Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 102

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Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (Ip. 426-428).


M Lovelace au même.

nous ne quittons pas la plume, la belle Clarisse et moi. Jamais deux amans n’eurent tant de goût pour l’écriture ; et jamais il n’y en eut, peut-être, qui aient eu tant d’intérêt à se cacher mutuellement ce qu’ils écrivent. Elle n’a point d’autre occupation. Elle n’en veut point d’autre. Je lui en donnerais de plus agréables, pour peu qu’elle voulût s’y prêter. Mais je ne suis point assez réformé pour un mari. la patience est une vertu, dit Milord M. à pas lents, mais sûrs, est une autre de ses sentences. Si je n’avais pas une bonne dose de cette vertu, je n’aurais pas attendu le temps de la maturité pour l’exécution de mes complots. Ma bien aimée n’a pas manqué, apparemment, d’écrire à son amie tout ce qui s’est passé jusqu’à ce jour entr’elle et moi. Je donnerai peut-être une belle matière à sa plume, si son goût est pour le détail comme le mien. Je ne serais point assez barbare pour permettre à cet oncle Antonin d’irriter la dame Howe contr’elle, si je ne redoutais les conséquences d’un commerce trop libre entre deux jeunes personnes de ce caractère ; l’une si vive, toutes deux si prudentes : qui ne se ferait pas une gloire de l’emporter sur deux filles comme elles, et de les faire tourner autour du doigt ? Ma charmante s’est hâtée d’écrire à sa sœur, pour lui demander ses habits, de l’argent et quelques livres. Dans quel livre apprn quelques livres. Dans quel livre apprendrait-elle quelque chose qu’elle ignore ? C’est de moi qu’elle apprendra mille choses. Elle ferait mieux de m’étudier. Elle peut écrire. Avec tout son orgueil, elle n’en sera pas moins réduite à m’avoir obligation. Miss Howe, à la vérité, ne manquera point d’empressement pour fournir à ses besoins. Mais je doute qu’elle le puisse sans la participation de sa mère, qui est l’avarice même ; et l’agent de mon agent, l’oncle Antonin, a déjà donné quelques avis à la mère qui la tiendront en garde contre les subsides pécuniaires. Si la fille a quelque argent de réserve, je puis faire inspirer à Madame Howe de l’emprunter. Ne blâmes pas, Belford, des ruses qui n’ont que ma générosité pour fondement. Tu me connais. Je donnerais la moitié de mon bien pour le plaisir d’avoir obligé ce que j’aime. Milord M m’en laissera plus que je ne désire. Ma passion n’est pas pour l’or, que je n’estime, au contraire, qu’autant qu’il est utile à mes plaisirs, et qu’il m’assure de l’indépendance. Il a fallu faire entrer dans la tête de ma chère novice, pour mon intérêt comme pour le sien, dans la crainte que ses adresses de lettres ne fîssent découvrir nos traces, qu’elle en devait prendre une de moi pour recevoir ses habits ; du moins si l’on se détermine à lui accorder une demande si juste. Je ne suis point tranquille là-dessus. Si la réponse est favorable, je commencerai à me défier d’une réconciliation, et je serai forcé de méditer une ou deux ruses pour la prévenir : je puis ajouter aussi, pour éviter les fâcheux accidens ; car c’est un grand point pour moi, comme j’en ai toujours assuré l’honnête Joseph. Tu vas me prendre pour un vrai démon. Dis, qu’en penses-tu ? Mais tous les libertins ne sont-ils pas autant de démons ? Et toi, dans la sphère de ton petit pouvoir, n’en es-tu pas un comme les autres ? Si tu fais tout le mal que tu as dans la tête et dans le cœur, tu es plus méchant que moi ; car je t’assure que je ne remplis jamais la moitié de mes idées. J’ai proposé, et la belle consent, que tout ce qui lui viendra de sa famille te soit adressé chez ton cousin Osgood. Qu’on ne manque point de faire partir, à mes frais, un messager, qui m’apporte sur le champ tout ce que tu recevras. Si le paquet n’était pas facile à transporter, tu m’en donnerais avis. Mais je te jure hardiment que ses proches ne causeront aucun embarras de cette nature. Je m’en tiens si certain, que je suis tenté de les abandonner à eux-mêmes. Un esprit juste connaît les bornes de sa défiance, et n’emploie pas plus de précautions qu’il n’en a besoin. Mais, tandis que j’y pense, rappelle ton attention pour deux choses qui en demandent beaucoup. L’une est de m’écrire désormais en chiffre, comme je t’écrirai moi-même. Savons-nous entre les mains de qui nos lettres peuvent tomber ? Et ne serait-il pas horrible de nous voir sauter par une traînée de notre propre poudre ? Le second point, que tu ne dois pas oublier, c’est que j’ai changé de nom ; changé, te dis-je, sans me soucier d’être autorisé par un acte du parlement. Je me nomme à présent Robert Huntingfort. écris-moi sous cette adresse, à Hertfort, pour prendre à la poste. Lorsque je lui ai parlé de toi, elle m’a demandé quel est ton caractère. Je t’en ai donné un, beaucoup meilleur que tu ne le mérites, pour l’honneur du mien. Cependant je lui ai dit que tu avais l’air assez épais ; afin que, s’il lui arrive de te voir, elle ne s’attende pas à te trouver mieux que tu n’es pour la figure. Au fond, ton épaisseur apparente ne t’est pas trop désavantageuse. Si tu avais la physionomie bien fine, on ne découvrirait rien d’extraordinaire en toi lorsqu’on vient à t’entretenir : aulieu que, te prenant d’abord pour un ours, on est surpris de te trouver quelque chose qui ressemble à l’espèce humaine. Félicite-toi donc de tes défauts, qui sont évidemment tes principales perfections, et qui t’attirent une distinction que tu ne pourrais espérer autrement. La maison qui nous sert aujourd’hui de logement, n’est pas fort commode. J’ai poussé la délicatesse jusqu’à trouver mauvais que les chambres communiquent l’une à l’autre ; parce que j’ai prévu que cette ordonnance d’architecture ne plairait point à ma belle ; et je lui ai dit que, si je pouvais me rassurer contre les poursuites, je la laisserais dans ce lieu rustique, puisqu’elle souhaite si ardemment que je m’éloigne. Le diable s’en mêlera, si je ne parviens à bannir de son cœur jusqu’à l’ombre de la défiance. Son incrédulité ne tiendra point contre la raison et les apparences. Nous avons ici deux jeunes créatures assez agréables, toutes deux filles de notre hôtesse, qui se nomme Madame Sorlings. Je ne leur ai marqué jusqu’à présent qu’une simple admiration. Que ce sexe est avide de louanges ! La plus jeune, que j’ai vue travailler à la laiterie, m’a causé tant de satisfaction par sa propreté et son adresse, que j’ai cédé à la tentation de lui donner un baiser. Elle m’a remercié de ma bonté , par une profonde révérence, elle a rougi, et je me suis aperçu, à d’autres marques de son embarras, qu’elle ne manque pas plus de sensibilité que d’agrémens. Sa sœur étant survenue, l’impression de ce qui s’était passé l’a fait rougir encore, avec tant de confusion, que je me suis cru obligé de faire une excuse pour elle. Mademoiselle Kitty, ai-je dit à son aînée, j’ai pris tant de plaisir à voir votre laiterie si propre, que je n’ai pu m’empêcher de dérober un baiser à votre sœur. Vous avez votre part au mérite, j’en suis sûr ; ainsi vous m’accorderez, s’il vous plaît, la même grâce. Les bons naturels ! Elles me plaisent toutes deux. L’aînée m’a fait une révérence comme sa sœur. J’aime les caractères reconnaissans. Pourquoi ma Clarisse n’a-t-elle pas la moitié de cette humeur obligeante ? Je pense à prendre une de ces deux filles pour servir ma charmante à son départ. La mère fait un peu l’importante ; mais je lui conseille de ne pas trop affecter ces airs-là. Si je m’appercevais que les difficultés vinssent de quelque soupçon, je serais capable de mettre une de ses filles, ou peut-être toutes deux, à l’épreuve. Passe-moi un peu de rodomontade, mon cher Belford. Mais réellement mon cœur est fixé. Je ne puis penser, dans la nature, qu’à mon adorable Clarisse.