Histoire de Gil Blas de Santillane/X/2

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Garnier (tome 2p. 227-235).
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Livre X


CHAPITRE II

Gil Blas continue son voyage, et arrive heureusement à Oviedo. Dans quel état il retrouve ses parents. Mort de son père ; suites de cette mort.


De Valladolid, nous nous rendîmes en quatre jours à Oviedo, sans avoir fait en chemin aucune mauvaise rencontre, malgré le proverbe qui dit que les voleurs sentent de loin l’argent des voyageurs. Il y aurait eu pourtant un assez beau coup à faire pour eux, et deux habitants seulement d’un souterrain nous auraient sans peine enlevé nos doublons ; car je n’avais pas appris à la cour à devenir brave ; et Bertrand, mon Moco de mulas[1], ne paraissait pas d’humeur à se faire tuer pour défendre la bourse de son maître. Il n’y avait que Scipion qui fût un peu spadassin.

Il était nuit quand nous arrivâmes dans la ville. Nous allâmes loger dans une hôtellerie tout auprès de chez mon oncle le chanoine Gil Perez. J’étais bien aise de m’informer dans quel état se trouvaient mes parents, avant que de me présenter devant eux ; et, pour le savoir, je ne pouvais mieux m’adresser qu’à l’hôte ou qu’à l’hôtesse de ce cabaret, que je connaissais pour des gens qui ne pouvaient ignorer les affaires de leurs voisins. En effet, l’hôte m’ayant reconnu après m’avoir envisagé avec attention, s’écria : Par saint Antoine de Pade ! voici le fils du bon écuyer Blas de Santillane. Oui, vraiment, dit l’hôtesse, c’est lui-même ; je le reconnais bien ; il n’a presque point changé : c’est ce petit éveillé de Gil Blas, qui avait plus d’esprit qu’il n’était gros. Il me semble que je le vois encore, qui vient avec sa bouteille chercher ici du vin pour le souper de son oncle.

Madame, lui dis-je, vous avez une heureuse mémoire ; mais de grâce apprenez-moi des nouvelles de ma famille. Mes père et mère ne sont pas sans doute dans une agréable situation. Cela n’est que trop véritable, répondit l’hôtesse : dans quelque état fâcheux que vous puissiez vous les représenter, vous ne sauriez vous imaginer des personnes qui soient plus à plaindre. Le bonhomme Gil Perez est devenu paralytique de la moitié du corps, et n’ira pas loin, selon toutes les apparences ; votre père, qui demeure depuis peu chez ce chanoine, a une fluxion de poitrine, ou, pour mieux dire, il est dans ce moment entre la vie et la mort ; et votre mère, qui ne se porte pas trop bien, est obligée de servir de garde à l’un et à l’autre : telle est leur situation.

Sur ce rapport, qui me fit sentir que j’étais fils, je laissai Bertrand avec mon équipage à l’hôtellerie ; et, suivi de mon secrétaire, qui ne voulut point m’abandonner, je me rendis chez mon oncle. D’abord que je parus devant mère, une émotion que je lui causai lui annonça ma présence, avant que ses yeux eussent démêlé mes traits. Mon fils, me dit-elle tristement après m’avoir embrassé, venez voir mourir votre père ; vous venez assez à temps pour être frappé de ce cruel spectacle. En achevant ces paroles, elle me mena dans une chambre où le malheureux Blas de Santillane, couché dans un lit qui marquait bien la pauvreté d’un écuyer, touchait à son dernier moment. Quoique environné des ombres de la mort, il avait encore quelque connaissance. Mon cher ami, lui dit ma mère, voici Gil Blas votre fils, qui vous prie de lui pardonner les chagrins qu’il vous a causés, et qui vous demande votre bénédiction. À ce discours, mon père ouvrit des yeux qui commençaient à se fermer pour jamais ; il les attacha sur moi ; et remarquant, malgré l’accablement où il se trouvait, que j’étais touché de sa perte, il fut attendri de ma douleur. Il voulut parler, mais il n’en eut pas la force. Je pris une de ses mains, et, tandis que je la baignais de larmes, sans pouvoir prononcer un mot, il expira, comme s’il n’eût attendu que mon arrivée pour rendre le dernier soupir.

Ma mère était trop préparée à cette mort, pour s’en affliger sans modération ; j’en fus peut-être plus pénétré qu’elle, quoique mon père ne m’eût donné de sa vie la moindre marque d’amitié. Outre qu’il suffisait pour le pleurer que je fusse son fils, je me reprochais de ne l’avoir point secouru ; et, quand je pensais que j’avais eu cette dureté, je me regardais comme un monstre d’ingratitude, ou plutôt comme un parricide. Mon oncle, que je vis ensuite étendu sur un autre grabat et dans un état pitoyable, me fit éprouver de nouveaux remords. Toutes les obligations que je lui avais vinrent s’offrir à mon esprit. Fils dénaturé, me dis-je à moi-même, considère pour ton supplice la misère où sont tes parents. Si tu leur avais fait quelque part du superflu des biens que tu possédais avant ta prison, tu leur aurais procuré des commodités que le revenu de la prébende ne peut leur fournir, et tu aurais peut-être prolongé la vie de ton père.

L’infortuné Gril Perez était retombé en enfance. Il n’avait plus de mémoire, plus de jugement. Il ne me servit de rien de le presser entre mes bras, et de lui donner des témoignages de ma tendresse ; il n’y parut pas sensible. Ma mère avait beau lui dire que j’étais son neveu Gil Blas, il m’envisageait d’un air imbécile sans répondre rien. Quand le sang et la reconnaissance ne m’auraient pas obligé à plaindre un oncle à qui je devais tant, je n’aurais pu m’en défendre en le voyant dans une situation si digne de pitié.

Pendant ce temps-là, Scipion gardait un morne silence, partageait mes peines, et confondait par amitié ses soupirs avec les miens. Comme je jugeai que ma mère, après une si longue absence, voudrait m’entretenir, et que la présence d’un homme qu’elle ne connaissait pas pourrait la gêner, je le tirai à part, et lui dis : Va, mon enfant, va te reposer à l’hôtellerie, et me laisse ici avec ma mère : nous allons avoir ensemble un entretien qui durera longtemps ; la bonne dame, si tu restais avec nous, te croirait peut-être de trop dans une conversation qui ne roulera que sur des affaires de famille. Scipion se retira de peur de nous contraindre ; et j’eus effectivement avec ma mère un entretien qui dura toute la nuit. Nous nous rendîmes mutuellement un compte fidèle de ce qui nous était arrivé à l’un et à l’autre depuis ma sortie d’Oviedo. Elle me fit un ample détail des chagrins qu’elle avait essuyés dans des maisons où elle avait été duègne, et me dit là-dessus une infinité de choses que je n’aurais pas été bien aise que mon secrétaire eût entendues, quoique je n’eusse rien de caché pour lui. Avec tout le respect que je dois à la mémoire de ma mère, la dame était un peu prolixe dans ses récits ; elle m’aurait fait grâce des trois quarts de son histoire, si elle en eût supprimé les circonstances inutiles.

Elle finit enfin sa narration, et je commençai la mienne. Je passai légèrement sur toutes mes aventures ; mais lorsque je parlai de la visite que le fils de Bertrand Muscada, épicier d’Oviedo, m’était venu faire à Madrid, je m’étendis fort sur cet article. Je vous l’avouerai, dis-je à ma mère, je reçus très mal ce garçon, qui, pour s’en venger, vous aura fait sans doute un affreux portrait de moi. Il n’y a pas manqué, répondit-elle. Il vous trouva, nous dit-il, si fier de la faveur du premier ministre de la monarchie, qu’à peine daignâtes-vous le reconnaître ; et, quand il vous détailla nos misères, vous l’écoutâtes d’un air glacé. Comme les pères et les mères, ajouta-t-elle, cherchent toujours à excuser leurs enfants, nous ne pûmes croire que vous eussiez un si mauvais cœur. Votre arrivée à Oviedo justifie la bonne opinion que nous avions de vous, et la douleur dont je vous vois saisi achève de faire votre apologie.

Vous jugez de moi trop favorablement, lui répliquai-je ; il y a du vrai dans le rapport du jeune Muscada. Lorsqu’il vint me voir, je n’étais occupé que de ma fortune ; et l’ambition qui me dominait ne me permettait guère de penser à mes parents. Il ne faut donc pas s’étonner si dans cette disposition je fis un accueil peu gracieux à un homme qui, m’abordant d’un air grossier, me dit brutalement qu’ayant appris que j’étais plus riche qu’un juif, il venait me conseiller de vous envoyer de l’argent, attendu que vous en aviez grand besoin ; il me reprocha même, dans des termes peu mesurés, mon indifférence pour ma famille. Je fus choqué de sa franchise, et, perdant patience, je le poussai par les épaules hors de mon cabinet. Je conviens que j’eus tort dans cette rencontre ; j’aurais dû faire réflexion que ce n’était pas votre faute si l’épicier manquait de politesse, et que son conseil ne laissait pas d’être bon à suivre, quoiqu’il eût été donné malhonnêtement.

C’est ce que je me représentai un moment après que j’eus chassé Muscada. Malgré la colère qui me dominait, la voix du sang se fit entendre ; je me rappelai tous mes devoirs envers mes parents ; et, rougissant de honte de les remplir si mal, je sentis des remords dont je ne puis néanmoins me faire honneur auprès de vous, puisqu’ils furent bientôt étouffés par l’avarice et par l’ambition. Mais dans la suite ayant été enfermé par ordre du roi dans la tour de Ségovie, j’y tombai dangereusement malade ; et c’est cette heureuse maladie qui vous a rendu votre fils. Oui, c’est ma maladie et ma prison qui ont fait reprendre à la nature tous ses droits, et qui m’ont entièrement détaché de la cour. Je suis revenu de cette vie tumultueuse, je ne respire plus que la solitude, et je ne suis venu aux Asturies que pour vous prier de vouloir bien partager avec moi les douceurs d’une vie retirée. Si vous ne rejetez pas ma prière, je vous conduirai à une terre que j’ai dans le royaume de Valence, et nous vivrons là très commodément. Vous jugez bien que je me proposais d’y mener aussi mon père ; mais puisque le ciel en a ordonné autrement, que j’aie du moins la satisfaction de posséder chez moi ma mère, et de pouvoir réparer par toutes les attentions imaginables le temps que j’ai passé sans lui être utile.

Je vous sais très bon gré de vos louables intentions, me dit alors ma mère, et je m’en irais avec vous sans balancer, si je n’y trouvais des difficultés. Je n’abandonnerai pas votre oncle mon frère dans l’état où il est, et je suis trop accoutumée à ce pays-ci pour m’en éloigner ; cependant, comme la chose mérite d’être mûrement examinée, je veux y rêver à loisir. Ne nous occupons présentement que du soin des funérailles de votre père. Chargeons-en, lui dis-je, ce jeune homme que vous avez vu avec moi ; c’est mon secrétaire, il a de l’esprit et du zèle ; nous pouvons nous en reposer sur lui.

À peine eus-je prononcé ces paroles, que Scipion revint ; il était déjà jour. Il nous demanda si nous n’avions pas besoin de son ministère dans l’embarras où nous étions. Je répondis qu’il arrivait fort à propos pour recevoir un ordre important que j’avais à lui donner. Dès qu’il sut de quoi il s’agissait : Cela suffit, me dit-il ; j’ai déjà toute cette cérémonie arrangée dans ma tête ; vous pouvez vous en fier à moi. Prenez garde, lui dit, ma mère, de faire un enterrement qui ait un air pompeux ; il ne saurait être trop modeste pour mon époux, que toute la ville a connu pour un écuyer des plus malaisés. Madame, repartit Scipion, quand il aurait été encore plus pauvre, je n’en rabattrais pas deux maravédis. Je ne regarde là-dedans que mon maître : il a été favori du duc de Lerme ; son père doit être enterré noblement.

J’approuvai le dessein de mon secrétaire ; je lui recommandai même de ne point épargner l’argent. Un reste de vanité que je conservais encore se réveilla dans cette occasion. Je me flattai qu’en faisant de la dépense pour un père qui ne me laissait aucun héritage, je ferais admirer mes manières généreuses. De son côté, ma mère, quelque contenance de modestie qu’elle affectât, n’était point fâchée que son mari fût inhumé avec éclat. Nous donnâmes donc carte blanche à Scipion, qui, sans perdre de temps, alla prendre toutes les mesures nécessaires pour rendre les funérailles superbes.

Il n’y réussit que trop bien. Il fit des obsèques si magnifiques, qu’il révolta contre moi la ville et les faubourgs ; tous les habitants d’Oviedo, depuis le plus grand jusqu’au plus petit, furent choqués de mon ostentation, et firent là-dessus des gloses peu honorables pour moi. Ce ministre fait à la hâte, disait l’un, a de l’argent pour enterrer son père ; mais il n’en avait point pour le nourrir. Il aurait mieux valu, disait l’autre, qu’il eût fait plaisir à son père vivant, que de lui faire tant d’honneur après sa mort. Enfin, les coups de langue ne me furent point épargnés ; chacun lança son trait. Ils n’en demeurèrent pas là : ils nous insultèrent, Scipion, Bertrand et moi, quand nous sortîmes de l’église ; ils nous chargèrent d’injures, nous accablèrent de huées, et conduisirent Bertrand à l’hôtellerie à coups de pierres. Pour dissiper la canaille qui s’était attroupée devant la maison de mon oncle, il fallut que ma mère se montrât, et protestât publiquement qu’elle était fort contente de moi. Il y en eut d’autres qui coururent au cabaret où était ma chaise, dans le dessein de la briser ; ce qu’ils auraient fait indubitablement, si l’hôte et l’hôtesse n’eussent trouvé moyen d’apaiser ces esprits furieux, et de les détourner de leur résolution.

Tous ces affronts qu’on me faisait, et qui étaient autant d’effets des discours que le jeune épicier avait tenus de moi dans la ville, m’inspirèrent tant d’aversion pour mes compatriotes, que je me déterminai à quitter bientôt Oviedo, où, sans cela j’aurais fait peut-être un assez long séjour. Je le déclarai tout net à ma mère, qui, se sentant elle-même très mortifiée de l’accueil dont le peuple m’avait régalé, ne s’opposa point à un si prompt départ. Il ne fut plus question que de savoir de quelle sorte j’en userais avec elle. Ma mère, lui dis-je, puisque mon oncle a besoin de votre assistance, je ne vous presserai plus de m’accompagner ; mais comme il ne paraît pas éloigné de sa fin, promettez-moi de venir me rejoindre à ma terre aussitôt qu’il ne sera plus. J’attends de vous cette marque d’affection.

Je ne vous ferai point cette promesse, répondit ma mère ; car je ne la tiendrais pas : je veux passer le reste de mes jours dans les Asturies, et dans une parfaite indépendance. Ne serez-vous pas toujours, lui répliquai-je, maîtresse absolue dans mon château ? Je n’en sais rien, repartit-elle ; vous n’avez qu’à devenir amoureux de quelque petite fille ; vous l’épouserez : elle sera ma bru, je serai sa belle-mère ; nous ne pourrons vivre ensemble. Vous prévoyez les malheurs de trop loin. Je n’ai aucune envie de me marier ; mais quand la fantaisie m’en prendrait, je vous réponds que j’obligerais bien ma femme à se soumettre aveuglément à vos volontés. C’est me répondre témérairement, reprit ma mère ; et je demanderais caution de la caution. Je craindrais que votre complaisance pour votre épouse ne l’emportât sur la force du sang, et je ne voudrais pas jurer que dans nos brouilleries vous ne prissiez plutôt le parti de votre femme que le mien, quelque tort qu’elle pût avoir.

Vans parlez à merveille, Madame, s’écria mon secrétaire en se mêlant à la conversation ; je crois comme vous que les brus dociles sont bien rares. Cependant, pour vous accorder vous et mon maître, puisque vous voulez absolument demeurer, vous dans les Asturies, et lui dans le royaume de Valence, il faut qu’il vous fasse une pension de cent pistoles, que je vous apporterai ici tous les ans. Par ce moyen, la mère et le fils vivront tort satisfaits à deux cents lieues l’un de l’autre. Les deux parties intéressées approuvèrent la convention proposée ; après quoi, je payai la première année d’avance ; et je sortis d’Oviedo le lendemain avant le jour, de peur d’être traité par la populace comme un saint Étienne[2]. Telle fut la réception que l’on me fit dans ma patrie. Belle leçon pour les hommes du commun, lesquels, après s’être enrichis hors de leur pays, y veulent retourner pour y faire les gens d’importance ! Plus ils y feront briller de richesses, plus ils seront hais de leurs compatriotes.



  1. Muletier.
  2. Saint Étienne, lapidé par les Juifs, pria Dieu, en mourant, pour ses persécuteurs.