Histoire de Jacques Bonhomme/Histoire/Lettre

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Armand Le Chevalier (p. 13-18).


LETTRE DE JACQUES BONHOMME


Je suis paysan comme tous les miens ; chacun travaille dans la famille dès qu’il a cinq doigts vaillants, et malgré nos efforts nous n’avons en tout bien qu’un seul arpent de terre. Tout le jour on pioche chez les autres, et, le soir, au clair de la lune, nous levons les bras pour notre compte. On arrive ainsi à s’habiller et à manger de la viande huit ou dix fois au moins par an.

Il y a quelque temps, le garde champêtre me porta un billet pour aller tirer au sort. J’amène le numéro 5 ; mon voisin, le fils du notaire, avait tiré le 3. Et il riait ! Je m’en moque, disait-il, j’achèterai un homme. C’est que 2,000 francs pour lui ça n’est rien. Moi je n’ai jamais vu, même en rêve, un aussi gros magot.

Chacun pleurait à la maison quand un monsieur est venu, a compté les portes et les fenêtres, disant qu’il fallait payer tant par ouverture si nous voulions entrer et respirer chez nous. J’ai regardé le vieux. — Cela se fait, m’at-il dit. J’ai toujours payé. — Et pourquoi ? — Je n’en sais rien.

Un autre, le lendemain, a demandé tant pour notre arpent. Le vieux m’a encore dit comme devant : — Cela se fait, — et il ne savait pas non plus pourquoi.

Enfin, il y a huit jours, des messieurs réunis au chef-lieu, en conseil général, ont décidé que nous irions à trois kilomètres d’ici réparer un chemin sur lequel nous ne passons jamais, que nous y resterions quatre jours si nous ne préférions donner chacun 5 francs. Ils appellent cela la prestation.

Moi, furieux, je me demandais de quel droit on nous prend ainsi notre travail et notre vie. Le vieux, inquiet de me voir triste, disait « Reste tranquille, c’est pas ton affaire. » — Moi je m’obstinais à savoir.

Il y a dans le village un homme qu’on évite. Ce n’est pas qu’il soit méchant ni paresseux. Mais le maire a dit que c’était un grand criminel, qu’en 1851, il fréquentait les rouges au chef-lieu, ce qui lui avait valu le bagne. Moi je le vois avec plaisir parce que c’est un savant. Je lui ai raconté mon histoire, en demandant l’explication.

Il a souri. — Au fait, a-t-il ajouté en se parlant à lui-même, qui diable aurait pu lui apprendre tout cela ?

Et alors il m’a raconté qu’il y avait des messieurs éduqués et gros propriétaires qui décident qu’un tel doit payer ça et ça, aller à l’armée, et qu’ils ont le droit, si on refuse, de vous faire arrêter par les gendarmes ; que le soldat va faire la guerre en Amérique, en Chine et même dans les rues contre les Français ; que l’argent est employé à payer les casernes, la marine, les rentes de ceux qui ont le droit de ne rien faire, les juges, les prêtres, les gendarmes, les prisons, les sénateurs, les députés, l’empereur, sa femme, son petit, ses cousins, ses cousines, ses maréchaux, les seigneurs de sa cour, les employés de l’administration et un peu aussi les écoles, avec cette différence que pourvu que nous payions on ne nous force pas d’y aller comme à la caserne. Et tout cela s’appelait le budget de l’État. Et il y en a des millions et des millions, plus de deux mille trois cent, a-t-il dit, que fournissent goutte à goutte les pauvres diables comme moi.

Il a continué : « — Quand tu as payé tout ça, ton maire te fait encore payer pour la commune.

« Et quand tu as payé à l’État et à la commune, les messieurs du Conseil général te font payer pour le département, les hôtels des préfets, des sous-préfets, les tribunaux, les casernes de gendarmerie, les routes, etc., etc.

« Ainsi, petit, si tu n’as qu’un budget pour toi et ta famille, tu peux te vanter d’en payer trois. »

J’étais ahuri de payer tant de choses sans m’en douter, quand il a ajouté :

« Sur le papier qu’on t’apporte, il n’y avait que l’impôt qu’on appelle direct. Tu paies encore à l’État pour manger du sel, pour t’habiller, pour te chausser, pour fumer, pour boire, pour acheter de la terre, pour en vendre, pour passer un contrat, pour donner, pour recevoir, pour tout enfin.

« — Mais au moins les richards doivent payer bien plus que moi ?

« — Bien moins, au contraire. Les droits sont les mêmes sur la barrique de mille francs et sur celle de vingt, et les rentiers qui ne craignent ni le froid, ni la grêle, ni le chaud, comme ton champ, ne paient rien. »

Si c’est vrai, il faut bien le dire, ce n’est pas juste. Que pensez-vous là-dessus ? Racontez-moi, je vous prie, ce que c’est que la Constitution, comme l’appelle le charpentier qui ordonne tout cela, et la chambre, et le sénat, et les grands seigneurs de la cour. Et, s’il est impossible que je puisse travailler et vivre sans toutes ces choses, ne pourrait-on m’en rabattre un beau brin ?

Le charpentier m’a dit aussi, qu’autrefois, il y a longtemps, près de quatre-vingts ans, nous étions bien plus heureux, et, qu’en 1851, ceux qu’on appelle les rouges voulaient que les pauvres gens gagnassent davantage et qu’on ne leur prît rien sur leur travail ; que loin de voler, ils fusillèrent les voleurs, mais que des malins étaient parvenus à les chasser en les faisant passer pour des brigands aux yeux des imbéciles ; que depuis, ces honnêtes gens dansent des rigodons avec nos écus.

Si vous savez cette histoire, racontez-moi comment ça s’est passé ?

Il m’a dit encore qu’il y a dans les villes des ouvriers bien plus malheureux que moi, car ils ne sont pas toujours sûrs de manger le lendemain ni de dormir sous un toit.

J’ai la tête grosse de ces raisons. Expliquez-moi tout ça bien au long, bien simplement, afin que je comprenne et que je puisse faire comprendre aux camarades.

Je ne signe pas, on dit qu’il pourrait m’en arriver du mal.