intentions de Laure ; et, secondant son artifice, je lui répondis d’un air accommodé à la scène que nous allions jouer tous deux : Grâce au ciel, ma sœur, nos parents sont en bonne santé. Je ne doute pas, reprit-elle, que vous ne soyez étonné de me voir comédienne à Grenade ; mais ne me condamnez pas sans m’entendre. Il y a trois années, comme vous savez, que mon père crut m’établir avantageusement en me donnant au capitaine don Antonio Cœllo, qui m’amena des Asturies à Madrid où il avait pris naissance. Six mois après que nous y fûmes arrivés, il eut une affaire d’honneur qu’il s’attira par son humeur violente. Il tua un cavalier qui s’était avisé de faire quelque attention à moi. Le cavalier appartenait à des personnes de qualité qui avaient beaucoup de crédit. Mon mari, qui n’en avait guère, se sauva en Catalogne avec tout ce qui se trouva au logis de pierreries et d’argent comptant. Il s’embarque à Barcelone, passe en Italie, se met au service des Vénitiens, et perd enfin la vie dans la Morée en combattant contre les Turcs. Pendant ce temps-là, une terre que nous avions pour tout bien fut confisquée, et je devins une douairière des plus minces. À quoi me résoudre dans une si fâcheuse extrémité ? Une jeune veuve qui a de l’honneur se trouve bien embarrassée. Il n’y avait pas moyen de m’en retourner dans les Asturies. Qu’y aurais-je fait ? Je n’aurais reçu de ma famille que des condoléances pour toute consolation. D’un autre côté, j’avais été trop bien élevée pour être capable de me laisser tomber dans le libertinage. À quoi donc me déterminer ? Je me suis faite comédienne pour conserver ma réputation.

Il me prit une si forte envie de rire lorsque j’entendis Laure finir ainsi son roman, que je n’eus pas peu de peine à m’en empêcher. J’en vins pourtant à bout, et même je lui dis d’un air grave : Ma sœur, j’approuve votre conduite, et je suis bien aise de vous retrouver à Grenade, si honnêtement établie.

Le marquis de Marialva, qui n’avait pas perdu un mot de tous ces discours, prit au pied de la lettre ce qu’il plut à la veuve de don Antonio de débiter. Il se mêla même à l’entretien : il me demanda si j’avais quelque emploi à Grenade ou ailleurs. Je doutai un moment si je mentirais ; mais, ne jugeant pas cela nécessaire, je dis la vérité. Je contai de point en point comment j’étais entré à l’archevêché, et de quelle façon j’en étais sorti ; ce qui divertit infiniment le seigneur portugais. Il est vrai que, malgré la promesse faite à Melchior, je m’égayai un peu aux dépens de l’archevêque. Ce qu’il y a de plaisant, c’est que Laure, qui s’imaginait que je composais une fable à son exemple, faisait des éclats de rire qu’elle n’aurait pas faits, si elle eût su que je ne mentais point.

Après avoir achevé mon récit, que je finis par la chambre que j’avais louée, on vint avertir qu’on avait servi. Je voulus aussitôt me retirer pour aller dîner à mon auberge ; mais Laure m’arrêta. Quel est votre dessein, mon frère ? me dit-elle. Vous dînerez avec moi. Je ne souffrirai pas même que vous soyez plus longtemps dans une chambre garnie. Je prétends que vous mangiez dans ma maison, et que vous y logiez. Faites apporter vos hardes ce soir : il y a ici un lit pour vous.

Le seigneur portugais, à qui peut-être cette hospitalité ne faisait pas plaisir, prit alors la parole, et dit à Laure : Non, Estelle, vous n’êtes pas logée ici assez commodément pour recevoir quelqu’un chez vous. Votre frère, ajouta-t-il, me paraît un joli garçon ; et l’avantage qu’il a de vous toucher de si près m’intéresse pour lui. Je veux le prendre à mon service. Ce sera celui de mes secrétaires que je chérirai le plus ; j’en ferai mon homme de confiance. Qu’il ne manque pas de venir dès cette nuit coucher chez moi : j’ordonnerai qu’on lui prépare un logement. Je lui donne quatre cents ducats d’appointements ; et si dans la suite j’ai sujet, comme je l’espère, d’être content de lui, je le mettrai en état de se consoler d’avoir été trop sincère avec son archevêque.

Les remercîments que je fis là-dessus au marquis furent suivis de ceux de Laure, qui enchérirent sur les miens. Ne parlons plus de cela, interrompit-il ; c’est une affaire finie. En achevant ces paroles, il salua sa princesse de théâtre, et sortit. Elle me fit aussitôt passer dans un cabinet, où, se voyant seule avec moi : J’étoufferais, s’écria-t-elle, si je résistais plus longtemps à l’envie que j’ai de rire. Alors elle se renversa dans un fauteuil ; et, se tenant les côtés, elle s’abandonna comme une folle à des ris immodérés. Il me fut impossible de ne pas suivre son exemple : et, quand nous nous en fûmes bien donné : Avoue, Gil Blas, me dit-elle, que nous venons de jouer une plaisante comédie ! Mais je ne m’attendais pas au dénoûment. J’avais dessein seulement de te ménager une table et un logement ; et, pour te les offrir avec bienséance, je t’ai fait passer pour mon frère. Je suis ravie que le sort t’ait présenté un si bon poste. Le marquis de Marialva est un seigneur généreux, qui fera plus encore pour toi qu’il n’a promis de faire. Une autre que moi, poursuivit-elle, n’aurait peut-être pas reçu si gracieusement un homme qui quitte ses amis sans leur dire adieu. Mais je suis de ces bonnes pâtes de filles qui revoient toujours avec plaisir un fripon qu’elles ont aimé.

Je demeurai d’accord de bonne foi de mon impolitesse, et je lui en demandai pardon. Après quoi elle me conduisit dans une salle à manger très propre. Nous nous mîmes à table ; et, comme nous avions pour témoins une femme de chambre et un laquais, nous nous traitâmes de frère et de sœur. Lorsque nous eûmes dîné, nous repassâmes dans le même cabinet où nous nous étions entretenus. Là mon incomparable Laure, se livrant à toute sa gaieté naturelle, me demanda compte de tout ce qui m’était arrivé depuis notre séparation. Je lui en fis un fidèle rapport ; et, quand j’eus satisfait sa curiosité, elle contenta la mienne, en me faisant le récit de son histoire dans ces termes.