Histoire de Jacques Bonhomme/Histoire/Avenement

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Armand Le Chevalier (p. 53-66).


AVÈNEMENT — LE 10 AOUT — LES HÉROS


Les rois s’alarment, tremblent que l’incendie ne gagne leurs États. L’Angleterre, l’Autriche et la Prusse, unies dans une alliance monstrueuse, la Russie menaçante, les émigrés attisant ces fureurs, recevant le mot d’ordre de Louis XVI et de l’Autrichienne, tels sont les dangers extérieurs suspendus sur la Révolution. « Il faut attaquer, » dit une voix, et l’Autriche, osant demander que la monarchie soit rétablie sur le pied d’avant 89, avec sa noblesse et son clergé privilégiés, la nouvelle Assemblée législative force le roi à déclarer la guerre à son seul espoir au monde, à son beau-frère l’empereur d’Autriche François II.

Ce fut en avril 1792.

« Votons la guerre aux rois et la paix aux nations, » dit Merlin (de Thionville). Le roi fait secrètement prévenir l’Autriche et la Prusse, trace lui-même leur plan de campagne. « Dites-le bien haut, c’est aux Jacobins, non à la nation, que vous faites la guerre. » Aux vieilles troupes allemandes Louis XVI oppose pour la forme quelques volontaires de la garde nationale, novices, mal équipés, sans fusils, sans vivres. Dès la première rencontre la panique les disperse, et le Prussien Brunswick dit à ses officiers : « Tout ceci ne sera qu’une promenade militaire. »

L’Assemblée s’indigne, elle décrète le campement près Paris de vingt mille volontaires. Les prêtres, réfractaires à la Constitution, poussaient à la révolte les campagnes ignorantes, l’Assemblée décrète qu’ils encourront la déportation. Le roi, qui tend l’oreille aux trompettes de Brunswick, refuse sa sanction aux décrets. Pour le coup c’est Jacques qui gronde ; il comprend où se trouve le véritable ennemi, et, le 20 juin 1792, il force les Tuileries, entoure le roi, le presse d’une voix menaçante de retirer le veto, met sur sa tête le bonnet rouge, symbole de l’égalité. Que Jacques serre ses fortes mains, et Louis XVI est écrasé. — Le maire de Paris intervient et persuade au peuple d’évacuer le palais.

Il se retire, mais décidé à se sauver lui-même. La coalition étreint la France par toutes ses frontières, la patriotique Alsace demande vainement des armes, l’armée ne reçoit plus de munitions, les lois de l’Assemblée ne parviennent plus aux départements, la Bretagne, la Vendée, le Poitou, soulevées par les nobles et le clergé, méditent leur trahison ; l’Assemblée déclare que la patrie est en danger. Tu as donc maintenant une patrie, Jacques ! À ce cri jeté par la Commune de Paris, le dimanche 22 juillet 92, six cent mille Jacques Bonhomme accourent. On dresse en plein air des bureaux d’enrôlement embellis de fleurs et de feuillages, vrais arcs de triomphe, où viennent inscrire leur nom en chantant le nouveau chant de délivrance, la Marseillaise, les fameux volontaires de 92. Six jours après, au milieu de cet enthousiasme, éclate comme une bombe, l’insulte de Brunswick. Il faut, dit son manifeste, « rendre au roi la royauté, aux prêtres les églises, les biens nationaux aux premiers propriétaires. Tout Français est coupable ; toute ville ou village qui résistera sera démoli, brûlé. Paris sera livré à une exécution militaire et a une subversion totale. »

Aux folles insolences des émigrés Jacques Bonhomme répond : « Nous sommes en ce moment un million de factieux. » Et le 10 août, aidé de la petite bourgeoisie, il se rue à corps perdu, noir déluge, contre Veto, le complice de Brunswick. Cette fois, il faut en finir. Une lutte effroyable s’engage aux Tuileries entre nous et les Suisses défenseurs du château. Louis XVI, épouvanté, se réfugie dans l’Assemblée avec sa famille.

Mais il n’y a plus maintenant ni roi ni Législative. Le peuple aux Tuileries a détrôné tous les souverains. Louis Capet, subissant le sort des traîtres, est mis en réserve pour le châtiment. La Législative, qui n’a su ni prévenir, ni juger ses trahisons, cède forcément la place à la Commune de Paris.

L’ardeur du combat, la soif de venger tant de morts, la trahison de Longwy, la reddition de Verdun (son héroïque commandant Beaurepaire s’est fait sauter la cervelle de désespoir), le murmure lointain de l’invasion, tant de douleurs et tant de haines bouleversent les plus fermes esprits. Tant d’hommes qui allaient mourir à la frontière s’affolèrent à la pensée de laisser leurs foyers sans défense contre les royalistes. Des arrestations nombreuses eurent lieu suivies d’exécutions sommaires. Mois terrible ! mois béni ! En ce moment même la France tout entière ouvrait son cœur, déchirait ses entrailles, les mères donnant leurs fils, les paysans croyant que c’était trop peu d’offrir leur sang, apportant leurs économies de misère. — Septembre 92, malgré tes fureurs, va, tu es le mois sacré, tu es le mois de Valmy !


Le 14 juillet fut ton réveil, ô Jacques ! mais le glorieux 10 août, c’est ta prise de possession du pouvoir, l’holocauste de nos volontaires, voilà le don joyeux de notre avénement. Inexpérimenté des champs de bataille, sous l’affreuse canonnade de Valmy, nous n’avons qu’une tactique : — Mourir en serrant les rangs. — C’est la bonne. Quand les grognards de la coalition nous virent, manants levés de la veille, sans pain, sans souliers, immobiles sous la mitraille, couvrant le sifflement des boulets du mugissement de la Marseillaise, effarés, ils reculèrent comme devant un monstre inconnu. « Aujourd’hui, dit un des leurs, commence une époque nouvelle de l’humanité. » Et, en effet, ces jeunes héros, c’étaient les nouveau-nés de la République !

Car deux jours après, le 22 septembre 92, l’assemblée nouvelle, la Convention, abolissait la royauté. « Le peuple étant souverain, a dit un de nos députés, il faut le débarrasser de son rival, le faux souverain, le roi. » Danton se lève : « Que les lois soient terribles contre ceux qui les violeraient. » La souveraineté du peuple, la souveraineté de la loi, telles sont les deux bases sur lesquelles on asseoit la République. Tous les corps administratifs, municipaux, judiciaires, sont renouvelés. C’est du 22 septembre que nous datons l’ère nouvelle, l’an 1er de la liberté.

Que tenter contre un peuple égal dans la décision et dans la force ? Les Prussiens tournent bride et repassent la frontière, nos baïonnettes aux reins ; l’Italie ouvre ses portes ; Mayence couvre de fleurs nos soldats. En novembre, la victoire de Jemmapes fait éclore sur les tours de Bruxelles et d’Anvers le drapeau tricolore.

Mais l’artisan de la coalition, celui qui par ses appels secrets l’avait encouragée, guidée, l’organisateur des défaites de nos armées (car on n’en put douter quand on trouva dans une armoire de fer cachée aux Tuileries la preuve de ses intelligences avec l’étranger), que faisait-il à la prison du Temple, son refuge depuis le 10 août ? « Si Louis XVI est innocent, dit un Conventionnel, vous êtes tous des rebelles ; s’il est coupable, il doit périr. » Et cette pensée devint si forte que les deux partis de la Convention, les Montagnards et les Girondins, firent trève pour instruire le procès du roi.

Il parut à la barre de la Convention. Les débats furent longs et solennels. « Jamais, dit Louis XVI, il n’avait donné l’ordre de répandre le sang ! » Et le sang du 10 août ! Et cette lettre écrite à Bouille à propos de Nancy et dans laquelle il disait « qu’il avait, de cette affaire une extrême satisfaction, » l’engageant « à continuer ! » Il eut la faiblesse de disputer sa vie, de mentira sa signature, comme il avait menti à la Constitution. Le 21 janvier 93, la Convention l’envoya a la mort, voulant punir la trahison et mettre la France dans la nécessité de vaincre.

Ce coup de hache entre dans tous les trônes. Le lendemain il pleut des déclarations de guerre. La Vendée se soulève dans une haine implacable, et ces pauvres insensés, ignorant qu’ils sont eux-mêmes la nation : « Ah ! il n’y a plus de roi, disent-ils furieux, eh bien, nous nous battrons contre la nation. » Lyon s’agite ; les départements rebelles menacent Paris ; nos armées, livrées à l’ambition de Dumouriez, se retirent précipitamment devant les Autrichiens. Le drapeau noir flotte à l’Hôtel-de-Ville. Plus de patrie, si la Révolution ne concentre pas ses forces. Les Girondins s’épuisent en discours sur la liberté, sur les institutions futures. « Sauvons le présent, » crie la Montagne, exister d’abord, on s’organisera ensuite. Au bruit des revers, une lutte s’engage entre les deux partis. Le général girondin Dumouriez, levant le masque, parle de marcher sur la Convention. La Commune qui dirige Paris, les Jacobins qui tiennent la France, prêtent main-forte à la Montagne, lui donnent la dictature pour le salut public en envoyant le 31 mai et le 2 juin 93 le peuple à l’Assemblée ; les Girondins sont vaincus.

Plus de tiraillements dès lors. Plus d’hésitations. En avant ! Au mois d’avril, la Convention avait créé un Comité de salut public chargé de prendre dans les cas urgents les mesures nécessaires. Ce Comité fut refait sous l’influence jacobine. Foyer de la Révolution, de là partira le mot d’ordre pour l’intérieur, la foudre contre l’étranger.

Aux puissances qui menacent de nous rayer du sol, la France répond en décrétant sa vie. Les secours publics sont une dette sacrée ; la société doit la subsistance aux citoyens malheureux, proclame la Constitution.

En même temps que l’étranger, la trahison au dedans creuse ses parallèles. Un journaliste, un représentant, toujours sur la brèche où combat le peuple, sentinelle avancée, féroce de vigilance, sincère et sagace dans ses jugements, vrai démon de patriotisme, Marat, est assassiné par la main d’une jeune fille fanatique. Les funestes doctrines de la Gironde lui survivent et soulèvent 70 départements. Les royalistes ont surpris Lyon, scié la tête de Châlier. Lyon, souviens-toi de ce martyr : nul cœur ne fut embrasé, dévoré d’un si monstreux amour pour le peuple ! Les Vendéens, abrités derrière leurs fossés, massacrent les soldats de la République ; la coalition déborde ; un jour la France a perdu toute la frontière du Nord ; l’incendie dévore nos ports militaires ; le Rhin, est découvert ; l’ennemi, aux portes de l’Alsace, marque ses étapes pour Paris. Pour faire face à tant de dangers il faut un gouvernement tout-puissant, un et multiple. Les pouvoirs extraordinaires du Comité de salut public naquirent de la nécessité.

Quels que soient les dangers, à tous nous ferons face.

Aux ennemis du dedans, aux émigrés rentrés, aux conspirateurs empruntant les formes les plus diverses, la calomnie, le mensonge, la corruption, les violences exagérées, nous opposons le Tribunal révolutionnaire, créé avant la crise, mais dont les pouvoirs sont accrus. Contre ceux du dehors, nous portons le décret suivant :

« Tous les Français sont en réquisition permanente. … Les jeunes gens iront se battre, c’est leur devoir de vaincre ; les hommes mariés forgeront des armes et transporteront des subsistances ; les femmes feront des tentes, des habits et serviront les hôpitaux ; les enfants feront la charpie ; les vieillards sur les places animeront les guerriers, prêcheront la haine des rois et l’unité de la République. » Pas un Jacques Bonhommes ne manqua à l’appel, et on lut sur ses bannières : « Le peuple français debout contre les tyrans. »

Et nous allâmes, ayant mis à l’ordre du jour la victoire ou la mort ; et nous vainquîmes, et dans notre sainte fureur de liberté, dans la rage de notre défense, que de fois il nous arriva d’appliquer aux traînards la peine des traîtres. Nous eûmes de la sentinelle avancée et l’héroïsme et les paniques voyant un ennemi dans le moindre obstacle qui gênait notre marche ou notre vue. Les os crient, le sang coule, je le sais, mais enfin je le répète : Nous avons vaincu !

Que n’as tu, Jacques, le temps d’entendre raconter en détail toutes ces grandes choses, et les prodiges des héros de la frontière, et le génie des héros qui défendaient le foyer. — Cette histoire, qu’ils remplirent en quelques mois à peine, bien des heures brûlantes s’écouleraient à la lire, mais des années entières n’en éteindraient pas le souvenir. Tantôt ensevelis, combattants obscurs, sous les sombres bocages de la Vendée, tantôt au grand soleil du Rhin ou de la Méditerranée, prenant à témoin cette patrie qu’ils faisaient libre, ces Jacques tombaient joyeux, ayant pris pour eux la plus douce part de la lutte. Leur mort était bénie, leur souvenir glorifié et tranquille. — Mais à ceux qui sauvaient le gain de ces victoires, dénonçant les traîtres, traquant les complots plus dangereux que les coalitions, épuisant leurs veilles, leur science, combattant d’une main, édifiant de l’autre, payant leurs erreurs de leur vie, l’ingrate mémoire des hommes n’a pas encore donné le repos, et la réaction hideuse désigne leur tombe à tes fureurs.

Ah ! ne les maudis pas, Jacques Bonhomme, ceux-là qui ont si profondément enfoncé le soc qu’il n’est pas un pouce de terre française qui n’ait été renouvelé. Descends bien au fond de toi-même avant d’accuser leur erreur. Ils pouvaient, sache-le bien, fonder un gouvernement de bourgeois aristocrates, et s’ensevelir ensuite dans la domination et les richesses, mais ils ont préféré aller chercher et ramener à la lumière ces couches humaines ensevelies depuis des siècles dans les sombres entrailles du pays, dire au plus humble Jacques qu’il avait une âme, un droit, qu’il était son maître, que, réuni à ses frères, il était le maître, placer le sceptre dans sa main et l’appeler de ce nom si étrangement sublime : Notre Seigneur le peuple. Souviens-toi que ce peuple dont ils voulurent faire un souverain était faible, nu, ignorant, qu’il fallut l’asseoir violemment sur le trône ; souviens-toi qu’ils luttèrent, combattirent, moururent pour toi sans s’inquiéter des calomnies et des mensonges, de savoir si par toi leur mémoire serait acclamée ou maudite, mais certains, suivant une parole héroïque, que tu « moissonnerais sur leurs tombeaux ; » souviens-toi que sans leur énergie fiévreuse qui préservait ton foyer, toutes tes victoires de la frontière auraient été inutiles ; souviens-toi que tel fut leur respect de la souveraineté populaire qu’au jour de sa chute, au moment où les réactions triomphantes l’envoyaient à l’échafaud, Robespierre, appuyé sur la Commune, refusa de se sauver par un appel aux armes contre cette Convention qui le proscrivait ; souviens-toi que leur chute a été le signal de ta chute et que ton oppression a recommencé à leur mort ; que ton cœur, Jacques Bonhomme, se souvienne aussi de leur devise née de leur cœur, réalisée par leur génie : « Guerre aux châteaux ! paix aux chaumières ! »

Depuis eux, tu n’as rien conquis, m’entends-tu, et tu as perdu beaucoup de choses. Tu vas le voir bientôt. Ton règne a passé comme la foudre, et comme elle tu es retombé dans la nuit.