Histoire de Gil Blas de Santillane/XI/3

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Garnier (tome 2p. 337-339).
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Livre XI


CHAPITRE III

De ce qui empêcha Gil Blas d’exécuter la résolution où il était d’abandonner la cour, et du service important que Joseph Navarro lui rendit.


En m’en retournant à mon hôtel garni, je rencontrai Joseph Navarro, chef d’office de don Baltazar de Zuniga, et mon ancien ami. Je doutai quelques moments si je ne ferais pas semblant de ne le pas voir, ou si je l’aborderais pour lui demander pardon d’avoir si mal agi avec lui. Je m’arrêtai à ce dernier parti. Je saluai Navarro, et l’abordant fort poliment : Me reconnaissez-vous ? lui dis-je ; et serez-vous encore assez bon pour vouloir parler à un misérable qui a payé d’ingratitude l’amitié que vous aviez pour lui ? Vous avouez donc, me répondit-il, que vous n’en avez pas trop bien usé avec moi ! Oui, lui repartis-je, et vous êtes en droit de m’accabler de reproches ; je le mérite, si toutefois je n’ai pas expié mon crime par les remords qui l’ont suivi. Puisque vous vous êtes repenti de votre faute, reprit Navarro en m’embrassant, je ne dois plus m’en ressouvenir. De mon côté, je pressai Joseph entre mes bras ; et tous deux nous reprîmes l’un pour l’autre nos premiers sentiments.

Il avait appris mon emprisonnement et la déroute de mes affaires ; mais il ignorait tout le reste. Je l’en informai ; je lui racontai jusqu’à la conversation que j’avais eue avec le roi, et je ne lui cachai pas la mauvaise réception que le ministre venait de me faire, non plus que le dessein où j’étais de me retirer dans ma solitude. Gardez-vous bien de vous en aller, me dit-il ; puisque le monarque a témoigné de l’amitié pour vous, il faut bien que cela vous serve à quelque chose. Entre nous, le comte d’Olivarès a l’esprit un peu fantasque et singulier ; c’est un seigneur plein de caprices : quelquefois, comme dans cette occasion, il agit d’une manière qui révolte ; et lui seul a la clef de ses actions hétéroclites. Au reste, quelques raisons qu’il ait de vous avoir mal reçu, tenez ici pied à boule ; il n’empêchera pas que vous ne profitiez des bontés du prince, c’est de quoi je puis vous assurer. J’en dirai deux mots ce soir au seigneur don Baltazar de Zuniga mon maître, qui est oncle du comte d’Olivarès, et qui partage avec lui les soins du gouvernement. Navarro, m’ayant ainsi parlé, me demanda où je demeurais, et là-dessus nous nous séparâmes.

Je ne fus pas longtemps sans le revoir ; il vint le jour suivant me retrouver. Seigneur de Santillane, me dit-il, vous avez un protecteur ; mon maître veut vous prêter son appui : sur le bien que je lui ai dit de votre seigneurie, il m’a promis de parler pour vous au comte d’Olivarès, son neveu ; je ne doute pas qu’il ne le prévienne en votre faveur, et j’ose vous dire que vous pouvez compter sur cela. Mon ami Navarro, ne voulant pas me servir à demi, me présenta deux jours après à don Baltazar, qui me dit d’un air gracieux : Seigneur de Santillane, votre ami Joseph m’a fait votre éloge dans des termes qui m’ont mis dans vos intérêts. Je fis une profonde révérence au seigneur de Zuniga, et lui répondis que je sentirais vivement toute ma vie l’obligation que j’avais à Navarro de m’avoir procuré la protection d’un ministre qu’on appelait, à juste titre, le Flambeau du conseil. Don Baltazar, à cette réponse flatteuse, me frappa sur l’épaule en riant, et reprit de cette sorte : Vous pouvez dès demain retourner chez le comte d’Olivarès ; vous serez plus content de lui.

Je reparus donc pour la troisième fois devant le premier ministre, qui, m’ayant démêlé dans la foule, jeta sur moi un regard accompagné d’un souris dont je tirai bon augure. Cela va bien, dis-je en moi-même, l’oncle a fait entendre raison au neveu. Je ne m’attendis plus qu’à un accueil favorable, et mon attente fut remplie. Le comte, après avoir donné audience à tout le monde, me fit passer dans son cabinet, où il me dit d’un air familier : Ami Santillane, pardonne-moi l’embarras où je t’ai mis pour me divertir ; je me suis fait un plaisir de t’inquiéter pour éprouver ta prudence, et voir ce que tu ferais dans ta mauvaise humeur. Je ne doute pas que tu te sois imaginé que tu me déplaisais ; mais au contraire, mon enfant, je t’avouerai que ta personne me revient on ne peut pas davantage. Oui, Santillane, tu me plais ; quand le roi mon maître ne m’aurait pas ordonné de prendre soin de ta fortune, je le ferais par ma propre inclination. D’ailleurs, don Baltazar de Zuniga, mon oncle, à qui je ne puis rien refuser, m’a prié de te regarder comme un homme pour lequel il s’intéresse ; il n’en faut pas davantage pour me déterminer à t’attacher à moi.

Ce début fit une si vive impression sur mes sens, qu’ils en furent troublés. Je me prosternai aux pieds du ministre, qui, m’ayant dit de me relever, poursuivit de cette manière : Reviens ici cette après-dînée, et demande mon intendant ; il t’apprendra les ordres dont je l’aurai chargé. À ces mots, Son Excellence sortit de son cabinet pour aller entendre la messe ; ce qu’elle avait coutume de faire tous les jours après avoir donné audience ; ensuite elle se rendait au lever du roi.