Histoire de Jacques Bonhomme/Le Maître/Le Maître

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Armand Le Chevalier (p. 177-209).


LE MAÎTRE


Demande. — D’abord, qui est le maître ?

Réponse. — Jacques Bonhomme L’État c’est lui, la France c’est lui ; c’est lui qui produit, c’est lui qui paie, c’est lui qui vote.

D. Pourquoi donc est-il ainsi opprimé ?

R. Parce que l’organisation sociale est vicieuse et que cette injustice est maintenue par le gouvernement.

D. C’est donc le gouvernement qu’il faut avant tout modifier ?

R. Oui, soyons libres d’abord pour nous organiser selon la justice.

D. Comment pouvons-nous être libres ?

R. Par le vote.

D. Mais si le gouvernement résiste ?

R. Eh bien, Jacques Bonhomme du 14 juillet, du 10 août, de 1830, de 1848, il te suffira de persister.

D. Mais huit millions de votants ont, nous dit-on, établi l’Empire ? ne sommes-nous pas liés par leur volonté ?

R. Non. Tu sais d’abord quelle effroyable terreur arracha ces votes. Ensuite, la plupart des votants ont disparu. La moyenne de la vie humaine étant de 38 ans, en admettant que tous ceux qui votèrent eussent 21 ans en 1851, ils seraient âgés aujourd’hui de 40 ans. Tu vois ce qui peut rester des électeurs de 1851.


LE DROIT DES GÉNÉRATIONS


D. Nous sommes donc enchaînés par la volonté des morts ?

R. Oui, et c’est la plus monstrueuse des iniquités. Une génération n’a pas le droit d’engager celle qui la suit. Quoi ! les lâches peureux de Décembre auraient pu décréter le rétablissement de l’esclavage non-seulement pour eux, mais pour leurs enfants ! Quoi ! Napoléon III pourrait, par exemple, emprunter vingt milliards (Magne prétend qu’on les lui a offerts), les dissiper et forcer tous les Français à venir à payer chaque année un milliard d’intérêts Nous ne reconnaissons pas à un père le droit d’aliéner le travail de ses enfants, et nous admettrions qu’une réunion de pères peuvent engager le travail de leurs descendants, les obliger à payer pour toutes les entreprises justes ou injustes, profitables ou ruineuses, dans lesquelles leurs intérêts, leurs passions ou leurs vices auront pu les entraîner ? Non, Jacques Bonhomme, en arrivant à la vie politique, tu as le droit de passer l’inventaire et de faire table rase du passé.

D. Mais nous devons bien des choses au passé.

R. Oui, le peuple du 14 juillet, du 10 Août, de 1830, de Février 48 est notre frère, mais les massacreurs de Juin n’étaient pas des Français ; certes, ce sont nos fières couleurs qui flottent au-dessus des volontaires de 92, mais ce sanglant haillon des bouchers de Décembre, est-ce notre drapeau ? Oui, nous acceptons avec le passé toutes les solidarités de vie, mais nous repoussons toutes les complicités. S’il a absous des crimes, tant pis pour lui, mais il n’a pu les légitimer, et la génération née à peine en 1851 répudie avec horreur les crimes de Décembre, les transportations, les attentats de Rome et du Mexique, les impôts doublés, les neuf années de service militaire, l’exploitation du travailleur consolidée et accrue, les fonctionnaires insolents, la magistrature oppressive. Non, mille fois non, Jacques, aucune loi ne peut nous imposer le respect des engagements iniques pris en notre nom par des peureux il y a dix-huit années.


LE REMÈDE


D. Notre droit rétabli, quels principes en découlent ?

R. La souveraineté absolue du peuple, c’est-à-dire l’élection à court terme de tous ses agents sans distinction de mandat, le droit d’exprimer sans entraves sa pensée par quelque mode que ce soit, le droit de réunion et d’association, le droit à l’existence, l’instruction complète, gratuite et obligatoire, l’abolition des monopoles, la suppression du budget des cultes, l’abolition de l’armée permanente.

D. Est-il besoin de faire ratifier ces principes par le suffrage universel ?

R. Non, ils sont de droit naturel. Un peuple devenu libre ne délibère pas, ne vote pas sur ses droits, il les proclame. On ne demande pas à un homme sauvé de l’asphyxie s’il veut respirer.


SOUVERAINETÉ DU PEUPLE


D. Expliquez et appliquez ces principes.

R. Le peuple étant souverain, nulle autorité ne peut dériver que de lui ; il doit donc la déléguer par l’élection. Étant le maître, il a bien le droit d’exprimer sa pensée comme il l’entend par la plume ou par la parole.

D. Cependant, si quelqu’un par parole ou par écrit prêche l’insurrection ?

R. Eh bien, ou l’opinion est avec lui, et il fait son devoir, ou bien l’opinion lui tourne le dos, et alors il est réduit à l’impuissance.

D. Vous supposez le peuple assez instruit pour discerner le vrai du faux ?

R. Il faut qu’il le soit, Jacques, il le faut, ou nous sommes perdus. Si quelques-uns peuvent s’arroger le droit de dire ; ceci est bien, ceci est mal, nous retombons dans la tyrannie.


L’INSTRUCTION GÉNÉRALE
GRATUITE ET OBLIGATOIRE


D. Cependant, les ignorants……

R. Il ne faut plus d’ignorants. Non-seulement la société est tenue de donner l’instruction à tous ses membres, mais elle doit exiger encore que chacun d’eux soit instruit.

D. N’est-ce pas violenter le père de famille ?

R. Dis-moi, Jacques, le père a-t-il le droit de crever un œil à son enfant ou de lui couper un membre ? Non, n’est-ce pas. Eh bien, le père qui laisse en friche l’intelligence de son enfant fait-il autre chose que de la mutiler ? Dis-moi aussi si la société n’a pas le droit de prévenir les crimes qui la troubleraient un jour. Or, la grande pourvoyeuse des crimes, c’est l’ignorance et la misère qui en découle.

D. Mais les travailleurs utilisent souvent le travail de leurs enfants ?

R. Je l’admets, bien qu’en vérité le travail d’un enfant ne soit guère appréciable. Aussi, l’école obligatoire suppose l’école gratuite, et l’enfant, au besoin, nourri et vêtu. Que coûte l’entretien d’un enfant ? 75 centimes par jour, tout au plus. Quinze cent mille enfants ne peuvent payer l’école. Inscrivons 415 millions, nous les rayerons du budget de la guerre. Et, devenu homme, l’enfant restituera avec usure cette avance à la patrie.

D. Et si le père refuse de livrer son enfant ?

R. La loi le punira comme criminel. S’il persiste, la société, comme elle le fait quand il abuse de son autorité, lui enlèvera la tutelle de son enfant.

D. L’école de l’État sera-t-elle obligatoire ?

R. Non, mais tout père de famille devra prouver qu’il donne l’instruction à son enfant. De plus, les seuls élèves de l’État seront admis aux écoles spéciales dont il est question plus loin, et que l’État seul est capable d’entretenir.

D. Mais les parents réactionnaires enverront leurs enfants dans les pensionnats des jésuites, des frères ignorantins ou des prêtres, et l’antagonisme subsistera entre les classes toujours également séparées.

R. Ni les jésuites, ni les congrégations religieuses, ni les prêtres ne sauraient être admis à enseigner. De plus les institutions particulières dirigées par les particuliers seront forcément inférieures à celles de l’État, ainsi qu’il va être démontré ; enfin le père qui n’enverra pas son enfant à l’école de l’État supportera une double dépense, puisque, comme imposé, il contribuera à l’entretien des écoles publiques. Ainsi le désavantage sera pour les réfractaires.

D. Quel sera l’enseignement de l’État ?

R. Il aura deux degrés : l’enseignement obligatoire, comprenant les connaissances nécessaires à tout citoyen quelle que soit sa profession, et l’enseignement spécial.


L’enseignement obligatoire.

Voici d’abord l’école. La salle est grande, vaste, éclairée. Ce n’est plus cette sorte d’étable si fréquente à la campagne. L’église nous a fourni son coin le plus propre, le plus lumineux. Au mur pas de buste de Napoléon Ier ou III, n’est-ce pas, Jacques Bonhomme, mais des portraits ou des bustes de nos grands hommes de la Révolution. Si l’on chante à l’ouverture des études, ce ne sera plus « Esprit saint, descendez en nous, » mais nos hymnes révolutionnaires ou d’autres appropriés à ces jeunes âmes républicaines.

L’instruction obligatoire embrassera cinq années dont la première sera préparatoire.

On enseignera, pendant les deux suivantes, la grammaire, l’orthographe, l’arithmétique, le système métrique, la géométrie (les quatre premiers livres), l’histoire de France jusqu’à la Révolution, la géographie de la France, les premières notions d’histoire naturelle, les éléments du dessin linéaire.

La troisième année, la géométrie complète, l’arpentage, l’algèbre, la physique et la chimie usuelle, l’histoire de la Révolution et les notions d’histoire générale, la géographie de l’Europe, l’histoire naturelle continuée et revue, le dessin d’ornement (trait) et de construction.

La quatrième année, le style, la composition et les chefs-d’œuvre de la littérature, l’astronomie, la physique et la chimie complètes, la géologie, l’histoire de France depuis le premier Empire, l’histoire résumée des peuples, la géographie universelle, la Constitution, les lois françaises, l’hygiène, le dessin d’ornement (ombres). On exercera les élèves à parler sur un sujet donné. Un camarade servira d’interlocuteur et la classe entière votera sur le sujet mis en discussion. Ainsi chaque citoyen sera rendu capable de donner son avis en public. Pendant tout le temps donné a l’instruction, le gymnase et les exercices propres à développer le corps ne seront pas négligés.

D. Mais pendant ce temps, l’ouvrier, l’agriculteur, s’il acquiert des connaissances générales, négligera l’apprentissage d’un état.

R. Nullement. La journée entière n’appartiendra pas à l’école. Il pourra être laissé trois heures, par exemple, au travail de chacun, dans des ateliers attenant à l’école ou même particuliers. À la campagne, les jardins ou les terrains qui environneront l’école seront affectés aux études agricoles ou horticoles dirigées par l’instituteur.

D. Quel sera le second degré d’enseignement ?


Enseignement spécial.

R. Les écoles professionnelles. À l’issue des cinq années d’enseignement obligatoire, les élèves subiront des examens. Tous ceux qui rempliront les conditions déterminées seront admis à compléter dans des écoles spéciales leur instruction industrielle, scientifique ou artistique, suivant qu’ils auront manifesté des aptitudes particulières. Les élèves qui étudieront le génie, la médecine, le droit, les arts et les branches des connaissances humaines qui demandent de longues et coûteuses études, subiront des examens fréquents, destinés à éprouver leur vocation et à épurer leurs rangs des non-valeurs. Ainsi personne ne pourra surcharger la société de sa médiocrité. L’État mettra à la disposition des écoles professionnelles, industrielles, scientifiques artistiques ses conservatoires d’arts et métiers, ses laboratoires, ses collections, ses musées, pour servir a l’étude et aux expérimentations. Quelle institution particulière possédera la millième partie de ces richesses nationales ?

D. Et les filles ?

R, Elles auront un grand nombre de cours communs avec les garçons. Oui, sur les mêmes bancs, comme aux États-Unis. Loin de nous les cafardes pudeurs catholiques, Les mœurs d’un peuple libre sont dignes. Les jeunes filles ne quitteront pas l’école pendant la journée, l’atelier ne leur vaut rien. On leur enseignera, sur place, les langues vivantes, la tenue des livres, le dessin au lavis, à l’aquarelle, la couture, la coupe des patrons, la peinture sur bois, sur porcelaine, etc. À l’expiration des années d’instruction obligatoire, elles entreront, elles aussi, dans des écoles spéciales, après examen. On leur confiera de préférence l’enseignement ; elles s’entendent mieux que nous à parler aux jeunes intelligences, étant plus patientes, plus ingénieuses.

D. Qui nommera les professeurs ?

R. Le concours public sous la présidence d’une commission nommée par l’Assemblée. Cette commission veillera, en outre, à l’exécution des programmes d’enseignement rédigés par l’Assemblée.

D. L’État surveillera-t-il les institutions privées ?

R. Oui, certes, et il pourra les fermer au cas où l’on y professerait des doctrines contraires aux droits de l’homme ou à la Constitution de la République.

D. Quel sera le traitement des instituteurs ?

R. De 2,000 fr. au minimum en sus du logement.

D. Mais les frais de vêtement et de nourriture, l’outillage des écoles professionnelles, le traitement des instituteurs, exigeront des déboursés considérables.

R. Les élèves des écoles professionnelles produiront l’équivalent de leur entretien, comme cela a lieu en Amérique ; et quand même il faudrait dépenser 700 millions par an, crois-tu, Jacques, qu’ils ne seront pas mieux employés à l’instruction qu’à la guerre.


LA MILICE NATIONALE


D. Oui, parlons un peu de l’armée.

R. Oh ! ce sera vite fait. Plus de conscription, plus d’inscription maritime. La nation armée dans ses foyers, assujettie à des exercices réguliers, remplaçant l’armée permanente. Si des cadres sont nécessaires pour certaines armes spéciales et pour la marine, qu’on les forme de volontaires avec ou sans primes. Les États-Unis ne connaissent pas les armées permanentes, et cependant ils ont, pendant quatre années, opposé à leurs adversaires les armées les plus nombreuses et les mieux disciplinées que le monde ait jamais vu. Voilà du coup 400 millions d’économisés, les coups d’État impossibles, 400,000 hommes rendus à la production, au travail. De même pour la marine où nous mettrons de côté une centaine de millions.

D. Mais en cas d’invasion immédiate ?

R. Crois-tu donc, Jacques, que les peuples voisins nous guettent et n’attendent qu’une occasion favorable pour se précipiter sur la France ? D’ailleurs, les milices ne peuvent-elles être suffisamment exercées pour rejoindre leurs cadres au premier signal, et agir avec discipline ?

D. Qui aura le droit de les mettre en mouvement ?

R. L’Assemblée seule.

D. Qui nommera les chefs ?

R. Les milices elles-mêmes, L’Assemblée pourra faire des réserves pour les armes spéciales et elle nommera les généraux.

D. Qui veillera à cette organisation ?

R, Les agents de l’État placés dans chaque département de concert avec les municipalités.

D. Les attributions municipales seront donc plus étendues ?


L’INDÉPENDANCE COMMUNALE


R. Tu sens bien, Jacques, que la commune doit revivre. Les municipalités sont placées aujourd’hui sous le bon plaisir de l’Empereur et le caprice de ses préfets. Or, si le peuple est souverain dans l’État, il doit l’être à plus forte raison dans ses foyers. Donc, que la commune ne soit soumise à l’État que quand il s’agira d’un intérêt social, les routes, les écoles, la milice, les services publics en un mot. Mais ce n’est pas assez qu’elle relève d’elle seule en ce qui touche à ses intérêts, chaque citoyen doit être introduit aussi avant que possible dans son gouvernement. S’il s’agit d’une école, d’un hospice, d’un monument, d’une taxe à établir, que tous les citoyens soient appelés à la délibération et au vote dans des assemblées générales. On réunit aujourd’hui tous les hauts taxés, et l’on exclut Jacques Bonhomme. Plus d’exceptions dans la commune libre. Le peuple seul peut être le gardien sûr et vigilant de son droit. Quand il n’y aura pas un homme, dans tout l’État, qui ne soit membre de ses conseils petits ou grands, il se laissera plutôt arracher le cœur de la poitrine que sa part de souveraineté par un Bonaparte quelconque.

D. Mais la commune pauvre devra recourir à l’État pour qu’il l’aide à construire ses chemins, par exemple ?

R. La vicinalité sera un service public. L’État qui porte les lettres pour le même prix dans le plus obscur hameau, peut bien également se charger d’y conduire les chemins. L’école est également à la charge de l’État. La commune n’aura donc a pourvoir qu’à ses menues dépenses, et elle y suffira toujours. En tout cas, le département y pourvoierait.

D. Par les conseils généraux ?

R. Oui. Ils seront, comme la commune, indépendants de l’État en tout ce qui concerne les intérêts du département. Ils répartiront l’impôt de l’État entre les communes.

D. Et que deviendront les conseils d’arrondissement ?

R. Supprimés comme inutiles.

D. Et les sous-préfectures ?

R. Également supprimées pour le même motif.

D. Et les préfectures ?

R. Remplacées par un directoire départemental chargé d’assurer l’exécution des lois et décrets de l’Assemblée, et, conséquemment, subordonné à elle.

D. À qui appartiendra le droit de dissoudre les conseils municipaux et généraux ?

R. À l’Assemblée seule. Elle seule jugera en dernier ressort les actes de ces conseils qui seraient contraires à la Constitution. Ainsi, par exemple, elle pourra casser les délibérations de telle municipalité qui aurait affecté les fonds communs au service d’un culte.


LES PRÊTRES


D. Quoi, il n’y aurait plus de prêtres ?

R. Qui veut la messe doit la payer. Tu n’as pas la prétention, je suppose, de m’imposer ton médecin. De quel droit voudrais-tu me faire payer un prêtre qui me paraît dangereux ou inutile ? Qu’un groupe de citoyens se cotisent pour se passer le luxe d’un curé, peu m’importe. Mais la communauté n’a rien à voir dans ces petites affaires de conscience, encore moins doit-elle en supporter les frais.

D. Mais laissera-t-on aux prêtres les églises, les presbytères ?

R. Pardon. — À qui appartiennent ces bâtiments ? à l’État ou aux communes, n’est-ce pas ? Eh bien ! que penserais-tu, Jacques Bonhomme, d’un industriel qui viendrait demander à l’État ou à la commune de fournir un local à son industrie ? On lui répondrait simplement : la communauté ne doit abriter que les services publics. Que sont donc les prêtres, sinon des industriels, débitant, moyennant finance, des conseils et des messes ? Qu’ils aillent se faire payer par leurs clients des chapelles et des presbytères.

D. Mais si les prêtres veulent racheter les églises ?

R. Avec quoi donc ? De leurs deniers ? Sais-tu bien que les églises et les presbytères représentent des milliards pour la France seulement ? Sais-tu aussi que, depuis dix ans qu’il crie misère à toute la chrétienté, l’empereur des prêtres, le pape, n’a pas ramassé plus de cinquante millions, pas même de quoi défrayer une seule année les prêtres de toute la France.

D. Et que fera-t-on de ces édifices ?

R. À l’église, nous installerons convenablement la maison commune, l’école, et nous y trouverons une salle suffisante pour les assemblées générales des citoyens. Nous abandonnerons le presbytère à l’instituteur, et les dépendances, champs ou jardins, serviront, à la campagne, aux études agricoles ou horticoles. Les églises artistiques seront transformées en musées, en conservatoires, etc. On vendra au profit de l’État ou de la commune celles qui resteront sans emploi. C’est une ressource de plusieurs centaines de millions.

D. Les prêtres seront-ils exempts de la milice ?

R. Non.

D. Et les jésuites et les corporations religieuses ?

R. L’État ne peut reconnaître l’existence d’aucune association qui, obéissant à un souverain étranger, le pape, repose sur la négation des droits naturels.

D. Qu’en fera-t-on ?

R. Ils rentreront dans le droit commun ou ils seront expulsés.

D. Et leurs biens ?

R. Ils devraient retourner à l’État, puisqu’ils ont été pour la plupart frauduleusement acquis par des abus d’influence. Mais ces honnêtes gens ont su se mettre à l’abri des retours de fortune en empruntant hypothécairement sur ces biens ou en les faisant passer à des tiers. La revendication en sera difficile.

D. Donnera-t-on une indemnité aux prêtres en supprimant leur traitement ?

R. Oui, puisqu’ils ont embrassé leur carrière sur la foi d’institutions qu’ils n’ont pas faites. Cette indemnité pourra consister en concessions de terres, mais dans nos colonies.

D. En résumé ?

R. Paiera son prêtre qui voudra, mais ni la commune ni l’État ne subventionneront aucun culte. Bénéfice, 56 millions, à peu près, et retour à la société de centaines de millions.


LA JUSTICE


D. Et la Justice, chaque citoyen doit-il la payer ?

R. Oui, puisque chacun en profite. Quand on juge un voleur, un meurtrier, un parjure, c’est notre travail, notre vie, la foi commune qu’on défend.

D. Qui doit rendre la justice ?

R. Le souverain, c’est-à-dire le peuple. C’est là sa plus haute attribution.

D. Quels sont les moyens pratiques ?

R. L’élection à court terme de tous les magistrats et l’introduction du jury dans toutes les affaires civiles ou criminelles.

D. Pourquoi l’élection ?

R. Parce que la première qualité du juge doit être l’indépendance. Quand la magistrature est une carrière, celui qui rend la justice la subordonne à son intérêt personnel.

D. Pourquoi le jury ?

R. Parce que les lumières de plusieurs hommes sont supérieures à celle d’un seul.

D. Tous les citoyens doivent-ils être jurés ?

R. Oui, c’est une fonction publique et toutes les fonctions sont des devoirs.

D. En est-il ainsi aujourd’hui ?

R. Non. Le jury est tiré au sort parmi des électeurs choisis par le préfet.

D. Les magistrats seront-ils pris indistinctement parmi tous les citoyens ?

R. Oui, pour les juges de paix. Quant aux autres magistrats, la loi pourra déterminer certaines conditions d’éligibilité, l’instruction donnée à tous permettant à tous de les remplir.

D. Quel sera le rôle du jury et celui du juge ?

R. Le jury jugera le point de fait et le juge le point de droit. En matière civile, quand le point de droit et de fait se confondront, le jury décidera des deux. Seulement, si la décision n’est pas conforme à la loi, le juge aura, dans ce cas, le droit d’inviter le jury à délibérer de nouveau.

D. Qui poursuivra les crimes et les délits ?

R. Un magistrat spécialement nommé à cette fin par les électeurs. La loi déterminera soigneusement ses attributions, de manière à sauvegarder les intérêts de tous les citoyens.

D. Qui décidera de la mise en jugement devant les Tribunaux criminels et correctionnels ?

R. Le jury d’instruction saisi par le ministère public. Ce jury, composé comme le jury ordinaire, acquittera le citoyen ou le renverra devant le Tribunal, selon que l’accusation lui paraîtra ou non justifiée.

D. Devant le tribunal ou devant le juge d’instruction, l’inculpé sera-t-il obligé de répondre ?

R. Nul n’est tenu de s’accuser soi-même. Le conseil de l’inculpé pourra toujours interdire que certaines questions soient posées à son client. Ce sera à l’accusateur public d’établir le crime ou le délit.

D. Le prévenu acquitté aura-t-il droit à une indemnité ?

R. Oui. La société doit réparer le dommage qu’elle cause.

D. Les cours d’appel sont-elles utiles ?

R. Elles multiplient les frais sans accroître les garanties. Le jury les rend superflues. Une Cour de cassation, chargée de veiller à l’observation des formes, sera établie dans le sein de l’Assemblée.

D. Que pensez-vous de nos divers codes ?

R. Ils doivent être remaniés de fond en comble. Un grand nombre de leurs dispositions sont véritablement barbares. En outre, les frais de procédure rendent aux citoyens peu aisés la justice inabordable. Or, elle doit être gratuite.

D. La peine de mort est-elle légitime ?

R. Non. La société n’a pas le droit d’ôter une vie qu’elle est impuissante à donner. Il existe d’autres moyens assurés de mettre le plus féroce dans l’impossibilité de nuire.

D. Les condamnés subiront-ils leur peine en commun ?

R. Non, ils seront divisés en catégories, suivant leur âge, leurs fautes et leurs antécédents.

D. Quel est le système de répression le plus efficace ?

R. Celui qui est exemplaire et qui permet la réhabilitation au coupable.

D. Citez un exemple ?

R. Le travail dans les colonies pénitentiaires.


LES DEVOIRS SOCIAUX


LE PAIN À TOUS

D. Ainsi, si j’ai bien compris, l’administration, l’armée, la magistrature, le clergé doivent être bouleversés et l’instruction la plus étendue donnée à chacun selon ses facultés. Mais la société n’a-t-elle pas d’autres devoirs ?

R. Oui, il y a les devoirs de solidarité. L’instruction pour tous en est un ; mais elle ne suffit pas.

D. Ainsi, les infirmes, les invalides du travail ?

R. Oui, il appartient à la société de pourvoir à leurs besoins.

D. Mais ne fera-t-elle rien pour ceux qui n’ont que leurs bras ?

R. C’est là le cœur de la question. Les individualistes, autrement dit les égoïstes, se contentent de la liberté. Que chacun, disent-ils vive comme il pourra. Nous, Jacques, nous devons nous efforcer de faire vivre chacun. Oui, à ceux qui n’ont que leurs bras la société est tenue de venir en aide, par tous les moyens possibles, en leur procurant soit le crédit, soit l’outillage.

D. Ce peut être une grosse charge pour le pays ?

R. Est-ce que le milliard que nous avons donné aux émigrés, est-ce que les onze ou douze milliards que nous avons fournis depuis 1852 à l’armement, est-ce que les 708 millions que nous avons payés à Napoléon III, est-ce que ces dotations qui depuis vingt années se chiffrent par centaines de millions, ne constituent pas une charge autrement lourde ? Après avoir pourvu tant de monde, n’est-il pas juste que l’État pourvoie le travailleur à son tour ? N’y a-t-il pas des millions d’hectares incultes en France et en Algérie ? Est-ce que l’État ne pourrait pas fournir aux associations industrielles ou agricoles un outillage productif et remboursable, lui qui jette des milliards à tout jamais perdus dans le gouffre sans fond de la guerre ?

D. Les grandes industries privées ne pourront subsister devant ces coalitions de travailleurs ?

R. Eh bien, elles abandonneront, moyennant indemnité, leur outillage à ceux qu’elles exploitent aujourd’hui.

D. Mais ces derniers deviendront exploiteurs à leur tour si, par exemple, les besoins de la production nécessitent un accroissement de personnel ?

R. Non, si les corporations ouvrières, fédérant leurs syndicats, assurent aux travailleurs un système de garanties mutuelles, ensuite si elles dressent des statistiques du travail qui permettront d’établir l’équilibre entre les différents milieux de production, en distribuant également les travailleurs sur la surface du pays.

D. Mais toute association, toute industrie demande des chefs capables de direction ; des aptitudes spéciales sont nécessaires.

R. Ce qui revient a dire que l’instruction est le système nerveux de la République sociale. Mais qu’il soit bien établi que chacun de nous a droit à l’existence, et que cette existence doit être garantie par les règlements de la société.

D. Citez un exemple des services publics qu’il appartient à l’État de réglementer.

R. Les mines. Déjà, aujourd’hui l’État se réserve le droit d’exproprier dans l’intérêt social les possesseurs de mines métalliques ou autres. Ne peut-il également en abandonner la conduite et l’exploitation à des associations de mineurs, sous des garanties déterminées ? le fonds appartiendrait toujours à l’État, car il ne s’agit pas de constituer au profit de certains groupes, l’exploitation qu’on enlève à d’autres.

D. L’état n’a-t-il pas également des droits sur les chemins de fer et les canaux ?

R. Ces entreprises sont au premier chef des services publics. Elles doivent donc retourner à la masse. Aujourd’hui l’État les surveille, les subventionne et acquitte les intérêts des obligations. Eh bien ! que, moyennant rachat, leur exploitation soit confiée aux employés, ouvriers, mécaniciens, chauffeurs, hommes d’équipe, bateliers, éclusiers, etc., qui les entretiennent. Intéressés à la besogne, ces coopérateurs la feront bonne ; eux et le public, tout le monde en bénéficiera. On verra disparaître ces humiliantes séparations de classes (1re, 2e et 3e), ces gares monumentales, ces salies d’attente inutiles, ces formalités coûteuses et vexatoires, ces administrateurs, secrétaires généraux, présidents a cent mille, cinquante, vingt mille francs d’appointements pour donner quelques signatures, pendant que le Jacques chargé d’aiguiller au froid, à la pluie, au soleil, seize heures par jour, responsable de tous les accidents, use sa vie à 800 fr. par an.

Ainsi, l’absorption par l’État des services publics, transports, viabilité, mines, etc., permettra de les assurer à tous à prix de revient.

D. Parmi tous les services que nous attendrions de l’État, ne pourrait-on comprendre les assurances, surtout pour les campagnes ?

R. Il faudrait, en effet, que l’État organisât à des conditions acceptables les assurances que l’industrie privée ne peut réaliser contre les inondations, la gelée, la mortalité du bétail. De même l’État devra créer au plus vite le service médical dans les campagnes.


LES FONCTIONNAIRES


D. Qui nommera les fonctionnaires ?

R. Les agents de la commune seront nommés par les municipalités, ceux du département par les Conseils généraux, ceux de l’État par les diverses commissions prises au sein de l’Assemblée et qui remplaceront les ministres actuels.

D. Quel recours aura-t-on contre eux ?

R. Ils pourront être poursuivis devant les tribunaux ordinaires. Tout acte illégitime d’un dépositaire de l’autorité sera qualifié abus de confiance.

D. N’y a-t-il pas des économies à faire sur le chapitre des fonctionnaires actuels ?


ÉCONOMIES


R. Des économies en voici. Millions du ministère de la maison de l’Empereur, prends-moi ça, Jacques Bonhomme, on a assez dansé dans cette maison-là. Je te passe aussi pour 50 millions de princes, de sénateurs, de conseillers d’État, de ministres, de gros plumets à 100,000, 200,000 et 300,000 francs par an. Gratte-moi les dorures des freluquets des affaires étrangères. Prends aussi les millions de l’Opéra, des fêtes bonapartistes, et vide tout cela dans le sac des instituteurs. Et les résidences, les bijoux de la couronne ! N’est-il pas écœurant de voir la femme de Napoléon III porter sur ses épaules la valeur du budget de l’instruction publique…

D. Mais la Constitution…

R. Va toujours. La Constitution est perfectible, rendons-la parfaite. N’est-il pas honteux que les facteurs ruraux, obligés de marcher tous les jours, qu’il pleuve, qu’il vente, qu’il tonne, ne reçoivent que six cents francs pendant que les artistes du coup d’État se prélassent dans leurs châteaux ? — Peu de fonctionnaires et suffisamment payés, telle doit être la règle administrative de la République. — Napoléon III, ayant besoin de créatures, multiplie les emplois, mais le peuple qui n’a pas, lui, de ces préoccupations, peut agir avec économie.

L’État n’a rien à voir aux pensions civiles. Que les fonctionnaires se fassent une retenue sur leurs traitements, fort bien ; mais pourquoi la leur imposer ? N’est-ce pas un emprunt indirect ?

Que signifie l’institution anti-démocratique des caisses d’épargnes ? En outre, le dépositaire est-il bien sûr de retrouver son argent ? Quand on ouvrit ces caisses après la chute de Louis-Philippe, elles étaient vides.


L’IMPÔT


D. Mais comment pourvoir aux dépenses ? Vous avez dit que la plus grande ressource actuelle des budgets vient des impôts indirects. Vous avez démontré aussi que ces impôts sont injustement assis. Seront-ils supprimés, et alors comment alimenter les budgets ?

R. Et cependant les impôts indirects doivent disparaître, surtout ceux qui frappent les substances alimentaires, l’impôt du sel, l’exercice sur les boissons, les octrois. N’est-il pas odieux qu’on ne puisse porter un morceau à la bouche sans payer une somme souvent deux fois supérieure à la valeur du produit ? Si les impôts sur le pain, la viande, le vin n’existaient pas, il n’y aurait pas un homme qui osât rêver de les établir sur le pied où ils sont. La République a deux fois aboli les octrois, les gouvernements despotiques les ont rétablis. Mieux vaudrait mille fois une franche augmentation sur les contributions directes.

D. Mais elle retomberait toujours sur le travailleur, car le capitaliste augmenterait d’autant ses prétentions.

R. Aussi il faut s’efforcer d’atteindre le revenu et de faire peser sur lui le poids de l’impôt.

D. Mais comment établir l’impôt sur le revenu.

R. Il y a des difficultés, je le sais. Il faudrait accepter la déclaration des citoyens, sauf une forte amende pour qui ferait une fausse déclaration. Il n’en est pas autrement aujourd’hui en matière de droits de vente, héritages, etc. De plus, les registres de l’état civil pourraient être tenus de manière à fournir des renseignements exacts. Je sais aussi que le revenu de l’ouvrier industriel ne peut être taxé comme celui de la terre dont le capital ne s’entame pas ; nouvelle difficulté. Cependant cet impôt existe en Angleterre et en Suisse.

D. Dans quelles proportions l’impôt doit-il être établi ?

R. N’est-il pas juste que la société fasse supporter à chacun une part de charges en proportion des services qu’elle lui rend ? Mon revenu est de mille francs, celui du voisin de dix mille. Je paie cent francs. Est-ce que mon voisin, en payant dix fois cent francs, fera un sacrifice égal au mien ? Est-ce qu’un gros propriétaire ne reçoit pas plus de services de l’État que l’ouvrier qui vit au jour le jour ? Donc, ce n’est pas assez, pour que l’impôt soit équitable qu’il soit proportionnel.

D. Vous voudriez, par exemple, que celui qui a dix fois plus qu’un autre payât plus de dix fois autant ?

R. Sans doute. Aujourd’hui il en est ainsi pour le loyer, ainsi pour les boissons et les patentes seulement en sens inverse, le pauvre payant plus que le riche. Que la progression soit modérée, très-bien, mais il est juste qu’on ne prenne pas en proportion à qui vit au jour le jour autant qu’à celui qui a de gros revenus. Cent francs pour mon revenu de mille francs, c’est juste mille francs pour le revenu de dix mille francs du voisin. Or, cent francs c’est mon nécessaire, et mille francs c’est pour lui le superflu.

D. Et la prestation en nature ou la corvée ?

R. Elle doit disparaître comme étant un reste de barbarie. Qu’elle soit convertie en argent et mise à la charge des propriétaires. Qu’il n’y ait plus de limite d’âge pour ceux qui peuvent la payer.