Histoire de Gil Blas de Santillane/VIII/4

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Garnier (tome 2p. 114-116).
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Livre VIII


CHAPITRE IV

Gil Blas gagne la faveur du duc de Lerme, qui le rend dépositaire d’un secret important.


Quoique monseigneur ne fît, pour ainsi dire, que paraître et disparaître à mes yeux tous les jours, je ne laissai pas insensiblement de me rendre si agréable à Son Excellence, qu’elle me dit une après-dînée : Écoute, Gil Blas, j’aime le caractère de ton esprit, et j’ai de la bienveillance pour toi. Tu es un garçon zélé, fidèle, plein d’intelligence et de discrétion. Je ne crois pas mal placer ma confiance en la donnant à un pareil sujet. Je me jetai à ses genoux, lorsque j’eus entendu ces paroles ; et, après avoir baisé respectueusement une de ses mains qu’il me tendit pour me relever, je lui répondis : Est-il bien possible que Votre Excellence daigne m’honorer d’une si grande faveur ? Que vos bontés vont me faire d’ennemis secrets ! Mais il n’y a qu’un homme dont je redoute la haine : c’est don Rodrigue de Calderone.

Tu ne dois rien appréhender de ce côté-là, reprit le duc. Je connais Calderone. Il est attaché à moi depuis son enfance. Je puis dire que ses sentiments sont si conformes aux miens, qu’il chérit tout ce que j’aime, comme il hait tout ce qui me déplaît. Au lieu de craindre qu’il n’ait de l’aversion pour toi, tu dois au contraire compter sur son amitié. Je compris par là que le seigneur don Rodrigue était un fin matois ; qu’il s’était emparé de l’esprit de Son Excellence, et que je ne pouvais trop garder de mesures avec lui.

Pour commencer, poursuivit le duc, à te mettre en possession de ma confidence, je vais te découvrir un dessein que je médite. Il est nécessaire que tu en sois instruit, pour te bien acquitter des commissions dont je prétends te charger dans la suite. Il y a déjà longtemps que je vois mon autorité généralement respectée, mes décisions aveuglément suivies, et que je dispose à mon gré des charges, des emplois, des gouvernements, des vice-royautés et des bénéfices. Je règne si j’ose le dire, en Espagne. Je ne puis pousser ma fortune plus loin. Mais je voudrais la mettre à l’abri des tempêtes qui commencent à la menacer ; et pour cet effet, je souhaiterais d’avoir, pour successeur au ministère, le comte de Lemos, mon neveu.

Le ministre, en cet endroit de son discours, remarquant que j’étais extrêmement surpris de ce que j’entendais, me dit : Je vois bien, Santillane, je vois bien ce qui t’étonne. Il te semble fort étrange que je préfère mon neveu au duc d’Uzède, mon propre fils. Mais apprends que ce dernier a le génie trop borné pour occuper ma place, et que d’ailleurs je suis son ennemi. Il a trouvé le secret de plaire au roi, qui en veut faire son favori ; et c’est ce que je ne puis souffrir. La faveur d’un souverain ressemble à la possession d’une femme qu’on adore ; c’est un bonheur dont on est si jaloux, qu’on ne peut se résoudre à le partager avec un rival, quelque uni qu’on soit avec lui par le sang ou par l’amitié.

Je te montre ici, continua-t-il, le fond de mon cœur. J’ai déjà tenté de détruire le duc d’Uzède dans l’esprit du roi ; et, comme je n’ai pu en venir à bout, j’ai dressé une autre batterie. Je veux que le comte de Lemos, de son côté, s’insinue dans les bonnes grâces du prince d’Espagne. Étant gentilhomme de sa chambre, il a occasion de lui parler à toute heure ; et, outre qu’il a de l’esprit, je sais un moyen sûr de le faire réussir dans cette entreprise. Par ce stratagème j’opposerai mon neveu à mon fils. Je ferai naître entre ces cousins une division qui les obligera tous deux à rechercher mon appui ; et le besoin qu’ils auront de moi me les rendra soumis l’un et l’autre. Voilà quel est mon projet, ajouta-t-il ; ton entremise ne m’y sera pas inutile. C’est toi que j’enverrai secrètement au comte de Lemos, et qui me rapporteras de sa part tout ce qu’il aura à me faire savoir.

Après cette confidence, que je regardai comme de l’argent comptant, je n’eus plus d’inquiétude. Enfin, disais-je, me voici sous la gouttière. Une pluie d’or va tomber sur moi. Il est impossible que le confident d’un homme qui gouverne la monarchie d’Espagne ne soit pas bientôt comblé de richesses. Plein d’une si douce espérance, je voyais d’un œil indifférent ma pauvre bourse tirer à sa fin.