Histoire de Marie-Antoinette/Livre III/II

La bibliothèque libre.

II

Chagrins maternels de Marie-Antoinette. — Mort du Dauphin. Éloignement de la Reine du salon de madame de Polignac. — La comtesse d’Ossun. — Séparation de la Reine et des Polignac, après la prise de la Bastille. — Correspondance de la Reine avec madame de Polignac. — La Révolution et la Reine. — Plan d’assassinat de la Reine. — Le 5 octobre. — Le 6 octobre. — MM. de Miomandre et du Repaire. — La Reine au balcon de Versailles. — Réponses de la Reine au Comité des recherches et au Châtelet.


Les fureurs d’un peuple, les haines de la France, les intérêts de l’Europe conjurés contre Marie-Antoinette, le présent la tourmentant d’alarmes, l’avenir l’inquiétant de menaces et de pressentiments, Marie-Antoinette ne trouvait point même un refuge et une paix dans son cœur. En ces dernières années, elle avait été abandonnée de ces joies sereines de la maternité qui, avec des caresses d’enfant, consolent de tout souci et font envoler tout chagrin. Il y avait un an qu’elle avait perdu sa dernière fille, sa petite Sophie, et il semblait que cette mort était le commencement de ses malheurs. Aujourd’hui, le Dauphin se meurt lentement, à chaque jour, presque à chaque heure, torturant d’inquiétudes et d’espérances, de retours de confiance et de retours d’angoisses ce pauvre cœur de la Reine, poursuivi d’une certitude horrible et qui veut douter encore. Le douloureux spectacle pour cette mère éprouvée ! Cet enfant tout à l’heure plein de vie, si beau de santé, de vivacité, d’intelligence, pâlissant, maigrissant, perdant sa beauté, disputant sa vie ! Sous le mal et les souffrances, tout s’en va, et ses belles couleurs, et sa joie active. Ses jambes deviennent trop faibles pour porter cette petite taille hier si souple et si droite sous son petit habit de matelot ; il se courbe, il se voûte, et le voilà si défiguré que la Reine, en qui saigne l’orgueil des mères, cache ce pauvre enfant qui se traîne vers la mort et dont on rit.

Et la mère écrivait cette lettre désolée à son frère Joseph II, le 22 février :

« Mon fils aîné me donne bien de l’inquiétude, mon cher frère. Quoiqu’il ait été toujours faible et délicat, je ne m’attendais pas à la crise qu’il éprouve. Sa taille s’est déraugée et pour une hanche qui est plus haute que l’autre, et pour le dos dont les vertèbres sont un peu déplacées et en saillie. Depuis quelque temps il a tous les jours la fièvre et est fort maigri et affaibli. Il est certain que le travail de ses dents est la principale cause de ses souffrances. Depuis quelques jours, elles ont fort avancé, il y en a une même entièrement percée, ce qui donne un peu d’espérance. On en donne aussi pour le rétablissement de sa taille à mesure que les forces reviendront. Le Roi a été très-faible et maladif pendant son enfance, l’air de Meudon lui a été très-salutaire, nous allons y établir mon fils. Pour le cadet, il a exactement en force et en santé tout ce que son frère n’en a pas assez ; c’est un vrai enfant de paysan, grande, frais et gros[1]. »

Puis ces pauvres petits êtres, disgraciés par la mort avant d’être pris par elle, ont des impatiences, des caprices, des éloignements que la maladie fait en eux, et qui déchirent les cœurs qui les entourent. Cette dernière douleur ne manqua pas aux douleurs de la mère, qui le 4 juin 1789 n’avait plus qu’un fils.

      *       *       *       *       *

C’était encore aux Polignac que la Reine devait ce peu de tendresse, cette froideur des derniers baisers de son enfant mourant. Le petit malade, obéissant aux haines du duc d’Harcourt, son gouverneur, avait pris en aversion madame de Polignac jusqu’à détester les odeurs qu’elle portait[2]. Il y avait comme une fatalité dans cette liaison de la Reine avec les Polignac. Et que de mal déjà lui avait fait sa favorite !

Ce salon de madame de Polignac, où la Reine avait tenu sa cour de femme, avait réuni, de moins en moins, avec les années, la société qu’il eût convenu à la Reine d’y rencontrer. La négligence, les oublis de madame de Polignac sur ce point étaient allés si loin que, quatre ans avant la Révolution, en 1785, la Reine, avant d’aller chez madame de Polignac, envoyait toujours un de ses valets de chambre s’informer des noms des personnes présentes ; et il n’était pas rare que la Reine s’abstint d’après la réponse. La Reine s’étant hasardée une fois à parler à madame de Polignac du peu de plaisir qu’elle avait à trouver chez elle certaines figures, madame de Polignac, sortant de sa douceur, osait répondre à la Reine : « Je pense que parce que Votre Majesté veut bien venir dans mon salon, ce n’est pas une raison pour qu’elle prétende en exclure mes amis. » — Je n’en veux pas pour cela à madame de Polignac, disait plus tard la Reine en rapportant cette réponse, dans le fond elle est bonne, et elle m’aime ; mais ses alentours l’ont subjuguée[3].

C’est alors que la Reine avait pris peu à peu ses habitudes dans le salon de la comtesse d’Ossun, sa dame d’atours, sœur du duc de Grammont, nièce du duc de Choiseul. Madame d’Ossun n’avait rien de brillant dans l’esprit ni dans les manières, mais elle était une personne parfaitement vertueuse et parfaitement douce, sans intrigues, sans exigences, ne demandant rien ni pour elle ni pour les siens, occupée seulement de plaire à la Reine, empressée bientôt à se dévouer pour elle, et dénoncée aux vengeances de la Révolution par l’Orateur du peuple. La Reine venait donc et amenait ce qui lui restait d’amis dans l’appartement de madame d’Ossun, très-rapproché du sien. Elle s’y trouvait libre, à l’aise, sans crainte de conseil et de domination ; et reprenant, avec sa liberté, sa gaieté et sa jeunesse, elle arrangeait chez madame d’Ossun de petits concerts, où elle faisait sa partie et où elle retrouvait un plaisir qu’elle ne connaissait plus[4].

La Reine, en s’éloignant du salon de madame de Polignac, n’avait pas gardé rancune à madame de Polignac ; elle l’aimait encore, et restait fidèle à son amitié. Mais la société de madame de Polignac, toute liée de parenté qu’elle était avec madame d’Ossun, ne pouvait voir sans dépit cette faveur nouvelle de la dame d’atours de la Reine. Les mots, les couplets, la satire se glissèrent et s’enhardirent dans le salon de l’ancienne favorite de la Reine, et l’ingratitude, à la fin, y faisait asseoir la médisance[5].

La Bastille prise, la Révolution victorieuse, les cris de mort s’élevant de toutes parts contre les Polignac, le danger de celle qui avait été son amie, ôtaient à la Reine le ressentiment, le souvenir même de tous ses griefs. Elle faisait appeler M. et madame de Polignac, le 16 juillet, à huit heures du soir, et leur demandait de partir dans la nuit même. À ce mot, la fierté des Polignac se réveille avec leur reconnaissance. Partir, laisser leur bienfaitrice, quand les jours de malheur sont venus, fuir quand le péril commence, n’est-ce pas déserter ? La femme et le mari refusent de céder au vœu de la Reine. Marie-Antoinette alors les prie, les supplie, les conjure, mêlant les larmes aux prières ; au nom de son intérêt même, elle leur ordonne de partir : Venez, Monsieur, — dit-elle au Roi qui entre, — venez m’aider à persuader à ces honnêtes gens, à ces fidèles sujets, qu’ils doivent nous quitter. Et, aidée du Roi, elle obtient enfin que son amie l’abandonne.

En ces derniers embrassements, l’amitié de la Reine se retrouvait tout entière et revenait à ses anciennes tendresses. À minuit, au moment où elle allait quitter le château, madame de Polignac recevait ce mot de la Reine : Adieu, la plus tendre des amies ! Que ce mot est affreux ! mais il est nécessaire. Adieu ! je n’ai que la force de vous embrasser[6]. Et madame de Polignac partait, emportant pour M. Necker la lettre qui le rappelait au ministère, la lettre où Louis XVI lui demandait de revenir prendre sa place auprès de lui, « comme la plus grande preuve d’attachement qu’il pouvait lui donner. »

Toute la pensée de la Reine appartient aux fugitifs, à leur voyage, à leur fuite, à leur salut :

« Un petit mot seulement, mon cher cœur, je ne peu résister au plesir de vous embrasser encore. Je vous ai écrit, il y a trois jours, par M. de M…, qui me fait voir toutes vos lettres et avec qui je ne cesse de parler de vous. Si vous saviez avec quelle anxiété nous vous avons suivie et quel joie nous avons éprouvé en vous sachant en sûreté ; cette fois je ne vous ai donc pas porté malheur. On est tranquille depuis que je vous ai écrit, mais en vérité tout est bien sinistre. Je me console en embrassant mes enfants, en pensant à vous, mon cher cœur[7]. »

La Reine court au-devant des nouvelles de son amie, que lui apporte le baron de Staël ; elle ne se lasse point de lui écrire, et, lui écrivant, elle croit lui parler encore.

    « Ce 29 juillet 1789.

« Je ne peu laisser passer, mon cher cœur, l’occasion sure, sure, qui se présente de vous écrire encore une fois aujourd’hui. C’est un plaisir si grand pour moi que j’ai remercier cent fois mon mari de m’avoir envoyé sa lettre. Vous savez si je vous aime et si je vous regrette, surtout dans les circonstances présentes. Les affaires ne paroissent pas prendre une bonne tournure. Vous avez sçu, sans doute, ce qui s’est passé le 14 juillet ; le moment a été affreux et je ne peu me remettre encore de l’horreur du sang répandu. Dieu veuille que le Roi puisse faire le bien dont il est uniquement occupé ! Le discours qu’il a prononcer à l’Assemblée a déjà produit beaucoup d’effet. Les honnêtes gens nous soutiennent ; mais les affaires vont vite et entraînent on ne sait où. Vous ne sauriez vous imaginer les intrigues qui s’agitent autour de nous, et je fais tous les jours des découvertes singulières dans ma propre maison. O mon amie ! que je suis triste et affligée. M. (Necker) arrive à l’instant ; il vous a vue et m’a parlé de vous. Son retour a été un vrai triomphe ; puisse-t-il nous aider a prévenire les scènes sanglantes qui désolent ce beau royaume ! Adieu, adieu, mon cher cœur, je vous embrasse de toute mon âme, vous et les vôtres.

    « MARIE-ANTOINETTE[8]. » 

Le 13 août, la Reine mandait à madame de Polignac :

« Je vois que vous m’aimez toujours. J’en ai grand besoin, car je suis bien triste et affligée. Depuis quelques jours, les affaires paroissent prendre une meilleure tournure ; mais on ne peu se flatter de rien, les méchants ont un si grand intérêt, et tous les moyens de retourner et empêcher les choses les plus justes ; mais le nombre des mauvais esprits est diminué, ou au moins tous les bons se réunissent ensemble, de toutes les classes et de tous les ordres : c’est ce qui peut arriver de plus heureux… Je ne vous dis point d’autre nouvelle, parce qu’en vérité quand on est au point ou nous en sommes et surtout aussi éloigniez l’une de l’autre, le moindre mot peut ou trop inquietter ou trop rassurer ; mais comptez toujours que les adversités n’ont pas diminué ma force et mon courage[9]. »

Un autre jour la reine écrit à son amie : « Ma santé se soutient encore, mais mon âme est accablée de peine, de chagrins et d’inquiétudes ; tous les jours j’apprends de nouveaux malheurs ; un des plus grands pour moi est d’être séparée de tous mes amis ; je ne rencontre plus des cœurs qui m’entendent. » La reine mande encore à madame de Polignac : « Toutes vos lettres à M. de… me font grand plaisir, je vois au moins de votre écriture ; je lis que vous m’aimez, cela me fait du bien[10]. »

C’est en toutes ces lettres de la Reine, qui courent après les fugitifs, le même langage, la même tendresse. Il semble que ces amis aient emporté quelque chose de son cœur, tant le cœur de la Reine vit avec eux ! Rien de ce qui les touche, nul de ceux qu’ils aiment n’est oublié par elle. Elle prend sa part de tous les intérêts, de tous leurs attachements. Aux témoignages de son amitié la Reine associe les témoignages de ceux qui l’entourent. Tantôt elle met à ses lettres le sceau de deux lignes du roi ; ou bien elle fait place au bon souvenir de Madame Élisabeth, souvent même elle serre ses lignes pour introduire de l’écriture de ses enfants, comme si la Reine voulait déjà les préparer à l’héritage des amitiés de leur mère ! À la troisième page d’une lettre de la Reine, il y a trois lignes d’une écriture d’enfant : « Madame, j’ai été bien fâchée de savoir que vous étiez partie, mais soyez bien sûre que je ne vous oublierai jamais. » Marie-Antoinette a repris la plume des mains de sa fille, et a ajouté au-dessous : « C’est la simple nature qui lui a dictez ces trois lignes ; cette pauvre petite entroit pendant que j’écrivois ; je lui ai proposé d’écrire et je les laisséez toute seule ; aussi ce n’est pas arrangé, c’est son idée, et j’ai mieux aimé vous l’envoyer ainsi. Adieu, mon cher cœur[11]. »

Cette correspondance de la Reine avec madame de Polignac, est l’honneur de l’amitié ; elle en est le chef-d’œuvre. « Ce n’est pas arrangé, » comme dit la Reine du billet de sa fille, « c’est la simple nature… » Mais quel inimitable épanchement ! que de délicates choses, délicatement dites ! Et que de mots qui ne sont donnés qu’aux femmes, et dont un seul fait lire tout un sentiment ! La plainte aimable, la douce tristesse y semblent le gémissement d’une grande âme, et le malheur en élève l’accent jusqu’à cet héroïsme de larmes :

    « Ce 14 septembre.

« J’ai pleuré d’attendrissement, mon cher cœur, en lisant votre lettre. Oh ! ne croyez pas que je vous oublie, votre amitié est écrite dans mon cœur en traits effaçables, elle est ma consolation avec mes enfants que je ne quitte plus. J’ai plus que jamais bien besoin de l’appui de ces souvenirs et de toute mon courage, mais je me soutiendrai pour mon fils, et je pousserai jusqu’au bout ma pénible carrière ; c’est dans le malheur surtout qu’on sent tout ce qu’on est ; le sang qui coule dans mes veines ne peut mentir. Je suis bien occupée de vous et des vôtres ma tendre amie, c’est le moyen d’oublier les trahisons dont je suis entourée ; nous périrons plutôt par la faiblesse et les fautes de nos amis que par les combinaisons des méchants, nos amis ne s’entendent pas entre eux et prêtent le flanc aux mauvais esprits, et, d’un autre côté, les chefs de la Révolution, quand ils veulent parler d’ordre et de modération, ne sont pas écoutés. Plaignez-moi, mon cher cœur, et surtout aimez-moi ; vous et les vôtres je vous aimerai jusqu’à mon dernier soupir. Je vous embrasse de toute mon âme,

« MARIE-ANTOINETTE[12]. »

La Révolution a compris, dès les premiers jours, qu’il n’est qu’un danger pour elle. Ce danger est la Reine. L’intelligence de la Reine, sa fermeté, sa tête et son cœur, voilà l’ennemi et le péril. Du Roi, la Révolution peut tout attendre, et espère tout. Elle a mesuré sa faiblesse ; elle sait jusqu’à quelles concessions, jusqu’à quelles abdications elle peut mener le souverain, sans que le souverain se défende, sans que l’homme se révolte, sans que le père comprenne qu’en désarmant la royauté il livre le trône de son fils. Mais la femme de ce roi, et son maître, la Reine, la Reine avec les frémissements et les impatiences de sa nature, avec le commandement de sa volonté, avec ce don viril, sur lequel l’injustice des partis ne s’aveugle pas : le caractère ; avec cette ardeur de mère qui combat pour son enfant ; avec tous ces dons d’initiative, toutes ces vertus apparentes et morales de la royauté qui semblent réfugiées en elles ; la Reine, qui maintenant voit l’avenir et n’a plus d’illusion sur la Révolution ; la Reine, poussée à la lutte et à la défense vaillante des droits du trône par le soin de la gloire du Roi, par l’éloignement et la mise hors la loi de tous ceux qu’elle aime, par ses amitiés comme par ses devoirs, la Reine est redoutable. Et quelles inquiétudes pour la Révolution cette séduction de sa personne, cet accent de sa voix, cet air, ce geste qui peuvent en un instant suprême arrêter les destins, entraîner une armée et faire répéter à des Français devant le trône de Marie-Antoinette le serment des Hongrois devant le trône de Marie-Thérèse ! Demain la Révolution n’entendra-t-elle pas, dans la chapelle des Tuileries, après le Domine salvum fac Regem, la noblesse de France crier d’une seule voix : et Reginam ! [13]

Il est besoin de conjurer ce péril et cette séduction. Toute la presse révolutionnaire pousse à la Reine : injures, colère, épigrammes, toutes les méchancetés et toutes les infamies de la parole imprimée la recherchent et la poursuivent. C’est la Reine, la Reine seule, contre laquelle les coups sont dirigés et les populaces ameutées. Dans tout ce papier qui flétrit ou menace la femme du Roi, le Roi, l’honnête, le vertueux, le mal conseillé Louis XVI, est toujours épargné ou absous. Dans l’autre camp, dans la presse royaliste, ce souverain qui s’oublie, Louis XVI est oublié de même ; les journalistes combattent, ils conspirent avec cette épouse et cette mère qui essaye vainement d’arracher le Roi à son sommeil et de lui donner son âme : la Reine est leur drapeau.

Puis d’autres ambitions encore que celles de la contre-révolution ne s’agitaient-elles point autour de la Reine ? Des modérés du tiers n’avaient-ils point poussé la confiance en elle jusqu’à s’aviser de penser à faire interdire le Roi, et à donner à la Reine la régence du royaume avec un parlement composé de deux chambres, à l’imitation du parlement anglais[14] ?

Illusions, dévouements, espérances, partis, la Reine ralliait donc autour d’elle trop de forces et trop de projets pour que la Révolution n’en prît pas ombrage, comme du seul grand obstacle de son avenir. Il était urgent que la Reine disparût pour que le chemin fût libre. « La grande dame devait s’en aller, si elle ne préférait pis, » tel était le langage des membres de la Constituante dans les salons de Paris[15] ; tel était l’avertissement officieux que lui faisaient donner les constitutionnels par l’entremise de la duchesse de Luynes[16]. Mais la Reine ne voulant pas se sauver, la Reine résolue à rester aux côtés du Roi, à y mourir s’il le fallait, la Révolution songea à se débarrasser d’elle avec le poignard de l’émeute. Les hommes étaient prêts. Il ne fallait plus qu’un prétexte et un cri qui cachât le mot d’ordre.

Le prétexte fut le repas donné par les gardes du corps au régiment de Flandres dans la salle de spectacle de Versailles, repas où l’orchestre avait joué : O Richard ! ô mon roi ! et où la Reine avait paru avec le Roi et le Dauphin. Puis, le peuple échauffé de fables et de mensonges, une disette factice, une distribution insuffisante de pain le matin du 5 octobre[17], mettait à la bouche des halles et des faubourgs ce cri : du Pain ! et les lançait sur la route de Versailles.

Mais pendant que ce peuple s’ébranle avec ce cri, Mirabeau trahit le mot d’ordre de la journée à la tribune de l’Assemblée : il demande l’inviolabilité du Roi, du Roi seul[18].

Dans l’après-midi du 5 octobre, la Reine se promenait dans ses jardins de Trianon. Elle était assise dans la grotte, seule avec sa tristesse, quand un mot de M. de Saint-Priest la supplie de rentrer à Versailles : Paris marche contre Versailles. La Reine part, et c’est la dernière fois qu’elle s’est promenée à Trianon[19].

Que trouve-t-elle à Versailles ? La peur : des gardes sans ordres, des serviteurs effarés, des députés errants, des ministres qui délibèrent, et le Roi qui attend ! Elle se tient à la porte du conseil, écoutant, espérant, implorant une mesure, un plan, une volonté, un salut, au moins une belle mort : elle n’entend agiter que des projets de fuite ; encore, n’y a-t-il pas assez de résolution dans le Roi pour les suivre jusqu’au bout ! Les coups de fusil courent les rues de Versailles, le galop des chevaux des gardes du corps désarçonnés résonne sur la place d’armes, puis, au bout de l’avenue de Paris, c’est le nuage et le bruit que pousse devant elle la marche d’une multitude : bientôt le premier flot du peuple bat la grille des ministres ; puis vient la garde nationale, qui traîne la Fayette en triomphe, puis les cris et les piques, et les poissardes vomissant l’outrage contre la Reine, et les coupe-têtes, manches relevées, et ce peuple qui vient demander les « boyaux de la Reine »[20] !

Au château, il n’est qu’anarchie et confusion. Les volontés flottent, les conseils balbutient, les lâchetés ordonnent. Dans le trouble, le vertige, l’épouvante, il n’est qu’un homme : c’est la Reine. Pendant cette nuit qui prépare le lendemain, tandis que, dans l’Assemblée envahie, les halles se répandent en menaces contre la Reine[21], tandis que, dans les cabarets, aux portes du château, le meurtre attend, roulé dans son manteau ; la Reine demeure le visage assuré, l’âme sans trouble, la contenance digne, la parole ferme, l’esprit libre et présent. Elle reçoit ceux qui se présentent dans son grand cabinet, parle à chacun, relève les courages, et communique à tous son grand cœur. « Je sais, disait la fille de Marie-Thérèse, qu’on vient de Pans pour demander ma tête ; mais j’ai appris de ma mère à ne pas craindre la mort, et je l’attendrai avec fermeté[22]. »

Il est deux heures du matin. M. de la Fayette a répondu de son armée pour la nuit. Le Roi a renvoyé les gardes du corps à Rambouillet. Il ne reste au château que les gardes de service. La Reine se couche et s’endort. Elle a ordonné à ses deux femmes de se mettre au lit ; mais, sorties de la chambre, celles-ci appellent leurs femmes de chambre, et les quatre femmes demeurent assises contre la porte de la chambre à coucher de la Reine. Au petit jour, des coups de fusil, des cris d’hommes qu’on égorge montent jusqu’à elles. L’une des dames entre aussitôt chez la Reine pour la faire lever ; l’autre court vers le bruit : elle ouvre la porte de l’antichambre, donnant dans la grand’salle des gardes : Madame, sauvez la Reine ! crie, en tournant vers elle son visage ensanglanté, un garde du corps qui barre la porte avec son fusil, et arrête les piques avec son corps. À ce cri, la femme, abandonnant ce héros à son devoir, ferme la porte sur M. Miomandre de Sainte-Marie, pousse le grand verrou, vole à la chambre de la Reine : « Sortez du lit, Madame ! ne vous habillez pas : sauvez-vous chez le Roi ! » La Reine saute à bas du lit. Les deux femmes lui passent un jupon sans le nouer. Elles l’entraînent par l’étroit et long balcon qui borde les fenêtres des appartements intérieurs ; elles arrivent à la porte du cabinet de toilette de la Reine. Cette porte n’est jamais fermée que du côté de la Reine. Elle est fermée de l’autre côté ! et les cris et le bruit approchent : Miomandre est tombé à côté de son camarade du Repaire, qui est venu partager sa mort… C’est en vain que les femmes de la Reine frappent à la porte et redoublent de coups ; pendant cinq minutes rien ne répond. Enfin un domestique d’un valet de chambre du Roi vient ouvrir. La Reine se précipite dans la chambre du Roi : le Roi n’y est pas ! Il a couru chez la Reine par les escaliers et les corridors qui sont sous l’Œil-de-Bœuf. Mais voilà Madame et le Dauphin qui se jettent dans les bras de leur mère. Le Roi revient. Madame Élisabeth arrive. Quelles larmes, quelle joie de cette famille qui se retrouve[23] !

Bientôt tout ce qu’il y a de terreur dans le château, tout ce qui reste de fidélité dans Versailles, afflue et se presse dans cette chambre du Roi, entourée de clameurs et de bruits, du cliquetis des armes, de la voix du peuple. Les femmes se lamentent. Les ministres écoutent. Necker, abîmé dans un coin, pleure sa popularité. Les députés de la noblesse demandent les ordres du Roi. Le Roi se tait. La Reine seule console et encourage les hommes qui pâlissent. Sous les fenêtres, les cris augmentent : « À Paris ! à Paris ! » Le Roi se laisse décider par les supplications et les larmes. Il promet au peuple de partir à midi. Mais cela ne suffit pas au triomphe du peuple : il faut que la Reine aussi paraisse. Des cris l’appellent. La Reine paraît à ce balcon de l’appartement où Louis XIV a rendu le dernier soupir ! Elle paraît, le Dauphin et Madame royale à ses côtés. « Point d’enfants ! » ordonnent vingt mille voix. Marie-Antoinette, par un mouvement de ses bras en arrière, repousse ses enfants, et attend. Le peuple n’a pas voulu de la mère, il a demandé la Reine : la voilà ! « Bravo ! vive la Reine[24] ! » crie d’une seule bouche ce peuple d’assassins, à qui l’air magnifique et la grandeur superbe de ce courage d’une femme arrachant l’admiration, et rendent une conscience.

Au lendemain d’Octobre, quelle grandeur plus belle encore, quelle magnanimité chrétienne dans ce pardon de la Reine qui ne veut pas se souvenir de ses assassins ! Marie-Antoinette écrivait le soir même à l’empereur son frère : « Mes malheurs vous sont peut être déjà connus ; j’existe, et je ne dois cette faveur qu’à la Providence et à l’audace d’un de mes gardes qui s’est fait hacher pour me sauver. On a armé contre moi le bras du peuple, on a soulevé la multitude contre son Roi, et quel était le prétexte ? Je voudrais vous l’apprendre et n’en ai pas le courage…[25] ». Le Comité des recherches venait de l’interroger ; la Reine répondait : Jamais je ne serai la délatrice des sujets du Roi. Le châtelet lui demandait sa déposition ; la Reine déposait : J’ai tout vu, tout su, tout oublié[26].


  1. Marie-Antoinette, Joseph II, und Léopold II, von d’Arneth. Leipsig, 1866.
  2. Mémoires de Mme  Campan, vol. II.
  3. Correspondance entre le comte de Mirabeau et le comte de la Marck. Introduction.
  4. État de la maison de la Reine en 1789. Chef de conseil et surintendante. 1775. Mme  la princesse de Lamballe. Dame d’honneur. 1775. Mme  la princesse de Chimay. Dame d’atours. 1781. Mme  comtesse d’Ossun. Dames du palais. 1740. Mme  la marquise de Talleyrand. 1763. Mme  la comtesse d’Adhémar. 1797. Mme  la duchesse de Duras. 1771. Mme  la duchesse de Luxembourg. 1775. Mme  la duchesse de Luynes. 1775. Mme  la marquise de la Roche-Aymon. 1778. Mme  la princesse d’Henin. 1781. Mme  la princesse de Berghes. 1781. Mme  la duchesse de Fitz-James. 1782. Mme  la comtesse de Polastron. 1784. Mme  la comtesse de Juigné, surnuméraire. 1784. Mme  la vicomtesse de Castellane. 1786. Mme  la princesse de Tarente. 1788. Mme  la comtesse de Gramont. 1788. Mme  la comtesse de Maillé. 1789. Mme  la duchesse de Saulx-Tavannes, honoraire.
  5. Correspondance entre le comte de Mirabeau et le comte de la Marck. Introduction.
  6. Mémoires sur la vie et le caractère de madame la duchesse de Polignac, par la comtesse Diane de Polignac. Hambourg, 1796.
  7. Lettre autographe communiquée par M. Chambry, et publiée pour la première fois par nous.
  8. Lettre autographe signée, communiquée par M. le marquis de Flers, et publiée pour la première fois par nous.
  9. Catalogue d’autographes, du 1er avril 1844.
  10. Mémoires sur la vie de la duchesse de Polignac.
  11. Catalogue d’autographes, du 1er avril 1844.
  12. Lettre autographe signée, communiquée par M. le marquis de Biencourt, et publiée pour la première fois par nous.
  13. Journal de la cour et de la ville, 2 juin 1791.
  14. Histoire de Marie-Antoinette, par Montjoye, 1814, vol. I.
  15. Journal de la cour et de la ville, 4 octobre 1790.
  16. Mémoires de Mme  Campan, vol. II.
  17. Révolutions de Paris, par Prudhomme, n. 13.
  18. Mémoires de Rivarol. — Histoire de la Révolution de France pendant les dernières années de Louis XVI, par Bertrand de Molleville, an IX, vol. II.
  19. Mémoires de Mme  Campan, vol. II.
  20. Mémoires de Rivarol. — Histoire de Marie-Antoinette, par Montjoye, vol. I.
  21. Histoire de la Révolution de France, par Bertrand de Molleville, vol. I.
  22. Mémoires de Rivarol.
  23. Mémoires de Mme  Campan, vol. II. — Mémoires de Rivarol.
  24. Mémoires de Rivarol.
  25. Journal de la cour et de la ville, 11 avril 1790.
  26. Ibid., 1er mai 1790.