Histoire de Gil Blas de Santillane/VII/9

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Garnier (tome 2p. 52-55).
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Livre VII


CHAPITRE IX

Avec quel homme extraordinaire il soupa ce soir-là, et de ce qui se passa entre eux.


Je remarquai dans la salle une espèce de vieux moine, vêtu de bure grise, qui soupait tout seul dans un coin. J’allai par curiosité m’asseoir vis-à-vis de lui ; je le saluai fort civilement, et il ne se montra pas moins poli que moi. On m’apporta ma pitance, que je commençai à expédier avec beaucoup d’appétit. Pendant que je mangeais sans dire mot, je regardais souvent ce personnage, dont je trouvais toujours les yeux attachés sur moi. Fatigué de son attention opiniâtre à me regarder, je lui adressai ainsi la parole : Père, nous serions-nous vus par hasard ailleurs qu’ici ? Vous m’observez comme un homme qui ne vous serait pas entièrement inconnu.

Il me répondit gravement : Si j’arrête sur vous mes regards, ce n’est que pour admirer la prodigieuse variété d’aventures qui sont marquées dans les traits de votre visage. À ce que je vois, lui dis-je d’un air railleur, votre révérence donne dans la métoposcopie[1] ? Je pourrais me vanter de la posséder, répondit le moine, et d’avoir fait des prédictions que la suite n’a pas démenties. Je ne sais pas moins la chiromancie[2] ; et j’ose dire que mes oracles sont infaillibles, quand j’ai confronté l’inspection de la main avec celle du visage.

Quoique ce vieillard eût toute l’apparence d’un homme sage, je le trouvai si fou, que je ne pus m’empêcher de lui rire au nez. Au lieu de s’offenser de mon impolitesse, il en sourit, et continua de parler dans ces termes, après avoir promené sa vue dans la salle, et s’être assuré que personne ne nous écoutait : Je ne m’étonne pas de vous voir si prévenu contre deux sciences qui passent aujourd’hui pour frivoles : l’étude longue et pénible qu’elles demandent décourage tous les savants, qui y renoncent, et qui les décrient de dépit de n’avoir pu les acquérir. Pour moi, je ne me suis point rebuté de l’obscurité qui les enveloppe, non plus que des difficultés qui se succèdent sans cesse dans la recherche des secrets chimiques et dans l’art merveilleux de transmuer les métaux en or.

Mais je ne pense pas, poursuivit-il en se reprenant, que je parle à un jeune cavalier à qui mes discours doivent en effet paraître des rêveries. Un échantillon de mon savoir-faire vous disposera, mieux que tout ce que je pourrais dire, à juger de moi plus favorablement. À ces mots il tira de sa poche une fiole remplie d’une liqueur vermeille. Ensuite il me dit : Voici un élixir que j’ai composé ce matin des sucs de certaines plantes distillées à l’alambic ; car j’ai employé presque toute ma vie, comme Démocrite, à trouver les propriétés des simples et des minéraux. Vous allez éprouver sa vertu. Le vin que nous buvons à notre souper est très mauvais ; il va devenir excellent. En même temps il mit deux gouttes de son élixir dans ma bouteille, qui rendirent mon vin plus délicieux que les meilleurs qui se boivent en Espagne.

Le merveilleux frappe l’imagination ; et, quand une fois elle est gagnée, on ne se sert plus de son jugement. Charmé d’un si beau secret, et persuadé qu’il fallait être un peu plus que diable pour l’avoir trouvé, je m’écriai plein d’admiration : Ô mon père ! pardonnez-moi de grâce, si je vous ai pris d’abord pour un vieux fou. Je vous rends justice présentement. Je n’ai pas besoin d’en voir davantage pour être assuré que vous feriez, si vous vouliez, tout à l’heure un lingot d’or d’une barre de fer. Que je serais heureux si je possédais cette admirable science ! Le ciel vous préserve de l’avoir jamais ! interrompit le vieillard en poussant un profond soupir. Vous ne savez pas, mon fils, ce que vous souhaitez. Au lieu de me porter envie, plaignez-moi plutôt de m’être donné tant de peine pour me rendre malheureux. Je suis toujours dans l’inquiétude. Je crains d’être découvert, et qu’une prison perpétuelle ne devienne le salaire de tous mes travaux. Dans cette appréhension, je mène une vie errante, déguisé tantôt en prêtre ou en moine, et tantôt en cavalier ou en paysan. Est-ce donc un avantage de savoir faire de l’or à ce prix-là : et les richesses ne sont-elles pas un vrai supplice pour les personnes qui n’en jouissent pas tranquillement ?

Ce discours me paraît fort sensé, dis-je alors au philosophe. Rien n’est tel que de vivre en repos. Vous me dégoûtez de la pierre philosophale. Je me contenterai d’apprendre de vous ce qui doit m’arriver. Très volontiers, me répondit-il, mon enfant. J’ai fait déjà des observations sur vos traits ; voyons à présent votre main. Je la lui présentai avec une confiance qui ne me fera guère d’honneur dans l’esprit de quelques lecteurs, qui peut-être à ma place en auraient fait autant. Il l’examina fort attentivement, et dit ensuite avec enthousiasme : Ah ! que de passages de la douleur à la joie, et de la joie à la douleur ! Quelle succession bizarre de disgrâces et de prospérités ! Mais vous avez déjà éprouvé une grande partie de ces alternatives de fortune. Il ne vous reste plus guère de malheurs à essuyer, et un seigneur vous fera une agréable destinée qui ne sera point sujette au changement.

Après m’avoir assuré que je pouvais compter sur cette prédiction, il me dit adieu, et sortit de l’auberge, où il me laissa fort occupé des choses que je venais d’entendre. Je ne doutais point que le marquis de Marialva ne fût le seigneur en question, et par conséquent rien ne me paraissait plus possible que l’accomplissement de la prédiction. Mais, quand je n’y aurais pas vu la moindre apparence, cela ne m’eût point empêché de donner au faux moine une entière créance : tant il s’était acquis, par son élixir, d’autorité sur mon esprit ! De mon côté, pour avancer le bonheur qui m’était prédit, je résolus de m’attacher au marquis plus que je n’avais fait à aucun de mes maîtres. Ayant pris cette résolution, je me retirai à notre hôtel avec une gaieté que je ne puis exprimer ; jamais femme n’est sortie si contente de chez une devineresse.



  1. La métoposcopie est l’art prétendu qui enseigne à connaître le tempérament et les mœurs par l’inspection des traits du visage.
  2. La chiromancie est un autre art prétendu de deviner et de prédire par l’inspection de la main.