Histoire de Gil Blas de Santillane/XII/3

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Garnier (tome 2p. 395-400).
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Livre XII


CHAPITRE III

Lucréce fait grand bruit à la cour et joue devant le roi qui en devient amoureux. Suites de cet amour.


Le début des deux actrices nouvelles fit bientôt du bruit à la cour ; dès le lendemain il en fut parlé au lever du roi. Quelques seigneurs vantèrent surtout la jeune Lucrèce : ils en firent un si beau portrait, que le monarque en fut frappé ; mais, dissimulant l’impression que leurs discours faisaient sur lui, il gardait le silence, et semblait n’y prêter aucune attention.

Cependant, d’abord qu’il se trouva seul avec le comte-duc, il lui demanda ce que c’était que certaine actrice qu’on louait tant. Le ministre lui répondit que c’était une jeune comédienne de Tolède, qui avait débuté le soir précédent avec beaucoup de succès. Cette actrice, ajouta-t-il, se nomme Lucrèce, nom fort convenable aux personnes de sa profession : elle est de la connaissance de Santillane, qui m’a dit d’elle tant de bien, que j’ai jugé à propos de la recevoir dans la troupe de Votre Majesté. Le roi sourit en entendant prononcer mon nom ; peut-être qu’il se ressouvint dans ce moment que c’était moi qui lui avais fait connaître Catalina et qu’il eut un pressentiment que je lui rendrais le même service dans cette occasion. Comte, dit-il au ministre, je veux voir jouer dès demain cette Lucrèce ; je vous charge du soin de le lui faire savoir.

Le comte-duc, m’ayant rapporté cet entretien et appris l’intention du roi, m’envoya chez nos deux comédiennes pour les en avertir. Je m’y rendis en diligence. Je viens, dis-je à Laure que je rencontrai la première, vous annoncer une grande nouvelle : vous aurez demain parmi vos spectateurs le souverain de la monarchie ; c’est de quoi le ministre m’a ordonné de vous informer. Je ne doute pas que vous ne fassiez tous vos efforts, votre fille et vous, pour répondre à l’honneur que ce monarque veut vous faire ; mais je vous conseille de choisir une pièce où il y ait de la danse et de la musique, pour lui faire admirer tous les talents que Lucrèce possède. Nous suivrons votre conseil, me répondit Laure ; nous n’aurons garde d’y manquer, et il ne tiendra pas à nous que le Prince ne soit satisfait. Il ne saurait manquer de l’être, lui dis-je en voyant arriver Lucrèce dans un déshabillé qui lui prêtait plus de charmes que ses habits de théâtre les plus superbes : il sera d’autant plus content de votre aimable nièce, qu’il aime plus que toute autre chose la danse et le chant ; il pourrait bien même être tenté de lui jeter le mouchoir. Je ne souhaite point du tout, reprit Laure, qu’il ait cette tentation ; tout puissant monarque qu’il est, il pourrait trouver des obstacles à l’accomplissement de ses désirs. Lucrèce, quoique élevée dans les coulisses d’un théâtre, a de la vertu ; et, quelque plaisir qu’elle prenne à se voir applaudir sur la scène, elle aime encore mieux passer pour honnête fille que pour bonne actrice.

Ma tante, dit alors la petite Marialva en se mêlant à la conversation, pourquoi se faire des monstres pour les combattre ? Je ne serai jamais à la peine de repousser les soupirs du roi ; la délicatesse de son goût le sauvera des reproches qu’il mériterait, s’il abaissait jusqu’à moi ses regards. Mais, charmante Lucrèce, lui dis-je, s’il arrivait que ce prince voulût s’attacher à vous et vous choisir pour sa maîtresse, seriez-vous assez cruelle pour le laisser languir dans vos fers comme un amant ordinaire ? Pourquoi non ? répondit-elle. Oui, sans doute ; et, vertu à part, je sens que ma vanité serait plus flattée d’avoir résisté à sa passion, que si je m’y étais rendue. Je ne fus pas peu étonné d’entendre parler de cette sorte une élève de Laure ; et je quittai ces dames, en louant la dernière d’avoir donné à l’autre une si belle éducation.

Le jour suivant, le roi, impatient de voir Lucrèce, se rendit à la Comédie. On joua une pièce entremêlée de chants et de danses, et dans laquelle notre jeune actrice brilla beaucoup. Depuis le commencement jusqu’à la fin, j’eus les yeux attachés sur le monarque, et je m’appliquai à démêler dans les siens ce qu’il pensait ; mais il mit en défaut ma pénétration par un air de gravité qu’il affecta de conserver toujours. Je ne sus que le lendemain ce que j’étais en peine de savoir. Santillane, me dit le ministre, je viens de quitter le roi, qui m’a parlé de Lucrèce avec tant de vivacité, que je ne doute pas qu’il ne soit épris de cette jeune comédienne ; et, comme je lui ai dit que c’est toi qui l’as fait venir de Tolède, il m’a témoigné qu’il serait bien aise de t’entretenir là-dessus en particulier : va de ce pas te présenter à la porte de sa chambre, où l’ordre de te faire entrer est déjà donné ; cours, et reviens promptement me rendre compte de cette conversation.

Je volai d’abord chez le roi, que je trouvai seul. Il se promenait à grands pas en m’attendant, et paraissait avoir la tête embarrassée. Il me fit plusieurs questions sur Lucrèce, dont il m’obligea de lui conter l’histoire ; ensuite il me demanda si la petite personne n’avait pas déjà eu quelque galanterie. J’assurai hardiment que non, malgré la témérité de ces sortes d’assurances ; ce qui me parut faire au Prince un fort grand plaisir. Cela étant, reprit-il, je te choisis pour mon agent auprès de Lucrèce ; je veux que ce soit de ta bouche qu’elle apprenne sa victoire. Va la lui annoncer de ma part, ajouta-t-il en me mettant entre les mains un écrin où il y avait pour plus de cinquante mille écus de pierreries, et dis-lui que je la prie d’accepter ce présent, en attendant de plus solides marques de ma passion.

Avant de m’acquitter de cette commission, j’allai rejoindre le comte-duc, à qui je fis un fidèle rapport de ce que le roi m’avait dit. Je m’imaginais que ce ministre en serait plus affligé que réjoui ; car je croyais qu’il avait des vues amoureuses sur Lucrèce, et qu’il apprendrait avec chagrin que son maître était devenu son rival ; mais je me trompais. Bien loin d’en paraître mortifié, il en eut une si grande joie, que, ne pouvant la contenir, il laissa échapper quelques paroles qui ne tombèrent point à terre. Oh ! parbleu, Philippe, s’écria-t-il, je vous tiens ; c’est pour le coup que les affaires vont vous faire peur ! Cette apostrophe me découvrit toute la manœuvre du comte-duc : je vis par là que ce seigneur, craignant que le prince ne voulût s’occuper de choses sérieuses, cherchait à l’amuser par les plaisirs les plus convenables a son humeur. Santillane, me dit-il ensuite, ne perds pas de temps ; hâte-toi, mon ami, d’aller exécuter l’ordre important qu’on t’a donné, et dont il y a bien des seigneurs à la cour qui se feraient gloire d’être chargés. Songe, poursuivit-il, que tu n’as point ici de comte de Lemos qui t’enlève la meilleure partie de l’honneur du service rendu ; tu l’auras tout entier, et de plus tout le profit.

C’est ainsi que Son Excellence me dora la pilule, que j’avalai tout doucement, non sans en sentir l’amertume ; car depuis ma prison je m’étais accoutumé à regarder les choses dans un point de vue moral, et je ne trouvais pas l’emploi de Mercure en chef aussi honorable qu’on me le disait. Cependant, si je n’étais point assez vicieux pour m’en acquitter sans remords, je n’avais pas non plus assez de vertu pour refuser de le remplir. J’obéis donc d’autant plus volontiers au roi que je voyais en même temps que mon obéissance serait agréable au ministre, à qui je ne songeais qu’à plaire.

Je jugeai à propos de m’adresser d’abord à Laure, et de l’entretenir en particulier. Je lui exposai ma mission en termes mesurés, et sur la fin de mon discours je lui présentai l’écrin en forme de péroraison. À la vue des pierreries, la dame, ne pouvant cacher sa joie, la fit éclater en liberté. Seigneur Gil Blas, s’écria-t-elle, ce n’est pas devant le meilleur et le plus ancien de mes amis que je dois me contraindre ; j’aurais tort de me parer d’une fausse sévérité de mœurs, et de faire des grimaces avec vous. Oui, n’en doutez pas, continua-t-elle, je suis ravie que m’a fille ait fait une conquête si précieuse ; j’en conçois tous les avantages. Mais, entre nous, je crains que Lucrèce ne les regarde d’un autre œil que moi : quoique fille de théâtre, je vous l’ai dit, elle a la sagesse si fort en recommandation, qu’elle a déjà rejeté les vœux de deux jeunes seigneurs aimables et riches. Vous me direz, poursuivit-elle, que ces deux seigneurs ne sont pas des rois : j’en conviens, et vraisemblablement l’amour d’un amant couronné doit étourdir la vertu de Lucrèce ; néanmoins je ne puis m’empêcher de vous dire que la chose est incertaine, et je vous déclare que je ne contraindrai pas ma fille. Si, bien loin de se croire honorée de la tendresse passagère du roi, elle envisage cet honneur comme une infamie, que ce grand prince ne lui sache pas mauvais gré de s’y dérober. Revenez demain, ajouta-t-elle, je vous dirai s’il faut lui rendre une réponse favorable ou ses pierreries.

Je ne doutais point du tout que Laure n’exhortât plutôt Lucrèce à s’écarter de son devoir qu’à s’y maintenir, et je comptais fort sur cette exhortation. Néanmoins j’appris avec surprise le jour suivant que Laure avait eu autant de peine à porter sa fille au mal, que les autres mères en ont à porter les leurs au bien ; et ce qu’il y a de plus étonnant encore, c’est que Lucrèce, après avoir eu quelques entretiens secrets avec le monarque, eut tant de regrets de s’être livrée à ses désirs, qu’elle quitta tout à coup le monde, et s’enferma dans le monastère de l’Incarnation, où bientôt elle tomba malade et mourut de chagrin. Laure, de son côté, ne pouvant se consoler de la perte de sa fille, et d’avoir sa mort à se reprocher, se retira dans le couvent des Filles Pénitentes, pour y pleurer les plaisirs de ses beaux jours. Le roi fut touché de la retraite inopinée de Lucrèce ; mais ce jeune prince, n’étant pas d’humeur à s’affliger longtemps, s’en consola peu à peu. Pour le comte-duc, quoiqu’il ne parût guère sensible à cet incident, il ne laissa pas d’en être très mortifié ; ce que le lecteur n’aura pas de peine à croire.