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Histoire de Jules César/Livre IV/Chapitre 4

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Plon (Tome 2p. 393-407).

CHAPITRE QUATRIÈME.

ÉVÉNEMENTS DE L’AN 699.

Campagne contre les Usipètes et les Tenctères.

I. Les succès de la précédente campagne, l’existence d’une flotte romaine dans les eaux du Morbihan, devaient donner à César l’espoir que rien n’empêcherait désormais une expédition contre la Grande-Bretagne ; mais de nouveaux événements vinrent retarder ses projets.

Dans l’hiver de 698 à 699, les Usipètes et les Tenctères, peuples d’origine germaine, refoulés par les Suèves, passèrent le Rhin non loin de son embouchure, vers Xanten et Clèves. Ils étaient au nombre de 400 000, de tout âge et de tout sexe ; ils cherchaient des terres pour s’établir, et, au printemps de 699, la tête de l’émigration était déjà parvenue dans le pays où sont aujourd’hui Aix-la-Chapelle et Liège. César, inquiet de cet événement, part pour l’armée plus tôt que de coutume, se rend à Amiens, y rassemble ses troupes, et trouve les chefs gaulois profondément ébranlés dans leur fidélité par l’approche de ces nouveaux barbares, dont ils espèrent le concours. Il raffermit en eux le sentiment du devoir, obtient un contingent de cavalerie, se porte à la rencontre des Usipètes et des Tenctères, et arrive sur la Meuse, qu’il traverse à Maëstricht. Ces derniers, en apprenant la marche de l’armée romaine, s’étaient concentrés dans la Gueldre méridionale. Établis sur la rivière de la Niers, dans les plaines de Goch, ils députent vers César, parvenu près de Venloo, pour lui demander de ne pas les combattre et de leur permettre de conserver les terres qu’ils avaient conquises. Le général romain refuse et continue sa marche. Après de nouveaux pourparlers, qui avaient pour but, de la part des Germains, de donner à leur cavalerie, envoyée au delà de la Meuse, le temps de revenir, une trêve d’un jour est acceptée. César déclare toutefois qu’il s’avancera jusqu’à la Niers. Cependant son avant-garde est tout à coup traîtreusement attaquée dans sa marche et culbutée par la cavalerie germaine ; il se croit alors délié de ses engagements, et lorsque, le lendemain, les députés viennent pour se justifier de cette déloyale agression, il les fait arrêter, tombe à l’improviste sur le camp des Germains, et les poursuit sans relâche jusqu’au confluent du Rhin et de la Meuse (vers l’endroit occupé aujourd’hui par le fort Saint-André), où ces malheureux trouvent presque tous la mort.

À la suite de ce fait d’armes peu glorieux, où sa bonne foi a été mise en doute, César résolut de franchir le Rhin sous prétexte de réclamer des Sicambres la cavalerie des Usipètes et des Tenctères réfugiée chez eux, mais, au fond, pour intimider les Germains et leur faire perdre l’habitude de seconder les insurrections de la Gaule. Il remonta, donc la vallée du Rhin et arriva à Bonn en face du territoire des Ubiens, peuple qui avait déjà sollicité son alliance et son appui contre les Suèves. Il fit construire en dix jours un pont de pilotis qu’il traversa avec ses troupes ; mais il ne pénétra pas loin en Germanie : ne pouvant atteindre ni les Sicambres, ni les Suèves, qui s’étaient retirés dans l’intérieur des terres, il revint sur la rive gauche et fit rompre le pont.


Première descente en Angleterre.

II. Quoique l’été fût déjà avancé, César voulut profiter du temps qui lui restait encore pour passer en Angleterre et visiter cette île, sur laquelle on n’avait que des notions confuses, et qui n’était connue des Romains que par l’intervention des insulaires dans toutes les guerres de la Gaule. Il partit donc de Bonn, s’achemina vers Boulogne, jalonnant pour ainsi dire la route qu’Auguste fit construire plus tard entre ces deux villes, et rassembla dans ce port les navires des côtes voisines et la flotte qui, l’année précédente, avait vaincu celle du Morbihan. Après avoir envoyé un de ses officiers pour s’assurer du point de débarquement, il partit de Boulogne, dans la nuit du 24 au 25 août, avec deux légions, reconnut à son tour la côte à Douvres, et prit terre à Deal. Le rivage était couvert d’hommes en armes qui s’opposèrent avec vigueur au débarquement de l’armée romaine. Celle-ci, les ayant repoussés, s’établit solidement près de la mer. Les Bretons, étonnés d’une semblable audace, vinrent de tous côtés implorer la paix et faire leur soumission. Mais les éléments se conjurèrent contre les envahisseurs, et une horrible tempête vint briser les vaisseaux de transport et les galères. À la nouvelle de ce désastre, les Bretons relèvent la tête ; de leur côté les soldats romains, loin de se décourager, se hâtent de réparer leurs navires avec tant de zèle, que, sur quatre-vingts, soixante-huit purent être remis à flot. Non loin du camp de César, les Bretons firent un jour tomber une légion dans une embuscade ; plus tard un combat général eut lieu, où les Romains demeurèrent vainqueurs. Alors César, pressé par l’approche de l’équinoxe, traita avec les chefs de quelques peuplades, reçut des otages et repassa sur le continent le 12 septembre, étant resté dix-huit jours seulement en Angleterre. Dès le lendemain de son arrivée à Boulogne, les deux légions débarquées furent dirigées contre les Boulonnais, qui s’étaient réfugiés, depuis l’année précédente, dans les marais de leur pays ; d’autres troupes furent envoyées pour châtier les habitants du Brabant. Après ces expéditions, César mit ses légions en quartiers d’hiver chez les Belges, puis s’éloigna pour visiter la partie opposée de son vaste commandement, c’est-à-dire l’Illyrie, où il eut aussi à garantir les frontières romaines contre l’incursion des barbares.


Habitudes de César en campagne.

III. On est étonné, lorsqu’on lit les Commentaires, de la facilité avec laquelle César se rendait tous les ans de la Gaule en Italie ou en Illyrie. Il fallait qu’il y eût des relais établis sur les lignes principales qu’il devait parcourir, non-seulement pour son propre usage, mais aussi pour les courriers portant les dépêches. On a vu qu’en 696 César se transporta en huit jours des bords du Tibre à Genève. D’après Suétone, il faisait 100 milles par jour, soit 150 kilomètres en vingt-quatre heures, ou un peu plus de 6 kilomètres par heure. Les courriers mettaient 28 ou 30 jours d’Angleterre à Rome. Plutarque nous apprend que, pour ne pas perdre de temps, César voyageait la nuit, dormant dans un chariot ou dans une litière[1]. Le jour il avait auprès de lui un secrétaire qui écrivait sous sa dictée, et il était suivi d’un soldat portant son épée. Dans les marches militaires, il était quelquefois à cheval, mais le plus souvent il précédait la troupe à pied, et, la tête découverte, il ne s’inquiétait ni du soleil, ni de la pluie[2].

Au milieu des entreprises les plus périlleuses, il trouvait le temps de correspondre avec les hommes influents et même de lire des poèmes que lui envoyait Cicéron, auquel il faisait parvenir son avis et ses critiques[3] ; il s’occupait sans cesse des événements qui se passaient à Rome.


Consulat de Pompée et de Crassus.

IV. Au commencement de l’année 699 les consuls n’étaient pas encore désignés. En pareille circonstance, le sénat nommait des interrois, qui, investis des pouvoirs consulaires, se succédaient tous les cinq jours. Ce fut à la faveur de cet interrègne que se tinrent les comices. Le résultat était prévu. Outre leur immense clientèle, Pompée et Crassus étaient assurés de l’appui de César, qui, ainsi que nous l’avons dit, avait eu soin d’envoyer en congé, pour voter, un assez grand nombre de légionnaires[4]. Ils arrivaient, conduits par Publius Crassus, fils du triumvir, que ses exploits en Aquitaine avaient rendu célèbre.

Seul candidat de l’année précédente, L. Domitius Ahenobarbus, excité par Caton, son beau-frère, persista dans sa brigue jusqu’au dernier moment. Sorti avant le jour pour les comices, avec M. Caton et beaucoup de ses clients, il fut avec les siens en butte à de violentes attaques. L’esclave qui marchait devant lui une lanterne à la main fut tué, Caton blessé. La frayeur s’empara de Domitius, et il se réfugia dans sa maison. L’interroi présidant les comices proclama sans opposition Crassus et Pompée consuls.

Les arrangements conclus à Lucques avaient donc réussi, et l’ambition des trois personnages éminents qui absorbaient l’attention publique était satisfaite ; mais le but de cette ambition variait selon le caractère de chacun. Crassus ne désirait le commandement d’une armée que pour augmenter sa réputation et ses richesses immenses. Pompée, sans convictions profondes, mettait sa vanité à être considéré comme le premier de la République. César, chef du parti populaire, aspirait au pouvoir, surtout pour faire triompher sa cause. Le moyen qui devait se présenter à son esprit n’était pas de fomenter la guerre civile, mais de se faire nommer plusieurs fois consul : les grands citoyens qui l’avaient précédé n’avaient pas suivi une autre voie, et il y a un entraînement naturel à prendre pour exemple ce qui a réussi dans le passé. La gloire acquise dans les Gaules assurait d’avance à César la faveur publique, qui devait le porter de nouveau à la première magistrature. Néanmoins, pour faire disparaître les obstacles sans cesse suscités par un parti puissant, il fallait écarter des fonctions importantes les compétiteurs hostiles, attirer à lui les hommes distingués, tels que Cicéron, et, comme tout était vénal, acheter, avec le produit du butin fait à la guerre, les consciences à vendre. Cette conduite, secondée par Pompée et Crassus, promettait le succès.

Pompée, toujours sous le charme de sa femme, semblait se contenter du rôle qui lui était assigné. Libre de tout engagement, obéissant à ses propres instincts, il eût embrassé la cause du sénat plutôt que celle qu’il soutenait ; car les hommes d’une nature aussi vaniteuse que la sienne préfèrent aux marques d’approbation du peuple, qui parviennent rarement à leurs oreilles, l’adhésion flatteuse de l’aristocratie au milieu de laquelle ils vivent. Entraîné par la force des choses, il était obligé de lutter contre ceux qui lui faisaient obstacle, et, plus l’opposition se montrait ardente, plus il se laissait emporter par la violence. La légalité, d’ailleurs, n’était observée par personne. L’incident suivant en est une preuve. Caton aspirait à la préture. Le jour des comices, la première centurie, appelée la prérogative, et dont le suffrage avait une grande influence sur les autres, vota pour lui. Pompée, ne doutant pas du même résultat dans les autres centuries, déclara subitement qu’il avait entendu un coup de tonnerre[5], et congédia l’assemblée. Quelques jours après, en achetant les voix, en employant tous les moyens d’intimidation dont ils disposaient, les nouveaux consuls firent nommer préteur, à la place de M. Caton[6], P. Vatinius, auteur de la motion qui, en 695, avait fait donner à César le gouvernement de la Cisalpine.

La plupart des autres magistrats furent également choisis parmi leurs créatures, et il n’y eut que deux tribuns du peuple, C. Ateius Capito et P. Aquilius Gallus, qui représentassent l’opposition. Toutes ces élections eurent lieu avec un certain ordre, troublé une fois seulement aux comices pour l’édilité. On se battit au Champ de Mars, où il y eut des morts et des blessés. En se jetant au milieu du tumulte pour l’apaiser, Pompée eut sa toge couverte de sang. Ses esclaves la rapportèrent à sa maison pour en chercher une autre. À la vue de ce sang, Julia, alors dans un état de grossesse avancée, crut que son mari venait d’être tué, et fit une fausse couche. Cet accident altéra sa santé, mais ne fut pas, comme on l’a dit, la cause de sa mort, qui eut lieu seulement l’année suivante[7].


Proposition de Trebonius sur le gouvernement des provinces.

V. Rien ne résistait plus aux deux consuls. Les factions semblaient vaincues. Cicéron lui-même et Clodius se rapprochaient, et, par l’entremise de Pompée et de Crassus, se promettaient des concessions réciproques[8]. Le moment était arrivé de présenter la loi qui devait donner des provinces et des armées aux deux premiers magistrats de la République ; ceux-ci voulaient que la proposition vînt d’un tribun du peuple, et ils en avaient chargé C. Trebonius, qui fut depuis un des lieutenants de César. Le sénat n’avait pas procédé, avant les élections consulaires, à la répartition des provinces, ainsi que l’exigeait la loi. Trebonius, suivant l’exemple donné, quelques années auparavant, pour le gouvernement des Gaules, s’adressa au peuple et prit l’initiative de deux propositions, relatives l’une à Pompée et à Crassus, l’autre à César.

Les provinces destinées aux deux consuls, à leur sortie de charge, n’étaient pas séparément désignées pour chacun d’eux, mais Pompée et Crassus devaient s’entendre sur le partage ; Dion-Cassius prétend même qu’ils les tirèrent au sort. Cette assertion paraît inexacte. Une insurrection des Vaccéens et la réduction de Clunia révoltée[9] servirent de prétexte pour demander que les Espagnes fussent données à Pompée avec quatre légions ; Crassus devait avoir la Syrie et les États voisins, avec une armée considérable. Le nom des Parthes n’était pas prononcé, mais tout le monde savait pourquoi Crassus convoitait la Syrie[10]. Quoique d’un âge avancé (il avait soixante ans), il rêvait de faire la conquête des contrées qui s’étendent depuis l’Euphrate jusqu’à l’Indus[11]. Quant à César, il devait être maintenu dans sa province. La durée de ces gouvernements était de cinq années ; ils conféraient le pouvoir de lever des troupes romaines et alliées, et de faire la guerre ou la paix.

Les propositions de Trebonius furent vivement combattues par M. Caton, par Favonius et par deux autres tribuns du peuple, Ateius et Aquilius Gallus. « Mais Favonius, dit Plutarque, ne fut écouté de personne ; les uns étaient retenus par leur respect pour Pompée et pour Crassus, le plus grand nombre voulait faire plaisir à César, et se tenait tranquille, n’ayant d’espérance qu’en lui[12]. » Les adversaires des consuls dans le sénat, intimidés, gardaient le silence. Cicéron, pour éviter la discussion, s’était retiré à la campagne.

Dans l’assemblée du peuple, M. Caton parla contre le projet de loi de Trébonius, ou plutôt il employa les deux heures qui lui étaient accordées à des déclamations sur la conduite des dépositaires du pouvoir. Les deux heures écoulées, Trebonius, présidant l’assemblée, lui enjoignit de quitter la tribune. Caton refusa d’obéir ; un licteur du tribun l’entraîna ; il lui échappa, et un instant après reparut sur les rostres, essayant de parler encore. Trebonius donna l’ordre de le conduire en prison ; et, pour s’emparer de sa personne, il fallut une lutte en règle ; mais, au milieu de ce tumulte, Caton avait obtenu ce qu’il voulait, c’était de faire perdre une journée[13].

Une seconde assemblée réussit mieux. Des sommes considérables avaient été distribuées aux tribus, et des bandes armées se tenaient prêtes à intervenir en cas de besoin. L’opposition, de son côté, n’avait rien oublié pour disputer la victoire. Le tribun P. Aquilius, craignant qu’on ne l’empêchât d’arriver à la place publique, imagina de se cacher la veille dans la curie Hostilia, qui était sur le Forum même. Trebonius, averti, en fit fermer les portes à clef, l’y retint toute la nuit et la journée du lendemain[14]. M. Caton, Favonius et Ateius parvinrent à grand’peine au Forum ; mais, ne pouvant, à cause de la foule, se frayer un chemin jusqu’aux rostres, ils montèrent sur les épaules de quelques-uns de leurs clients et commencèrent à crier que Jupiter tonnait, et qu’on ne pouvait délibérer. Tout fut inutile ; toujours repoussés, mais protestant toujours, ils quittèrent la partie lorsque Trebonius eut proclamé l’acceptation de la loi par le peuple[15]. Une de ses dispositions décidait que Pompée resterait à Rome après son consulat, et qu’il ferait gouverner sa province d’Espagne par ses lieutenants. Le vote fut émis au milieu du plus orageux tumulte. Ateius fut blessé dans la mêlée, qui coûta la vie à quelques citoyens ; c’était chose trop fréquente alors pour produire une grande sensation.

Telle était la mémorable lutte engagée alors à Rome entre les consuls et l’opposition. À ne juger que d’après certaines violences racontées par les historiens, on est tenté d’abord d’accuser Crassus et Pompée de s’être portés à un étrange abus de la force ; mais un examen plus attentif prouve qu’ils y furent, pour ainsi dire, contraints par les menées turbulentes d’une minorité factieuse. En effet, ces mêmes historiens, qui décrivent avec complaisance les moyens de compression coupable employés par les candidats au consulat, laissent ensuite échapper çà et là des assertions contraires, qui viennent détruire l’impression fâcheuse de leur récit. Ainsi, d’après Cicéron, l’opinion publique blâmait la guerre qu’on faisait à Pompée et à Crassus[16]. Plutarque, après avoir présenté sous des couleurs défavorables les manœuvres des consuls pour la distribution des gouvernements des provinces, ajoute : « Ce partage plut à tous les partis. Le peuple désirait que Pompée ne fût pas éloigné de Rome[17]. »

César pouvait espérer que le consulat de Pompée et de Crassus rétablirait l’ordre et l’empire des lois : il n’en fut rien. Après avoir eux-mêmes si souvent violé la légalité et corrompu les élections, ils voulurent remédier au mal, qu’ils avaient contribué à aggraver, en proposant des mesures sévères contre la corruption ; ce tardif hommage rendu à la morale publique devait rester sans effet, comme l’avaient été tous les remèdes employés jusqu’alors.


Loi somptuaire de Pompée.

VI. Ils cherchèrent à réprimer le luxe par une loi somptuaire, mais un discours d’Hortensius suffit pour la faire rejeter. L’orateur, après un brillant tableau de la grandeur de la République et des progrès de la civilisation, dont Rome était le centre, se mit à louer les consuls de leur magnificence et du noble usage qu’ils faisaient de leurs immenses richesses[18]. Et, en effet, alors même Pompée faisait construire le théâtre qui porta son nom, et donnait des jeux publics où il semblait vouloir surpasser les somptuosités des plus prodigues courtisans du peuple romain[19]. Dans ces jeux, qui durèrent plusieurs jours, cinq cents lions et dix-huit éléphants furent tués. Ce spectacle émerveilla la foule ; mais on remarqua que, ordinairement insensible à la mort des gladiateurs qui expiraient sous ses yeux, elle s’attendrit aux cris de douleur des éléphants. Cicéron, qui assista à ces fêtes, met, dans le récit qu’il adresse à un de ses amis, les hommes et les bêtes sur le même rang, et ne témoigne pas plus de regrets pour les uns que pour les autres, tant le sentiment de l’humanité était encore peu développé[20].

La splendeur de ces jeux avait ébloui Rome et l’Italie, et rendu à Pompée une partie de son prestige ; mais les levées de troupes qu’il fut obligé de prescrire, peu de temps après, causèrent un vif mécontentement. Plusieurs tribuns opposèrent en vain leur veto, ils durent renoncer à une lutte dont Pompée et Crassus surtout se faisaient les soutiens.


Départ de Crassus pour la Syrie.

VII. Sans attendre la fin de son consulat, Crassus voulut quitter Rome : il partit dès les derniers jours d’octobre[21]. Ainsi que nous l’avons dit, ce n’était pas le gouvernement de la Syrie qui excitait son ardeur : son but était de porter la guerre dans le pays des Parthes, pour acquérir une nouvelle gloire et s’emparer des trésors de ces riches contrées.

La pensée de cette expédition n’était pas nouvelle. Les Parthes éveillaient depuis longtemps la jalousie de Rome. Ils avaient étendu leurs frontières depuis le Caucase jusqu’à l’Euphrate[22], et accru considérablement leur importance : leur chef prenait, comme Agamemnon, le titre de roi des rois. Il est vrai que la partie de la Mésopotamie enlevée par Tigrane aux Parthes leur avait été rendue par Lucullus, et Pompée avait renouvelé le traité qui faisait de l’Euphrate la frontière de l’empire des Arsacides. Mais ce traité n’avait pas toujours été respecté, car il n’était pas dans les habitudes de la République de souffrir un trop puissant voisin. Cependant diverses circonstances pouvaient, en ce moment, porter le sénat à faire la guerre aux Parthes. Pendant que A. Gabinius commandait en Syrie, Mithridate, détrôné, à cause de sa cruauté, par son plus jeune frère Orodes, avait invoqué l’appui du proconsul ; et celui-ci allait le lui donner, lorsque Pompée lui envoya l’ordre de se rendre d’abord en Égypte pour replacer Ptolémée sur son trône. Mithridate, assiégé dans Babylone, s’était remis entre les mains de son frère, qui, l’avait fait tuer[23]. D’un autre côté, les Parthes étaient toujours aux prises avec les rois d’Arménie, alliés des Romains. Le sénat, s’il l’avait voulu, ne manquait donc pas de prétextes pour déclarer la guerre. Il avait à venger la mort d’un prétendant ami, et à soutenir un allié menacé. Jusqu’à quel point le droit des gens pouvait-il être invoqué ? Cela est douteux, mais, depuis plusieurs siècles, la République consultait bien plus son intérêt que la justice, et la guerre contre les Parthes était tout aussi légitime que l’avaient été les guerres contre Persée, Antiochus ou Carthage.

Néanmoins cette entreprise rencontrait à Rome une vive opposition ; le parti hostile aux consuls craignait la gloire qui pouvait en rejaillir sur Crassus, et beaucoup d’esprits prudents redoutaient les périls d’une expédition si lointaine ; mais César, qui avait hérité de cette passion des anciens Romains rêvant pour leur ville la domination du monde, encourageait Crassus dans ses projets, et, dans l’hiver de 700, il envoya Publius à son père, avec mille cavaliers d’élite gaulois.

Des augures sinistres signalèrent le départ du proconsul. Les deux tribuns du peuple C. Ateius Capito et P. Aquilius Gallus, adhérents du parti des grands, s’y opposèrent. Ils avaient réussi à faire partager leurs sentiments à beaucoup de leurs concitoyens. Crassus, intimidé, se fit accompagner de Pompée, dont l’ascendant sur le peuple était si puissant que sa présence suffit pour arrêter toute manifestation hostile. Ateius Capito ne se découragea pas ; il donna l’ordre à un huissier de s’emparer de Crassus au moment où il allait sortir de Rome. Les autres tribuns empêchèrent cette violence. Alors, voyant que tous ses efforts échouaient, il eut recours à un moyen extrême : il fit apporter un réchaud, y jeta des parfums en prononçant contre Crassus de terribles anathèmes. Ces imprécations étaient de nature à frapper les esprits superstitieux des Romains. On ne manqua pas de se les rappeler plus tard, lorsqu’on apprit les désastres de Syrie.


Caton propose de livrer César aux Germains.

VIII. Vers la même époque, arrivèrent à Rome les nouvelles de la défaite des Usipètes et des Tenctères, du passage du Rhin, et de la descente en Bretagne ; elles excitèrent un vif enthousiasme, et le sénat décréta vingt jours d’actions de grâces[24]. La dernière expédition surtout fit une grande impression sur les esprits ; c’était comme la découverte d’un nouveau monde ; l’orgueil national était flatté d’apprendre que les légions avaient pénétré dans un pays inconnu dont on se promettait d’immenses avantages pour la République[25]. Cependant tous n’étaient pas éblouis par les succès militaires ; quelques-uns prétendaient que César n’avait pas traversé l’Océan, mais un simple étang[26], et Caton, persévérant dans sa haine, proposa de le livrer aux Germains : il l’accusait de les avoir attaqués au moment où ils envoyaient des députés, et, par cette violation du droit des gens, d’avoir attiré sur Rome la colère céleste ; il fallait, disait-il, la faire retomber sur la tête du général perfide. Diatribe impuissante qui ne prévalut pas contre le sentiment public[27] ! Toutefois, dès que César en eut connaissance, trop sensible peut-être à l’injure, il écrivit au Sénat une lettre pleine d’invectives et d’accusations contre Caton. Celui-ci les repoussa d’abord avec calme ; puis, profitant de la circonstance, il se mit à peindre, sous les couleurs les plus noires, les prétendus desseins de César. « Ce n’étaient, disait-il, ni les Germains ni les Gaulois qu’il fallait redouter, mais cet homme ambitieux dont les projets n’étaient ignorés de personne. » Ces paroles frappèrent vivement un auditoire déjà prévenu défavorablement. Cependant la peur de l’opinion publique arrêta toute décision ; car, selon Plutarque : « Caton ne gagna rien hors du sénat ; le peuple voulait que César parvînt à la plus grande puissance, et le sénat, quoiqu’il pensât comme Caton, n’osa rien faire, par crainte du peuple[28]. »

  1. Plutarque, César, xviii.
  2. Suétone, César, lvii.
  3. « Que pense César de mon poëme, je vous prie ? Il m’a déjà écrit qu’il avait lu le premier livre et qu’il n’avait rien vu, même en grec, qui lui plût davantage. Le reste, jusqu’à certain passage, est plus négligé : c’est son expression. Dites-moi ce qui lui déplaît, le fond ou la forme, et ne craignez rien de votre franchise. » (Cicéron, Lettres à Quintus, II, xvi.)
  4. Plutarque, Crassus, xvi. — Dion-Cassius, XXXIX, xxxi.
  5. Plutarque, Caton, xlviii ; — Pompée, liv.
  6. Cicéron, Lettres familières, I, ix.
  7. Plutarque, Pompée, lv.
  8. Cicéron, Lettres à Quintus, II, ix.
  9. Le pays des Vaccéens comprenait une partie de la Vieille-Castille, du royaume de Léon et des provinces basques. Clunia, ville des Celtibériens, était située près de Coruña del Conde.
  10. Plutarque, Crassus, xix.
  11. Plutarque, Crassus, xix.
  12. Plutarque, César, xxiv.
  13. Plutarque, Caton, xlix. — Dion-Cassius, XXXIX, xxxiv.
  14. Dion-Cassius, XXXIX, xxxv.
  15. Plutarque, Caton, xlix. — Dion-Cassius, XXXIX, xxxiii, xxxv. — Dion-Cassius prétend à tort que l’imperium dans la province des Gaules ne fut prorogé à César que par une sorte de grâce, et seulement pour trois ans, lorsque ses partisans murmuraient de voir que Crassus et Pompée ne pensaient qu’à eux-mêmes. Il ne dit pas un mot de la conférence de Lucques, attestée par Suétone, Plutarque et Appien. Il oublie que Trebonius, créature de César, fut un de ses lieutenants les plus dévoués pendant la guerre civile. Nous pensons que le témoignage des autres historiens doit être préféré.
  16. « À mon avis, ce que ses adversaires auraient de mieux à faire, ce serait de cesser une lutte qu’ils ne sont pas de force à soutenir… Aujourd’hui la seule ambition qu’on puisse avoir, c’est d’être tranquille, et ceux qui gouvernent seraient disposés à nous le permettre, s’ils trouvaient certaines gens moins roidis contre leur domination. » (Cicéron, Lettres familières, I, viii, lettre à Lentulus.)
  17. Plutarque, Crassus, xix.
  18. Dion-Cassius, XXXIX, xxxvii.
  19. Dion-Cassius, XXXIX, xxxviii.
  20. Cicéron, Lettres familières, VII, i.
  21. D’après la lettre de Cicéron à Atticus (IV, xiii), Crassus était parti de Rome peu avant le 17 des calendes de décembre 699, ce qui répond, d’après la concordance établie par M. Le Verrier, au 28 octobre 699.
  22. Justin, XLI, vi.
  23. Justin, XLII, iv.
  24. Guerre des Gaules, IV, xxxviii.
  25. « César était très-fier de son expédition en Bretagne, et tout le monde à Rome le prônait avec enthousiasme. On se félicitait de connaître un pays dont auparavant on ignorait presque l’existence, d’avoir pénétré dans des contrées dont on n’avait pas entendu parler jusqu’alors ; chacun prenait ses espérances pour la réalité, et tout ce qu’on se flattait d’obtenir un jour faisait éclater une joie aussi vive que si on l’eût déjà possédé. » (Dion-Cassius, XXXIX, liii.) — « Après avoir débarqué en Bretagne, César crut avoir découvert un nouveau monde. Il écrivit (on ignore à qui) que la Bretagne n’était pas une île, mais un pays entourant l’Océan. » (Eumenius, Panégyriques, IV, ii.)
  26. Lucain, Pharsale, II, vers 571.
  27. « Sans tenir aucun compte de l’avis de Caton, le peuple fit pendant quinze jours des sacrifices pour célébrer cette victoire et donna les plus grandes marques de joie. » (Plutarque, Nicias et Crassus, iv.)
  28. Plutarque, Caton d’Utique, lviii.