Histoire de Jules César/Livre IV/Chapitre 6
I. L’agitation de la Gaule, la perte de quinze cohortes à Tongres obligèrent César à augmenter son armée ; il leva deux autres légions dans la Cisalpine, et en demanda une troisième à Pompée. De nouveau à la tête de dix légions, César, avec son activité ordinaire, s’empressa de réprimer les insurrections naissantes. Depuis l’Escaut jusqu’au Rhin, depuis la Seine jusqu’à la Loire, la plupart des peuples étaient en armes. Ceux de Trèves avaient appelé les Suèves à leur aide.
Sans attendre la fin de l’hiver, César réunit quatre légions à Amiens, et, tombant à l’improviste sur les peuples du Hainaut, les força promptement à la soumission. Puis il convoqua dans cette dernière ville l’assemblée générale de la Gaule ; mais les peuples de Sens, d’Orléans et de Trèves ne s’y rendirent pas. Il transféra alors l’assemblée à Paris, marcha ensuite vers Sens, où son arrivée subite suffit pour pacifier non-seulement ce pays, mais encore l’Orléanais. Ayant ainsi apaisé en peu de temps les troubles du nord et du centre de la Gaule, il porta toute son attention vers les pays situés entre le Rhin et la Meuse, où Ambiorix continuait à fomenter la révolte. Il était impatient de venger sur lui la défaite de Sabinus ; mais, pour l’atteindre plus sûrement, il voulut d’abord faire deux expéditions, l’une dans le Brabant, l’autre dans le pays de Trèves, et de cette manière couper à ce chef toute retraite tant du côté du nord que du côté de l’est, où se trouvaient les Germains.
De sa personne il s’avança vers le Brabant, qu’il réduisit bientôt à l’obéissance. Pendant ce temps, Labienus remportait, aux bords de l’Ourthe, sur les habitants du pays de Trèves, une grande victoire. Au bruit de cette défaite, les Germains, qui avaient déjà passé le Rhin, retournèrent chez eux. César rejoignit Labienus sur le territoire de Trèves, et, décidé à châtier les Suèves, il passa une seconde fois le Rhin, près de Bonn, un peu au-dessus de l’endroit où il avait construit un pont deux ans auparavant. Après avoir forcé les Suèves à se réfugier dans l’intérieur des terres, il revint dans la Gaule, fit couper une partie du pont et laissa une forte garnison sur la rive gauche.
II. Ayant ainsi rendu toute retraite impossible à Ambiorix, il s’avança avec son armée vers le pays liégeois par Zulpich et Eupen, à travers la forêt des Ardennes. Parvenu sur la Meuse, il distribua ses troupes en trois corps, et envoya tous les bagages avec la 14e légion, sous les ordres de Cicéron, dans le fort de Tongres, où avait eu lieu la catastrophe de Sabinus. De ces trois corps, le premier fut dirigé vers le nord, près des frontières méridionales du Brabant ; le second vers l’ouest, entre la Meuse et la Demer ; le troisième marcha vers l’Escaut, commandé par César, dont l’intention était de gagner l’extrémité de la forêt des Ardennes entre Bruxelles et Anvers, où l’on disait qu’Ambiorix s’était réfugié. En partant de Tongres, il annonça qu’il serait de retour dans sept jours. Mais, ne voulant pas hasarder ses troupes dans des terrains difficiles, contre des hommes qui, dispersés, faisaient une guerre de partisans, il invita par des messagers les peuples voisins à venir ravager le pays liégeois, et, à son appel, tous accoururent pour se livrer au pillage. Parmi eux 2 000 cavaliers sicambres, attirés d’au delà du Rhin, conçoivent l’idée de tomber sur le camp de Cicéron pour s’emparer des richesses qu’il contenait. Ils arrivent au moment où une partie de la garnison était allée au fourrage. Ce fut à grand’peine, et en perdant deux cohortes, que les Romains purent repousser cette attaque. La dévastation du pays de Liège s’accomplit ; mais Ambiorix échappa.
La défaite de Sabinus à Tongres ainsi cruellement vengée, César revint à Reims, y convoqua l’assemblée de la Gaule et y fit juger la conjuration des Sénonais et des Orléanais. Accon, chef de la révolte, fut condamné à mort et exécuté, et César, après avoir mis ses légions en quartiers d’hiver dans les pays qu’arrosent la Moselle, la Marne et l’Yonne, se rendit en Italie.
III. À Rome, le jeu légal des institutions était sans cesse entravé par des ambitions particulières. L’année 700 avait fini sans que les comices consulaires eussent été tenus. Tantôt les tribuns du peuple, seuls magistrats dont l’élection avait lieu à jour fixe, s’opposaient à la tenue des comices ; tantôt les interrois eux-mêmes n’obtenaient pas d’auspices favorables, ou, dans ces moments de trouble, n’osaient pas assembler le peuple[1]. L’audace des agitateurs de tous les partis explique cette anarchie.
Fatiguée des intrigues et du désordre, l’opinion publique n’en attendait la fin que d’un pouvoir nouveau, ce qui arrache à Cicéron cet aveu pénible : « La République est sans force, Pompée seul est puissant[2]. » On parlait même déjà de dictature[3]. Plusieurs, selon Plutarque, osaient dire ouvertement « que la puissance d’un seul était l’unique remède aux maux de la République, et que ce remède, il fallait le recevoir du médecin le plus doux, ce qui désignait clairement Pompée[4]. » Aussi le tribun Lucceius fit-il la proposition formelle d’élire Pompée dictateur. Caton s’éleva énergiquement contre cette motion intempestive. Plusieurs amis de Pompée crurent utile de le justifier en affirmant qu’il n’avait jamais demandé ni désiré la dictature. Les reproches de Caton n’en avaient pas moins produit leur effet, et, pour couper court aux soupçons, Pompée permit la tenue des comices consulaires[5]. En effet, il n’avait jamais le courage de son ambition, et, « quoiqu’il affectât dans ses discours, dit Plutarque, de refuser le pouvoir absolu, toutes ses actions tendaient à y parvenir[6]. »
Les comices s’ouvrirent au mois de sextilis de l’année 701 ; les consuls nommés furent Cn. Domitius Calvinus et M. Valerius Messala. Le premier avait été mis en accusation, ainsi que nous l’avons vu plus haut ; mais les préoccupations du moment avaient fait traîner son jugement en longueur ; on ignore s’il fut acquitté, ou si toute action judiciaire ne fut pas paralysée à cause de l’absence de magistrats pendant les premiers mois de l’année 701. D’ailleurs, Calvinus était protégé par Pompée, et son collègue, Messala, était favorisé par César, à la recommandation de Cicéron.
IV. Crassus était parti pour la Syrie depuis environ dix-huit mois, plein d’ambitieuses espérances et se flattant de réaliser d’immenses conquêtes. Il voulait non-seulement soumettre les Parthes, mais même renouveler les campagnes d’Alexandre, pénétrer dans la Bactriane et arriver jusqu’aux Indes ; malheureusement il n’était pas à la hauteur d’une semblable tâche. Oubliant les premières règles d’un général en chef, qui consistent à ne jamais mépriser ses ennemis et à mettre de son côté toutes les chances de succès, il n’avait aucun souci de l’armée qu’il allait combattre, ne s’était enquis ni des chemins, ni des contrées qu’il devait traverser, et négligeait les alliances et les secours que pouvaient lui offrir les peuples voisins et ennemis des Parthes.
Il était parti de Brundusium malgré la mauvaise saison, avait débarqué à Dyrrachium, non sans avoir perdu plusieurs bâtiments ; de là, suivant la route militaire directe qui conduisait des côtes de l’Adriatique au Bosphore[7], il s’était rendu par terre en Galatie, et était entré en Mésopotamie, après avoir franchi l’Euphrate[8].
Les Parthes, surpris, n’opposèrent aucune résistance, et les riches et florissantes colonies grecques de l’Euphrate et du Tigre, qui détestaient le joug parthe, reçurent Crassus comme un libérateur. La ville de Nicephorium (Rakkah), située près d’Ichnæ, sur le Balissus, lui ouvrit ses portes ; Zenodotium seule l’obligea à un siège. Au lieu de profiter du concours des circonstances et de s’avancer promptement sur le Tigre, d’enlever la ville considérable de Séleucie, Ctésiphon[9], résidence ordinaire du roi des Parthes, et même Babylone, il se borna à rançonner la province. Ayant laissé 7 000 hommes d’infanterie et 1 000 chevaux en garnison dans quelques places fortes, il retourna en Syrie prendre ses quartiers d’hiver. Là, sans s’occuper de la campagne prochaine, il ne pensa qu’à commettre des exactions et à piller les temples d’Hiérapolis et de Jérusalem.
Au commencement de 701, Crassus se remit en campagne avec sept légions, près de 4 000 cavaliers et un pareil nombre de fantassins armés à la légère[10], et rentra en Mésopotamie. Il avait pour lieutenants son fils Publius, célèbre par son courage, l’élévation de ses sentiments et sa conduite dans la Gaule ; le brave Octavius, qui, plus tard, périt pour ne pas abandonner son général ; Vargunteius, Censorinus et Petronius ; pour questeur, C. Cassius Longinus, apprécié pour sa valeur et sa sagesse, et qui fut, dix ans après, un des meurtriers de César. Un Arabe était devenu son auxiliaire ; c’était le chef des Osroènes, bédouins du désert, lequel avait jadis servi Pompée dans sa campagne contre Mithridate ; il se nommait Abgaros ou Abgar[11], et s’était laissé acheter par le roi des Parthes pour trahir Crassus.
Artabaze, roi d’Arménie, vint trouver le proconsul à la tête de 6 000 chevaux, lui en promettant 10 000 autres avec 30 000 fantassins, s’il consentait à attaquer les Parthes par l’Arménie, où la nature montagneuse du pays rendrait inutile leur nombreuse et redoutable cavalerie. Crassus rejeta cette proposition, alléguant la nécessité d’aller rejoindre en Mésopotamie les garnisons qu’il y avait laissées l’année précédente. Celles-ci, en effet, étaient déjà bloquées par les Parthes, et des soldats évadés l’informaient des immenses préparatifs que faisait Orodes pour lui résister. Il traversa donc une seconde fois l’Euphrate non loin de Biradjik, lieu du passage d’Alexandre le Grand[12]. Là il avait à choisir entre deux directions pour atteindre Séleucie : ou descendre la rive gauche de l’Euphrate jusqu’au point où il se rapproche du Tigre[13], ou traverser le désert. La première, proposée par Cassius, lui procurait, quoique plus longue, l’immense avantage d’appuyer constamment son aile droite à l’Euphrate, sur lequel des bateaux auraient porté ses approvisionnements. La seconde offrait, il est vrai, un trajet plus court, mais on s’exposait en la suivant à manquer d’eau, de vivres, et à des marches plus pénibles. Les conseils perfides d’Abgar lui firent préférer cette dernière. « Il n’y avait pas, disait l’Arabe, un moment à perdre pour empêcher les Parthes d’enlever leurs trésors et de les mettre en sûreté chez les Hyrcaniens et les Scythes. » Crassus possédait quelques-unes des qualités qui font un bon général ; il en avait donné des preuves dans la guerre des alliés comme dans celle contre Spartacus, mais la cupidité paralysait ses facultés. La gloire doit être la seule préoccupation du soldat.
Pendant ce temps, Orodes, roi des Parthes, avait divisé ses forces en deux corps d’armée : l’un, dont il prit le commandement, alla ravager l’Arménie pour empêcher Artabaze de se joindre aux Romains ; l’autre fut confié au vizir Surena, homme de mérite auquel Orodes devait sa couronne. Sans méconnaître son intelligence, nous ne croyons pas, comme quelques écrivains, que Surena inventa une nouvelle tactique pour s’opposer à celle des Romains, et qu’à cet effet, renonçant à l’infanterie, il se servit seulement de sa cavalerie. S’il mit toute sa confiance dans cette arme, c’est que les Parthes, se conformant à la nature de leur pays, ne combattaient généralement qu’à cheval, et chez eux, comme le dit Dion-Cassius, l’infanterie n’avait aucune valeur[14]. Le talent de Surena fut d’employer la ruse, si familière aux Asiatiques, pour entourer Crassus d’embûches et de traîtres et l’attirer dans des plaines où la cavalerie avait tout l’avantage.
L’armée des Parthes était donc uniquement composée de cavaliers, les uns bardés de fer, ainsi que leurs chevaux[15], armés de lances longues et pesantes ; les autres munis d’arcs puissants dont les flèches, d’une plus grande portée que celles des Romains, perforaient les armes défensives.
Après avoir quitté la ville de Carrhes, l’armée romaine s’avançait vers le sud à travers le désert. Les sables, la chaleur rendaient la marche pénible, et l’ennemi restait toujours invisible. Enfin, arrivée au bord d’une petite rivière, le Balissus (Belick), qui se jette dans l’Euphrate, elle aperçut quelques cavaliers parthes. Abgar, envoyé en reconnaissance contre eux avec une avant-garde, ne revint pas. Le traître avait livré Crassus à Surena. Le proconsul, impatient et inquiet, franchit alors le Balissus avec toute son armée, et, sans la laisser reposer, il pousse en avant sa cavalerie ; et force l’infanterie à la suivre.
Bientôt quelques soldats viennent apprendre à Crassus qu’ils ont seuls pu échapper à l’embuscade dans laquelle est tombée son avant-garde, et que toute l’armée des Parthes marche à sa rencontre. À cette nouvelle, lui, qui croyait que l’ennemi n’oserait pas l’attendre, se trouble et range à la hâte ses troupes en bataille sur un front étendu, de crainte d’être enveloppé. La cavalerie est sur les ailes ; les Osroènes forment une dernière ligne. Les Parthes lancent d’abord leur cavalerie légère, qui tourbillonne dans la plaine en soulevant des nuages de poussière, font retentir l’air de cris sauvages et du bruit des tambours[16], puis se retirent comme s’ils fuyaient[17]. Crassus fait sortir contre eux son infanterie légère ; mais, entourée et accablée par les armes de jet plus puissantes des Parthes, elle est obligée de se réfugier derrière les légions.
Tout à coup les Osroènes qu’Abgar n’avait pas emmenés avec lui attaquent les Romains par derrière[18], et en même temps apparaissent, resplendissant au soleil, les lignes étendues des cavaliers cuirassés. Crassus forme alors son armée en carré. Chaque face est composée de douze cohortes, le reste est en réserve. La cavalerie et l’infanterie légère, partagées en deux corps, flanquent deux côtés opposés du carré[19]. Publius et Cassius commandent, l’un la droite, l’autre la gauche. Crassus se place au centre[20]. La grosse cavalerie, la lance en arrêt, charge le grand carré romain et tente de l’enfoncer ; mais les rangs épais et serrés des légions lui opposent une résistance invincible. Les Parthes reculent à une certaine distance et rappellent leurs nombreux archers, puis, tous ensemble, ils reviennent en ligne et font pleuvoir sur les masses profondes des Romains une grêle de traits dont aucun ne manque son but. Les légionnaires, s’ils restent de pied ferme, ont le désavantage avec leurs pilums et leurs frondes à petite portée, et, s’ils s’avancent pour se servir de leurs épées, ils perdent cette cohésion qui fait leur force. Immobiles, se défendant à peine, ils voient leur nombre diminuer sans se décourager : ils espèrent que bientôt l’ennemi aura épuisé ses munitions. Mais les rangs des Parthes se succèdent les uns aux autres ; à mesure que les premiers ont tiré toutes leurs flèches, ils vont en reprendre près d’une longue file de chameaux qui portent les approvisionnements. Le combat dure depuis plusieurs heures, les Parthes s’étendent toujours davantage en cercle et menacent d’entourer entièrement le grand carré romain.
Dans cette situation critique, Crassus ne peut plus avoir recours qu’à sa cavalerie. Le côté le plus pressé par l’ennemi est celui que commande Publius ; son père lui ordonne de tenter un suprême effort pour dégager l’armée.
Ce noble et intrépide jeune homme prend à l’instant 1 300 cavaliers, parmi lesquels se trouvaient les 1 000 Gaulois envoyés par César, 500 archers et huit cohortes d’infanterie. Deux jeunes gens de son âge le suivent, Censorinus et Megabacchus, le premier sénateur et orateur de talent, le second, également distingué. Dès qu’ils s’ébranlent, les Parthes, suivant leur coutume, s’enfuient tout en lançant des flèches, à la manière des Scythes. Publius prend cette fuite pour une déroute et se laisse entraîner au loin. Lorsque, depuis longtemps, il a perdu de vue le corps de bataille, les fuyards s’arrêtent, font volte-face, sont rejoints par de nombreuses réserves et enveloppent la troupe romaine. Elle se défend avec héroïsme, mais les Gaulois, privés d’armes défensives, résistent avec peine à la cavalerie bardée de fer. Cependant le fils de Crassus a été rejoint par ses fantassins, qui combattent avec valeur ; il veut les porter en avant, ceux-ci lui montrent leurs mains clouées aux boucliers et leurs pieds fixés à terre par les flèches. Publius fait alors un dernier appel à ses braves cavaliers gaulois, qui, par dévouement pour lui, se font tuer loin de leur pays, au service d’une cause étrangère. Ils se précipitent avec impétuosité contre cette muraille de fer qui se dresse devant eux ; ils renversent des cavaliers sous le poids de leur armure, arrachent à d’autres leurs lances ou sautent à terre pour éventrer les chevaux ; mais la valeur doit céder au nombre. Publius, blessé, bat en retraite et dispose les débris de sa troupe sur un terrain dont la pente lui est désavantageuse. Il a beau vouloir faire un retranchement avec des boucliers, sa cavalerie se trouvant placée comme en amphithéâtre, les derniers rangs sont aussi exposés que les premiers aux traits des Parthes. Deux Grecs lui proposent de le sauver en l’emmenant à Ichnæ, ville peu éloignée ; le jeune héros répond qu’il n’abandonnera pas ses soldats : il reste pour mourir avec eux. Sur 6 000 hommes, 500 seulement sont faits prisonniers, les autres sont tués en combattant. Publius et ses deux amis, Censorinus et Megabacchus, se font donner la mort.
Pendant ce temps, Crassus, dégagé par le mouvement offensif de son fils, avait pris position sur une hauteur et attendait son retour victorieux. Mais bientôt des messagers viennent lui apprendre que, sans un prompt secours, son fils est perdu. Il hésite un moment entre l’espoir de le sauver et la crainte de compromettre le reste de son armée. Enfin il se décide à marcher. À peine s’est-il mis en mouvement qu’il aperçoit les Parthes arrivant à sa rencontre, poussant des cris de victoire et portant au bout d’une pique la tête de son fils. Dans cette circonstance, Crassus retrouve un instant cette énergie familière au caractère romain, et, parcourant les rangs : « Soldats, s’écrie-t-il, c’est moi seul que cette perte regarde. Tant que vous vivez, toute la fortune et toute la gloire de Rome subsistent et restent invincibles. Ne vous laissez pas abattre par mon malheur, et que votre compassion pour moi se change en colère contre les ennemis. » Ces derniers accents d’un chef présomptueux firent peu d’effet sur une armée déjà découragée. Elle combattit avec résignation, n’éprouvant plus cette ardeur que donne l’espoir de vaincre. Pris en flanc par les nombreux archers, attaqués de front par la pesante cavalerie cuirassée, les Romains luttèrent jusqu’au soir ; restant toujours sur la défensive et voyant sans cesse se resserrer le cercle dans lequel ils étaient enfermés. Heureusement les Parthes, incapables de se garder pendant la nuit, ne campaient jamais sur le champ de bataille : ils se retirèrent.
Ce combat, livré à quinze ou vingt lieues au sud de Carrhes, était désastreux. Cependant tout n’était pas perdu, si le général en chef conservait son énergie et sa présence d’esprit ; mais, abattu et plongé dans une profonde douleur, il se tenait immobile, à l’écart, incapable de donner aucun ordre. Octavius et Cassius convoquent les tribuns et les centurions et décident la retraite ; cependant il faut abandonner 4 000 blessés qu’on ne peut emporter, et leur cacher même le départ, afin que leurs cris n’éveillent pas l’attention de l’ennemi. La retraite s’exécute d’abord dans un silence complet ; tout à coup ces malheureux s’aperçoivent qu’on les sacrifie, leurs gémissements avertissent les Parthes, et excitent un tumulte effroyable parmi les Romains : les uns reviennent charger les blessés sur les bêtes de somme, les autres se mettent en bataille pour repousser l’ennemi ; 300 cavaliers s’échappent, arrivent à Carrhes et traversent l’Euphrate sur le pont construit par Crassus. Cependant les Parthes, occupés à massacrer les 4 000 blessés et les traînards, ne poursuivent que faiblement les débris de l’armée romaine, qui, protégée par une sortie de la garnison de Carrhes, parvient à s’enfermer dans ses murs.
Soit découragement, soit manque de vivres, les Romains ne séjournèrent pas dans cette ville et l’abandonnèrent pour se réfugier en Arménie. Crassus, suivi d’un petit nombre de troupes, se fiant encore à un indigène qui le trompait, vit sa fuite retardée par les détours qu’on lui fit faire inutilement. Au point du jour les Parthes apparurent. Octavius avait atteint, avec 5 000 hommes, un des contre-forts des montagnes de l’Arménie, et aurait pu se mettre en sûreté dans la forteresse de Sinnaka, éloignée seulement d’un jour de marche ; il aime mieux descendre dans la plaine pour secourir son général, qu’il ramène avec lui sur les hauteurs. Si l’on combat jusqu’au soir, tout ne sera pas perdu ; mais Surena a encore recours à la ruse : il envoie des propositions séduisantes, et offre une entrevue. Crassus la repousse : il veut combattre. Malheureusement les soldats, qui jusqu’ici avaient obéi à des ordres imprudents, refusent cette fois d’obéir au seul ordre qui puisse les sauver. Crassus est forcé d’accepter l’entrevue. Au moment où il s’y rend, une querelle fortuite, ou plutôt préparée par la trahison des Parthes, s’engage entre les escortes des deux nations. Octavius traverse de son épée un écuyer parthe ; une mêlée s’ensuit, toute l’escorte romaine est massacrée. Crassus est tué et sa tête portée à Orodes. De 40 000 légionnaires le quart seul survécut. La cavalerie de C. Cassius qui, au départ de Carrhes, s’était séparée de l’armée, et quelques autres fuyards réussirent à gagner la Syrie, à couvrir Antioche, et même à repousser plus tard avec bonheur l’invasion des Parthes dans la Province romaine.
V. La mort de Crassus eut deux conséquences sérieuses : la première de rehausser encore le mérite du vainqueur des Gaules en montrant ce que deviennent les armées les plus nombreuses et les mieux aguerries sous les ordres d’un chef présomptueux et inhabile ; la seconde, de faire disparaître de la scène un homme dont l’influence contenait l’ambition de deux personnages destinés à devenir rivaux. Avec Crassus, Pompée n’aurait pas été l’instrument d’un parti ; sans Pompée, le sénat n’aurait pas osé se déclarer contre César.
L’équilibre ainsi rompu, Pompée chercha un nouveau point d’appui. Son alliance avec César lui avait seule donné le concours du parti populaire. Cette alliance venant à s’affaiblir, il devait naturellement se rapprocher de l’aristocratie, flatter ses passions et servir ses rancunes. Dans les premiers moments il provoqua le désordre plutôt qu’il ne le réprima.
Trois compétiteurs se disputaient le consulat pour 702, T. Annius Milon, P. Plautius Hypsæus et Q. Cæcilius Metellus Scipion[21]. Ils luttaient d’intrigue et de corruption[22]. Pompée, surtout depuis sa réconciliation avec P. Clodius, traitait Milon en ennemi, et, selon sa tactique accoutumée, affectait de croire qu’il en voulait à sa vie. Tout en retardant indéfiniment les comices, il favorisait P. Hypsæus et Q. Scipion, qui briguaient le consulat, et Clodius, qui, la même année, demandait la préture. Milon avait un grand nombre de partisans ; ses largesses au peuple et ses spectacles semblaient assurer son élection, et Pompée, dont elle contrariait les vues, s’opposait de tout son pouvoir à ce que le sénat nommât un interroi pour tenir ses comices. Il désirait lui-même ces fonctions importantes ; mais, obligé de céder devant la résistance de Caton, il se borna à empêcher toute élection, et l’année finit encore sans qu’il y eût de consuls désignés.
- ↑ Dion-Cassius, XL, xlv.
- ↑ Cicéron, Lettres à Quintus, III, iv.
- ↑ Cicéron, Lettres à Quintus, III, viii.
- ↑ Plutarque, César, xxxi.
- ↑ Plutarque, Pompée, lvii.
- ↑ Plutarque, César, xxxi.
- ↑ « Ut via illa nostra, quæ per Macedoniam est usque ad Hellespontum militaris. » (Cicéron, Discours sur les provinces consulaires, ii. — Strabon, VII, vii, 268.)
- ↑ Plutarque, Crassus, xvii.
- ↑ Sur la rive gauche du Tigre, en face de Séleucie.
- ↑ Plutarque, Crassus, xxiv.
- ↑ Les anciens auteurs le nomment Augar, Abgaros on Ariamnes.
- ↑ Zeugma, suivant Dion-Cassius. Cette ville est sur la rive droite de l’Euphrate, en face de Biradjik.
- ↑ D’après Drumann, on ne pouvait pas toujours suivre le cours du fleuve, comme le dit Plutarque, parce qu’il existait un canal qui joignait l’Euphrate au Tigre (Pline, VI, xxx. — Ammien Marcellin, XXIV, ii.)
- ↑ « Il y a chez eux peu de fantassins. On ne les prend que parmi les hommes les plus faibles. Dès l’âge le plus tendre, les Parthes sont habitués à manier l’arc et le cheval. Leur pays, qui forme presque tout entier une plaine, est très favorable à la nourriture des chevaux et aux courses de cavalerie. » (Dion Cassius, XL, xv.) — « Equis omni tempore vectantur ; illis bella, illis convivia, illis publica ac privata officia obeunt. » (Justin, XLI, iii.)
- ↑ « Munimentum ipsis equisque loricæ plumatæ sunt, quæ utrumque toto corpore tegunt. » (Justin, XLI, ii.)
- ↑ « Signum in prœlio non tuba, sed tympano datur. » (Justin, XLI, ii.)
- ↑ « Fidentemque fuga Parthum versisque sagittis. » (Virgile, Géorq. III, v. 31.)
- ↑ « Les Osroènes, placés derrière les Romains, qui leur tournaient le dos, les frappèrent là où leurs membres découverts donnaient prise, et rendirent plus facile leur destruction par les Parthes. » (Dion-Cassius, XL, xxii.)
- ↑ L’armée était composée de sept légions, mais quelques troupes avaient été laissées à Carrhes. Le carré était composé de quarante-huit cohortes, ou près de cinq légions ; le reste était probablement en réserve dans le carré. Les 4 000 hommes de cavalerie et les 4 000 hommes d’infanterie légère étaient probablement répartis par moitié à droite et à gauche du grand carré, qui devait avoir environ mille mètres de côté.
- ↑ Plutarque, Crassus, xxviii.
- ↑ Q. Cæcilius Metellus Scipion était fils de P. Cornelius Scipion Nasica, et de Licinia, fille de Crassus. Il avait été adopté par Q. Cæcilius Metellus Pius.
- ↑ Plutarque, Caton, lv.