Histoire de Gil Blas de Santillane/VIII/13

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Garnier (tome 2p. 161-165).
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Livre VIII


CHAPITRE XIII

Gil Blas continue à faire le seigneur. Il apprend des nouvelles de sa famille : quelle impression elles font sur lui. Il se brouille avec Fabrice.


J’ai déjà dit que le matin il y avait ordinairement dans mon antichambre une foule de personnes qui venaient me faire des propositions ; mais je ne voulais pas qu’on me les fît de vive voix ; et suivant l’usage de la cour, ou plutôt pour faire l’important, je disais à chaque solliciteur : Donnez-moi un mémoire. Je m’étais si bien accoutumé à cela, qu’un jour je répondis ces paroles au propriétaire de mon hôtel, qui vint me faire souvenir que je lui devais une année de loyer. Pour mon boucher et mon boulanger, ils m’épargnaient la peine de leur demander des mémoires, tant ils étaient exacts à m’en apporter tous les mois. Scipion, qui me copiait si bien qu’on pouvait dire que la copie approchait fort de l’original, n’en usait pas autrement avec les personnes qui s’adressaient à lui pour le prier de m’engager à les servir.

J’avais encore un autre ridicule dont je ne prétends point me faire grâce : j’étais assez fat pour parler des plus grands seigneurs comme si j’eusse été un homme de leur étoffe. Si j’avais, par exemple, à citer le duc d’Albe, le duc d’Ossone ou le duc de Medina Sidonia, je disais sans façon, d’Albe, d’Ossone et Medina Sidonia. En un mot, j’étais devenu si fier et si vain, que je n’étais plus le fils de mon père et de ma mère. Hélas pauvre duègne et pauvre écuyer, je ne m’informais pas si vous viviez heureux ou misérables dans les Asturies ! c’est à quoi je ne pensais point du tout ! je ne songeais pas seulement à vous ! La cour a la vertu du fleuve Léthé pour nous faire oublier nos parents et nos amis, quand ils sont dans une mauvaise situation.

Je ne me souvenais donc plus de ma famille, lorsqu’un matin il entra chez moi un jeune homme qui me dit qu’il souhaitait de me parler un moment en particulier. Je le fis passer dans mon cabinet, où, sans lui offrir une chaise, parce qu’il me paraissait un homme commun, je lui demandai ce qu’il me voulait. Seigneur Gil Blas, me dit-il, quoi ! vous ne me remettez point ? J’eus beau le considérer attentivement, je fus obligé de lui répondre que ses traits m’étaient tout à fait inconnus. Je suis, reprit-il, un de vos compatriotes, natif d’Oviedo même, et fils de Bertrand Muscada, l’épicier voisin de votre oncle le chanoine. Je vous reconnais bien, moi. Nous avons joué mille fois tous deux à la gallina ciega[1].

Je n’ai, lui répondis-je, qu’une idée très confuse des amusements de mon enfance ; les soins dont j’ai depuis été occupé m’en ont fait perdre la mémoire. Je suis venu, dit-il, à Madrid, pour compter avec le correspondant de mon père. J’ai entendu parler de vous. On m’a dit que vous étiez sur un bon pied à la cour, et déjà riche comme un Juif. Je vous en fais mes compliments, et je vais, à mon retour au pays, combler de joie votre famille en lui annonçant une si agréable nouvelle.

Je ne pouvais honnêtement me dispenser de lui demander dans quelle situation il avait laissé mon père, ma mère et mon oncle ; mais je m’acquittai si froidement de ce devoir, que je ne donnai pas sujet à mon épicier d’admirer la force du sang. Il me le fit bien connaître. Il parut choqué de l’indifférence que j’avais pour des personnes qui me devaient être si chères ; et comme c’était un garçon franc et grossier : Je vous croyais, me dit-il crûment, plus de tendresse et de sensibilité pour vos proches. De quel air glacé m’interrogez-vous sur leur compte ? Il semble que vous les ayez mis en oubli. Savez-vous quelle est leur situation ? Apprenez que votre père et votre mère sont toujours dans le service, et que le bon chanoine Gil Pérès, accablé de vieillesse et d’infirmités, n’est pas loin de sa fin. Il faut avoir du naturel, poursuivit-il, et puisque vous êtes en état de faire du bien à vos parents, je vous conseille en ami de leur envoyer deux cents pistoles tous les ans. Par ce secours, vous leur procurerez une vie douce et heureuse, sans vous incommoder.

Au lieu d’être touché de la peinture qu’il me faisait de ma famille, je ne sentis que la liberté qu’il prenait de me conseiller sans que je l’en priasse. Avec plus d’adresse peut-être m’aurait-il persuadé ; mais il ne fit que me révolter par sa franchise. Il s’en aperçut bien au silence mécontent que je gardai ; et, continuant son exhortation avec moins de charité que de malice, il m’impatienta. Oh ! c’en est trop, répondis-je avec emportement. Allez, monsieur de Muscada, ne vous mêlez que de ce qui vous regarde. Allez trouver le correspondant de votre père, et compter avec lui. Il vous convient bien de me dicter mon devoir ! je sais mieux que vous ce que j’ai à faire dans cette occasion. En achevant ces mots, je poussai l’épicier hors de mon cabinet, et le renvoyai à Oviedo vendre du poivre et du girofle.

Ce qu’il venait de me dire ne laissa pas de s’offrir à mon esprit, et, me reprochant moi-même que j’étais un fils dénaturé, je m’attendris. Je rappelai les soins qu’on avait eus de mon enfance et de mon éducation ; je me représentai ce que je devais à mes parents ; et mes réflexions furent accompagnées de quelques transports de reconnaissance, qui pourtant n’aboutirent à rien. Mon ingratitude les étouffa bientôt, et leur fit succéder un profond oubli. Il y a bien des pères qui ont de pareils enfants.

L’avarice et l’ambition qui me possédaient changèrent entièrement mon humeur. Je perdis toute ma gaieté ; je devins distrait et rêveur, en un mot, un sot animal. Fabrice me voyant tout occupé du soin de sacrifier à la fortune, et fort détaché de lui, ne venait plus chez moi que rarement. Il ne put même s’empêcher de me dire un jour : En vérité, Gil Blas, je ne te reconnais plus. Avant que tu fusses à la cour, tu avais toujours l’esprit tranquille. À présent je te vois sans cesse agité. Tu formes projet sur projet pour t’enrichir, et plus tu amasses de bien, plus tu veux en amasser. Outre cela te le dirai-je ? tu n’as plus avec moi ces épanchements de cœur, ces manières libres qui font le charme des liaisons. Tout au contraire, tu t’enveloppes, et me caches le fond de ton âme. Je remarque même de la contrainte dans les honnêtetés que tu me fais. Enfin, Gil Blas n’est plus ce même Gil Blas que j’ai connu.

Tu plaisantes sans doute, lui répondis-je d’un air assez froid. Je n’aperçois en moi aucun changement. Ce n’est point à tes yeux, répliqua-t-il, qu’on doit s’en rapporter ; ils sont fascinés. Crois-moi, ta métamorphose n’est que trop véritable. En bonne foi, mon ami, parle : vivons-nous ensemble comme autrefois ? Quand j’allais le matin frapper à-ta porte, tu venais m’ouvrir toi-même encore tout endormi le plus souvent, et j’entrais dans ta chambre sans façon. Aujourd’hui, quelle différence ! Tu as des laquais. On me fait attendre dans ton antichambre, et il faut qu’on m’annonce avant que je puisse te parler. Après cela, comment me reçois-tu ? avec une politesse glacée, et en tranchant du seigneur. On dirait que mes visites commencent à te peser. Crois-tu qu’une pareille réception soit agréable à un homme qui t’a vu son camarade ? Non, Santillane, non ; elle ne me convient nullement. Adieu, séparons-nous à l’amiable. Défaisons-nous tous deux, toi d’un censeur de tes actions, et moi d’un nouveau riche qui se méconnaît.

Je me sentis plus aigri que touché de ses reproches, et je le laissai s’éloigner sans faire le moindre effort pour le retenir. Dans la situation où était mon esprit, l’amitié d’un poète ne me paraissait pas une chose assez précieuse pour devoir m’affliger de sa perte. Je trouvais de quoi m’en consoler dans le commerce de quelques petits officiers du roi, auxquels un rapport d’humeur me liait depuis peu étroitement. Ces nouvelles connaissances étaient des hommes dont la plupart venaient de je ne sais où, et que leur heureuse étoile avait fait parvenir à leur poste. Ils étaient déjà tous à leur aise ; et ces misérables, n’attribuant qu’à leur mérite les bienfaits dont la bonté du roi les avait comblés, s’oubliaient de même que moi. Nous nous imaginions être des personnes bien respectables. Ô fortune ! voilà comme tu dispenses tes faveurs le plus souvent. Le stoïcien Épictète n’a pas tort de te comparer à une fille de condition qui s’abandonne à des valets.



  1. À la lettre la poule aveugle. C’est le jeu de colin-maillard : d’autres disent le jeu de la main chaude.