Histoire de Jules César/Livre IV/Chapitre 5
I. L’expédition d’Angleterre, en 699, n’avait été, pour ainsi dire, qu’une reconnaissance démontrant la nécessité de forces plus nombreuses et de préparatifs plus considérables pour soumettre les peuples belliqueux de la Grande-Bretagne. Aussi, avant de partir pour l’Italie, César donna-t-il l’ordre de construire sur la côte, et surtout à l’embouchure de la Seine, un grand nombre de navires appropriés au transport des troupes. Au mois de juin il quitta l’Italie, visita ses chantiers de construction, indiqua Boulogne comme le rendez-vous général de sa flotte, et, en attendant qu’elle fût rassemblée, marcha promptement, avec quatre légions, vers le pays des Trévires, où les habitants, rebelles à ses ordres, étaient divisés en deux partis, ayant à leur tête, l’un Indutiomare, et l’autre Cingetorix. Il donna le pouvoir à ce dernier, favorable aux Romains. Après avoir ainsi calmé l’agitation de ce pays, César se rendit promptement à Boulogne, où il trouva 800 navires prêts à prendre la mer ; il s’embarqua avec cinq légions et deux mille chevaux, et, sans éprouver de résistance, débarqua, comme l’année précédente, près de Deal. Un premier combat heureux, non loin de Kingston, l’engageait à se porter en avant, lorsqu’il fut informé que la tempête venait de détruire une partie de sa flotte ; il retourna alors sur la côte, prit les mesures nécessaires pour réparer ce nouveau désastre, et fit tirer à terre tous les vaisseaux, qu’il entoura d’un retranchement attenant au camp. Il marcha ensuite vers la Tamise. Sur son chemin il rencontra les Bretons, qui, vaincus en deux combats successifs, avaient jeté cependant plus d’une fois le trouble et le désordre dans les rangs des légions, grâce à leurs chariots : ces machines de guerre, mêlées à la cavalerie, répandaient la terreur et déconcertaient la tactique romaine. César força le passage de la Tamise à Sunbury, alla attaquer la citadelle de Cassivellaunus, près de Saint-Albans, et s’en empara. Plusieurs peuplades, situées au sud de ce fleuve, firent leur soumission. Alors, redoutant l’approche de l’équinoxe et surtout les troubles qui pouvaient éclater en Gaule pendant son absence, il regagna le continent.
II. À peine de retour, il mit ses légions en quartiers d’hiver : Sabinus et Cotta à Tongres ; Cicéron à Charleroy ; Labienus, à Lavacherie sur l’Ourthe ; Fabius, à Saint-Pol ; Trebonius, à Amiens ; Crassus, à Montdidier ; Plancus, à Champlieu, et enfin Roscius dans le pays de Séez. Cette dislocation de l’armée, nécessitée par la difficulté de la nourrir, séparait par de grandes distances les quartiers les uns des autres, qui tous, excepté celui de Roscius, étaient compris dans un rayon de 100 milles.
Comme les années précédentes, César croyait pouvoir se rendre en Italie ; mais la Gaule frémissait toujours sous le joug étranger, et, tandis que les Orléanais massacraient Tasgetius, qui leur avait été donné pour roi depuis trois ans, des événements plus graves se préparaient dans les pays situés entre le Rhin et la Meuse. Les peuples de Liège, conduits par Ambiorix et Cativolcus, se soulèvent et attaquent, à Tongres, le camp occupé par Sabinus et Cotta avec quinze cohortes. Ne pouvant s’en emparer de vive force, ils ont recours à la ruse : ils répandent le bruit du départ de César et de la révolte de toute la Gaule ; ils offrent aux deux lieutenants de les laisser aller, sans obstacles, rejoindre les quartiers d’hiver les plus rapprochés. Sabinus assemble un conseil de guerre, dans lequel Cotta, vieux soldat éprouvé, refuse tout accommodement avec l’ennemi ; mais, comme il arrive souvent dans ces réunions, c’est à l’avis le moins énergique que se rallie la majorité ; les quinze cohortes, confiantes dans la promesse des Gaulois, abandonnent leur position inexpugnable et se mettent en route. Parvenues dans le défilé de Lowaige, elles sont assaillies et massacrées par les barbares, postés en embuscade dans les bois. Ambiorix, exalté par ce succès, soulève tous les peuples sur son chemin et court, à Charleroy, attaquer le camp de Cicéron. La légion, surprise, fait bonne contenance ; mais les Gaulois ont appris par des transfuges l’art d’assiéger les places à la manière romaine : ils élèvent des tours, construisent des galeries couvertes et entourent le camp d’une contrevallation. Cependant Cicéron a trouvé le moyen de faire connaître la gravité de sa situation à César. Celui-ci était à Amiens ; dès le lendemain du jour où il reçoit cette nouvelle, il part avec deux légions et envoie un Gaulois annoncer son approche. Les assaillants, informés de leur côté de la marche de César, abandonnent le siège et se portent au-devant de lui. Les deux armées se rencontrent près du petit ruisseau de la Haine, à 14 kilomètres de Charleroy. Enfermé dans ses retranchements, sur le mont Sainte-Aldegonde, César simule la frayeur, afin d’exciter les Gaulois à l’attaque, et, lorsque ceux-ci se précipitent sur les remparts pour les escalader, il fait une sortie par toutes les portes, met l’ennemi en déroute et jonche le terrain de morts. Le jour même, il rejoint Cicéron, félicite les soldats de leur courage et son lieutenant d’avoir obéi au principe romain de ne jamais entrer en pourparler avec un ennemi en armes. Cette victoire fit pour le moment échouer d’un seul coup les tentatives d’agression des populations des bords du Rhin contre Labienus, et celles des peuples maritimes des côtes de la Manche contre Roscius ; mais bientôt de nouveaux troubles survinrent ; les habitants de l’État de Sens renvoyèrent Cavarinus, que César leur avait donné pour roi, et, quelque temps après, Labienus fut forcé de se mesurer avec les habitants du pays de Trèves, qu’il défit dans un engagement où fut tué Indutiomare. À l’exception des Bourguignons et des Champenois, toute la Gaule était en fermentation, ce qui obligea César à y passer l’hiver.
III. Pendant ce temps, la lutte des partis se perpétuait à Rome, et Pompée, chargé des approvisionnements, ayant Claudius sous ses ordres des lieutenants et des légions, se tenait aux portes de la Ville ; sa présence en Italie, gage d’ordre et de tranquillité, était acceptée par tous les bons citoyens[1]. Son influence devait, aux yeux de César, paralyser celle de L. Domitius Ahenobarbus, parvenu au consulat. En effet, lorsque précédemment Crassus et Pompée s’étaient mis sur les rangs pour obtenir le consulat, le parti opposé, désespérant de l’emporter sur tous les deux, avait cherché à faire admettre au moins un de ses candidats. Il avait voulu renouveler sa manœuvre de 695, qui avait réussi à faire nommer Bibulus collègue de César. La tentative avait échoué ; mais, au moment où il fut question d’élire les consuls pour l’année 700, le parti aristocratique, n’ayant plus à lutter contre des personnages aussi éminents que Crassus et Pompée, obtint sans peine la nomination d’Ahenobarbus. Ce dernier représentait seul, dans cette haute magistrature, les passions hostiles aux triumvirs, puisque son collègue Appius Claudius Pulcher était encore, à cette époque, favorable à César.
L’autorité des consuls, quels qu’ils fussent, était impuissante à remédier à la démoralisation des hautes classes, que de nombreux symptômes révélaient à Rome comme dans les provinces. Cicéron lui-même, l’événement suivant le prouve, faisait bon marché de la légalité, quand elle gênait ses affections ou ses opinions politiques.
IV. L’oracle sibyllin, on s’en souvient, avait défendu de recourir aux armes pour faire rentrer dans ses États Ptolémée, roi d’Égypte. Malgré cette défense, Cicéron, dès l’année 698, avait engagé P. Lentulus, proconsul en Cilicie et en Chypre, à le réintégrer par la force, et, pour encourager cette entreprise, il lui avait fait entrevoir l’impunité dans le succès, sans lui cacher toutefois qu’en cas de revers la question légale et la question religieuse se produiraient menaçantes[2]. Lentulus avait cru plus prudent de s’abstenir ; mais Gabinius, proconsul en Syrie l’année suivante, ne s’était pas montré aussi scrupuleux. Acheté par le roi, disent les uns, ayant, disent les autres, reçu des ordres de Pompée, ce qui est plus probable, il avait laissé en Syrie son fils avec quelques troupes, et s’était dirigé avec ses légions vers l’Égypte.
Après avoir, en passant, rançonné la Judée et envoyé prisonnier à Rome le roi Aristobule, il traversa le désert et arriva devant Péluse. Un certain Archelaüs, qui était regardé comme bon général et qui avait fait la guerre sous Mithridate, était détenu en Syrie. Gabinius, informé que la reine Bérénice désirait le placer à la tête de son armée, et qu’elle offrait une forte somme pour sa rançon, s’empressa de le mettre en liberté, montrant par là autant d’avidité pour les richesses que de mépris pour les Égyptiens. Il les battit en plusieurs rencontres, tua Archelaüs, et entra dans Alexandrie, où il rétablit sur le trône Ptolémée, qui lui donna, dit-on, 10 000 talents[3]. Dans cette expédition, Marc-Antoine, qui bientôt allait être le questeur de César, commandait la cavalerie ; il se distingua par son intrépidité et son intelligence de la guerre[4]. Ce fut le commencement de sa fortune.
Gabinius, si l’on en croit Dion-Cassius, se garda bien d’envoyer la relation de sa conduite ; mais on ne tarda pas à la connaître, et il fut contraint de revenir à Rome, où l’attendaient les plus graves accusations. Malheureusement pour lui, lorsque le procès allait être jugé, Pompée, son protecteur, n’était plus consul.
Gabinius eut à subir successivement deux accusations : il fut absous de la première, sur le double chef de sacrilège et de lèse-majesté, parce qu’il paya chèrement ses juges[5]. Quant à la seconde accusation, relative à des faits de concussion, il éprouva plus de difficultés. Pompée, qui avait dû s’éloigner afin de pourvoir aux approvisionnements dont il était chargé, accourut aux portes de Rome, où ses fonctions de proconsul ne lui permettaient pas d’entrer, convoqua une assemblée du peuple hors du pomœrium, employa toute son autorité, et lut même des lettres de César en faveur de l’accusé. Bien plus, il pria Cicéron de prendre sa défense, et Cicéron l’accepta, oubliant les invectives dont il avait accablé Gabinius devant le sénat. Tant d’efforts échouèrent : il fallut céder au déchaînement de l’opinion publique, habilement excitée par les ennemis de Gabinius, et celui-ci, condamné, partit pour l’exil, où il resta jusqu’à la dictature de César[6].
V. On est étonné de voir des personnages tels que Pompée et César protéger des hommes qui semblent aussi décriés que Gabinius ; mais, pour juger avec impartialité les caractères de cette époque, il ne faut pas oublier d’abord qu’il y en avait fort peu sans tache, et ensuite que les partis politiques n’hésitaient pas à jeter sur leurs adversaires les plus odieuses calomnies. Gabinius, appartenant à la faction populaire, partisan de Pompée, avait encouru la haine de l’aristocratie et des publicains. Les grands ne lui pardonnaient pas d’avoir été l’auteur de la loi qui avait confié à Pompée le commandement de l’expédition contre les pirates et d’avoir montré, pendant son proconsulat en Syrie, peu de déférence à l’égard du sénat. Aussi cette assemblée refusait-elle, en 698, d’ordonner des actions de grâces pour ses victoires[7]. Les publicains lui en voulaient de ses décrets contre l’usure[8] et de sa sollicitude pour les intérêts de sa province[9]. Ce proconsul, qu’on représente comme un aventurier pillant ses administrés, paraît avoir gouverné la Judée avec justice et rétabli avec habileté, à son retour d’Égypte, les affaires troublées pendant son absence. Sa capacité militaire ne peut pas être révoquée en doute. En parlant de lui, l’historien Josèphe termine par ces mots son récit de la bataille contre les Nabatéens : « Ce grand capitaine, après tant d’exploits, retourna à Rome, et Crassus lui succéda dans le gouvernement de Syrie[10]. » Néanmoins il est très-probable que Gabinius n’était pas plus scrupuleux que les autres proconsuls en fait de probité ; car, si la corruption s’étalait alors avec impudence dans les provinces, elle était encore peut-être plus éhontée à Rome. En voici un exemple frappant. Deux candidats au consulat, Domitius Calvinus et Memmius Gemellus, associèrent leurs clients et leurs ressources de tout genre pour obtenir cette première magistrature. Voulant se procurer l’appui de Ahenobarbus et de Claudius Pulcher, consuls en exercice, ils s’engagèrent par écrit à leur faire obtenir, à leur sortie de charge, les provinces qu’ils désiraient, et cela à l’aide d’une double fraude : ils promettaient d’abord de faire affirmer par trois augures l’existence d’une loi curiate supposée, ensuite de trouver deux consulaires qui déclareraient avoir assisté au règlement relatif à la distribution des provinces ; en cas d’inexécution, il était stipulé, au profit des conseils, 400 000 sesterces[11]. Ce trafic sans pudeur et d’autres du même genre, dans lesquels furent compromis Emilius Scaurus et Valerius Messala, avaient fait doubler l’intérêt de l’argent[12]. Le marché se serait probablement réalisé si, les deux consuls s’étant brouillés, Memmius n’eût dénoncé la convention en plein sénat et produit le contrat. Le scandale fut énorme, mais demeura impuni à l’égard des consuls.
Memmius, autrefois ennemi de César, s’était depuis rallié à son parti ; néanmoins celui-ci, outré de son impudence, blâma sa conduite et l’abandonna ; Memmius fut exilé[13]. Quant à Domitius, il fut, à la vérité, accusé de brigue, et le sénat crut lui fermer absolument le consulat en décidant que les comices consulaires n’auraient lieu qu’après le jugement de son procès.
Tous ces faits témoignent de la décadence d’une société, car la dégradation morale des individus devait infailliblement amener l’avilissement des institutions.
VI. Vers le mois d’août de l’année 700, César perdit sa mère Aurélie, et, quelques jours après, sa fille Julie. Celle-ci, dont la santé avait été altérée depuis les troubles de l’année précédente, était devenue enceinte ; elle mourut en donnant le jour à un fils, qui ne vécut pas. César fut douloureusement affecté de ce malheur[14], dont il reçut la nouvelle pendant son expédition de Bretagne[15]. Pompée désirait faire enterrer sa femme dans sa terre d’Albe ; le peuple s’y opposa, emporta le corps au Champ de Mars, et exigea qu’il y fût enseveli. Par ce rare privilège réservé aux hommes illustres, il voulait, selon Plutarque, honorer plutôt la fille de César que la femme de Pompée[16]. Cette mort brisait un des liens qui unissaient les deux hommes les plus importants de la République. Pour en créer de nouveaux, César proposa sa nièce Octavie en mariage à Pompée, dont il offrait d’épouser la fille, déjà mariée à Faustus Sylla[17].
VII. À la même époque, le proconsul des Gaules faisait, avec le produit du butin, reconstruire à Rome un édifice magnifique, la vieille basilique du Forum, qu’on étendait jusqu’au temple de la Liberté. « Ce sera la plus belle chose du monde, dit Cicéron ; il y aura dans le Champ de Mars sept enceintes électorales et des galeries de marbre qui seront entourées de grands portiques de mille pas. Auprès se trouvera une villa publique. » Paullus était chargé de l’exécution des travaux. Cicéron et Oppius trouvaient que soixante millions de sesterces étaient peu de chose pour une semblable entreprise[18]. Selon Pline, le seul achat de l’emplacement du Forum coûta à César la somme de cent millions de sesterces[19]. Cette construction, interrompue par les événements, ne fut terminée qu’après la guerre d’Afrique[20].
VIII. Tandis que César s’attirait, par ces travaux destinés au public, l’admiration générale, il ne négligeait aucun de ces ménagements qui étaient de nature à lui assurer le concours des hommes importants. Cicéron, comme on l’a vu, s’était déjà réconcilié avec lui, et César avait tout mis en œuvre pour le gagner encore davantage. Il flattait son amour-propre, faisait droit à toutes ses recommandations[21], traitait avec de grands égards Quintus Cicéron, dont il avait fait un de ses lieutenants ; il allait même jusqu’à mettre à la disposition du grand orateur son crédit et sa fortune[22]. Aussi Cicéron était-il en correspondance suivie avec lui. Il composait, on l’a vu, des poèmes en son honneur, et il écrivait à Quintus « qu’il mettait au-dessus de tout l’amitié d’un tel homme, dont l’affection lui était aussi précieuse que celle de son frère et de ses enfants[23]. » Ailleurs il disait : « Les procédés mémorables et vraiment divins de César pour moi et pour mon frère m’ont imposé le devoir de le seconder dans tous ses projets[24]. » Et il avait tenu parole. C’est sur la demande de César que Cicéron avait consenti à reprendre ses anciennes relations d’amitié avec Crassus[25], et à défendre Gabinius et Rabirius. Ce dernier, compromis dans les affaires d’Égypte, était accusé d’avoir reçu de grandes sommes d’argent du roi Ptolémée ; mais Cicéron prouva qu’il était pauvre, réduit à vivre de la générosité de César, et, dans le cours du procès, s’exprima ainsi :
« Voulez-vous, juges, savoir la vérité ? Si la générosité de C. César, extrême envers tout le monde, n’eût, à l’égard de Rabirius, dépassé toute croyance, il y a déjà longtemps que nous ne le verrions plus dans le Forum. César à lui seul remplit envers Postumus le devoir de ses nombreux amis, et les services que ceux-ci rendaient à sa prospérité, César les prodigue à son infortune. Postumus n’est plus que l’ombre d’un chevalier romain ; s’il garde ce titre, c’est par la protection, par le dévouement d’un seul ami. Ce simulacre de son ancien rang, que César seul lui a conservé et l’aide à soutenir, est le seul bien qu’on puisse lui ravir aujourd’hui. Et voilà pourquoi nous devons d’autant plus le lui maintenir dans sa détresse. Ce ne peut être l’effet d’un mérite médiocre, que d’inspirer, absent et malheureux, tant d’intérêt à un tel homme, qui, dans une fortune si élevée, ne dédaigne pas d’abaisser ses regards sur les affaires d’autrui. Dans cette préoccupation des grandes choses qu’il fait ou qu’il a faites, on ne s’étonnerait pas de le voir oublier ses amis, et, s’il les oubliait, il lui serait facile de se le faire pardonner.
J’ai reconnu dans César de bien éminentes et merveilleuses qualités ; mais ses autres vertus sont, comme sur un vaste théâtre, exposées aux regards des peuples. Choisir habilement l’assiette d’un camp, ranger une armée, emporter des places, enfoncer des lignes ennemies, affronter la rigueur de l’hiver et ces frimas que nous avons peine à supporter au sein de nos villes et de nos maisons, poursuivre l’ennemi dans cette même saison où les bêtes sauvages se cachent au fond de leurs retraites, et où partout le droit des gens fait trêve aux combats : ce sont là de grandes choses ; qui le nie ? mais elles ont pour mobile la plus magnifique des récompenses, l’espoir de vivre éternellement dans la mémoire des hommes. De tels efforts ne surprennent point dans celui qui aspire à l’immortalité.
Voici la gloire que j’admire en César, gloire que ne célèbrent ni les vers des poëtes ni les monuments de l’histoire, mais qui se pèse dans la balance du sage : un chevalier romain, son ancien ami, attaché, dévoué, affectionné à sa personne, avait été ruiné, non par les excès, non par les honteuses dépenses et les pertes où conduisent les passions, mais par une spéculation ayant pour but d’augmenter son patrimoine : César l’a retenu dans sa chute, il n’a pas souffert qu’il tombât, il lui a tendu la main, il l’a soutenu de son bien, de son crédit, et il le soutient encore aujourd’hui ; il arrête son ami sur le bord du précipice, et le calme de son âme n’est pas plus troublé par l’éclat de son propre nom, que ses yeux ne sont éblouis par l’éclat de sa gloire. Qu’elles soient grandes dans notre estime, comme elles le sont en réalité, les actions dont je parlais tout à l’heure ! De mon opinion à cet égard qu’on pense ce qu’on voudra ; mais quand je vois, au sein d’une telle puissance et d’une si prodigieuse fortune, cette générosité envers les siens, cette mémoire de l’amitié, je les préfère à toutes les autres vertus. Et vous, juges, loin que ce caractère de bonté, si nouveau, si rare chez les hommes considérables et illustres, soit par vous dédaigné, repoussé, vous devez l’entourer de votre faveur et chercher à l’encourager ; vous le devez d’autant plus, qu’on semble avoir choisi ce moment pour porter atteinte à la considération de César, bien que, sous ce rapport, on ne puisse rien faire qu’il ne supporte avec constance ou qu’il ne répare sans peine. Mais s’il apprend que l’un de ses meilleurs amis a été frappé dans son honneur, il en concevra la douleur la plus profonde, et ce sera pour lui un malheur irréparable[26]. »
Dans une autre circonstance, Cicéron expliquait ainsi la raison de son attachement pour le vainqueur des Gaules : « Je refuserais mes éloges à César, quand je sais que le peuple, et, à son exemple, le sénat, dont mon cœur ne s’est jamais séparé, lui ont prouvé leur estime par des témoignages éclatants et multipliés ! Alors, sans doute, il faudrait avouer que l’intérêt général n’influe point sur mes sentiments, et que les individus seuls sont les objets de ma haine ou de mon amitié ! Eh quoi ! je verrais mon vaisseau voguer à pleines voiles vers un port qui, sans être le même que je préférais autrefois, n’est ni moins sûr ni moins tranquille, et, au risque de ma vie, je lutterais contre la tempête plutôt que de m’abandonner à la sagesse du pilote qui promet de me sauver ! Non, il n’y a point d’inconstance à suivre les mouvements que les orages impriment au vaisseau de l’État. Pour moi, j’ai appris, j’ai reconnu, j’ai lu une vérité, et les écrivains de notre nation, ainsi que ceux des autres peuples, l’ont consacrée dans leurs ouvrages par l’exemple des hommes les plus sages et les plus illustres ; c’est qu’on ne doit pas s’obstiner irrévocablement dans ses opinions, mais qu’on doit prendre les sentiments qu’exigent la situation de l’État, la diversité des conjonctures et le bien de la paix[27]. »
Dans son Discours contre Pison, il s’écrie : « Il me serait impossible, en considération des grandes choses que César a faites, et qu’il fait tous les jours, de n’être pas son ami. Depuis qu’il commande vos armées, ce n’est plus le rempart des Alpes que je veux opposer à l’invasion des Gaulois ; ce n’est plus au moyen de la barrière du Rhin, avec tous ses gouffres, que je veux arrêter les farouches nations germaniques. César en a fait assez pour que, si les montagnes venaient à s’aplanir, et les fleuves à se dessécher, notre Italie, privée de ses fortifications naturelles, trouvât dans le résultat de ses victoires et de ses exploits une défense assurée[28]. »
L’expansion chaleureuse de tels sentiments devait toucher César, lui inspirer de la confiance ; aussi engageait-il fortement Cicéron à ne pas quitter Rome[29].
L’influence de César continuait à grandir, les lettres et les discours de Cicéron le témoignent assez. S’agissait-il de faire arriver des citoyens tels que C. Messius, M. Orfius, M. Curtius, C. Trebatius[30], à des positions élevées, ou d’intéresser les juges en faveur d’un accusé, comme dans le procès de Balbus, de Rabirius, de Gabinius, c’était toujours le même appui qu’on invoquait[31].
- ↑ Voir page 402.
- ↑ Cicéron, Lettres familières, I, vii.
- ↑ Dion-Cassius, XXXIX, lvi, lvii, lviii. — Schol. Bob. Pro Plancio, 271.
- ↑ Plutarque, Antoine, ii.
- ↑ Voici ce qu’en dit Dion-Cassius : « L’influence des hommes puissants et des richesses était si grande, même contre les décrets du peuple et du sénat, que Pompée écrivit à Gabinius, gouverneur de la Syrie, pour le charger de ramener Ptolémée en Égypte, et que celui-ci, qui s’était déjà mis en campagne, l’y reconduisit, malgré la volonté publique et au mépris des oracles de la Sibylle. Pompée ne voulait que se rendre agréable à Ptolémée ; mais Gabinius s’était laissé corrompre. Plus tard, accusé pour ce fait, il ne fut pas condamné, grâce à Pompée et à son or. Il régnait alors à Rome un tel désordre moral, que des magistrats et des juges, qui n’avaient reçu de Gabinius qu’une faible partie des sommes qui avaient servi à le corrompre, ne tinrent aucun compte de leurs devoirs pour s’enrichir et apprirent aux autres à mal faire, en leur montrant qu’ils pourraient facilement se soustraire au châtiment avec de l’argent. Voilà ce qui fit absoudre Gabinius ; dans la suite, traduit en justice pour avoir enlevé de sa province plus de cent millions de drachmes, il fut condamné. » (Dion-Cassius, XXXIX, lv.)
- ↑ Dion-Cassius, XXXIX, xliii.
- ↑ Cicéron, Lettres à Quintus, II, viii.
- ↑ Voir l’Index legum de Baiter, 181.
- ↑ Josèphe, XIV, xliii.
- ↑ Josèphe, XIV, xi.
- ↑ Cicéron, Lettres à Atticus, IV, xviii.
- ↑ Cicéron, Lettres à Quintus, II, xv.
- ↑ Schol. Bob. Pro Sextio, 297. — Cicéron, Lettres à Atticus, IV, xvi ; — Lettres familières, XIII, xix.
- ↑ « César m’a écrit de Bretagne une lettre datée des calendes de septembre (28 août), que j’ai reçue le 4 des calendes d’octobre (23 septembre). Son deuil m’a empêché de lui répondre et de le féliciter. » (Cicéron, Lettres à Quintus, III, i.)
- ↑ « Dans l’affliction où se trouve César je n’ose lui écrire, mais j’ai écrit à Balbus. » (Cicéron, Lettres familières, VII, ix.) — « Que la lettre de César est aimable et touchante ! Il y a dans ce qu’il écrit un charme qui augmente ma sympathie pour le malheur qui l’afflige. » (Cicéron, Lettres à Quintus, III, i.)
- ↑ Plutarque, Pompée, iv.
- ↑ Suétone, César, xxvii.
- ↑ Cicéron, Lettres à Atticus, IV, xvii. — Suétone, César, xxxvi.
- ↑ Pline, Histoire naturelle, XXXVI, xv.
- ↑ Appien, Guerres civiles, II, cii.
- ↑ « Avez-vous quelque autre protégé à m’envoyer, je m’en charge. » (Lettre de César citée par Cicéron, Lettres familières, VII, v.) « Je ne dis pas un mot, je ne fais pas une démarche dans l’intérêt de César, qu’aussitôt il ne me témoigne hautement y attacher un prix qui m’assure de son affection. » (Cicéron, Lettres familières, VII, v.)
- ↑ « Je dispose comme de choses à moi de son crédit, qui est prépondérant, et de ses ressources, qui, vous le savez, sont immenses. » (Lettres familières, I, ix.) Quelques années plus tard, lorsque Cicéron prévoyait la guerre civile, il écrivait à Atticus : « Il y a cependant une affaire dont je ne cesserai de vous parler tant que je vous écrirai à Rome, c’est la créance de César. Libérez-moi avant de partir, je vous en conjure. » (Cicéron, Lettres à Atticus, V, vi.)
- ↑ Lettres à Quintus, II, xv ; III, i.
- ↑ Lettres familières, I, ix.
- ↑ « J’ai pris sa défense (de Crassus) dans le sénat, comme de hautes recommandations et mon propre engagement m’en faisaient une loi. » (Lettres familières, I, ix.)
- ↑ Cicéron, Pour Rabirius Postumus, xv-xvi.
- ↑ Cicéron, Pour Cn. Plancius, xxxix. (An de Rome 700.)
- ↑ Cicéron, Discours contre L. Calpurnius Pison, xxxiii. (An de Rome 700.)
- ↑ Cicéron, Lettres à Quintus, III, i.
- ↑ Cicéron, Lettres à Atticus, IV, xv ; — Lettres familières, VII, v ; — Lettres à Quintus, II, xv.
- ↑ « Pompée est tout à Gutta, et il se fait fort d’obtenir de César une intervention active. » (Cicéron, Lettres à Quintus, III, viii.)