Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 103

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Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (Ip. 428-430).


M Lovelace au même.

c’est aujourd’hui mercredi, ce jour terrible où j’étais menacé de perdre pour jamais l’unique objet de mon affection. Quel est mon triomphe ! Avec quelle satisfaction et quel air de tranquillité vois-je mes ennemis humiliés, et mordant leur frein au château d’Harlove ! Après tout, c’est peut-être un bonheur pour eux qu’elle leur soit échappée par la fuite. Qui sait de quoi ils étoient menacés, si j’étais entré dans le jardin avec elle ; ou si, ne la trouvant point au rendez-vous, j’avais exécuté le projet de ma visite, suivi de mes redoutables thessaliens ? Mais supposons que je fusse entré avec elle, sans autre escorte que mon courage ; je m’imagine qu’il y aurait eu peu de danger pour moi. Tu sais que les esprits de la trempe des Harloves, qui sont délicats sur la réputation, et qui se contiennent par politique dans les bornes des loix, peuvent être comparés aux araignées, qu’on voit fuir dans leur trou lorsqu’ils sentent remuer un de leurs filets par un doigt puissant, et qui abandonnent toutes leurs toiles à des ennemis qu’elles redoutent ; aulieu que, s’il y tombe une sotte mouche qui n’a ni la force ni le courage de se défendre, elles accourent audacieusement, elles tournent autour du pauvre insecte, elles l’engagent dans leurs liens ; et lorsqu’il n’est plus en état de remuer les jambes ni les aîles, elles triomphent de leur avantage ; et tantôt s’avançant sur lui, tantôt se retirant, elles le dévorent à loisir. Que dis-tu de cette comparaison ? Mais, attends, Belford ; il me semble qu’elle ne conviendrait pas mal, non plus, aux filles qui se laissent prendre dans nos piéges. Mieux encore, sur ma foi. L’araignée représente fort bien les héros tels que nous. Commence par l’araignée ou par la mouche, tu trouveras l’idée assez juste. Mais, pour revenir à mon sujet, tu n’auras pas manqué d’observer, comme moi, que les esprits dont je parle jouent un pauvre rôle dans une guerre offensive, avec des extravagans de notre espèce, qui se mettent au-dessus des loix, et qui dédaignent de se couvrir du masque de la réputation. Tu rendrais aisément témoignage que le nombre ne m’a jamais effrayé. Ajoute que, dans la querelle que j’ai avec les Harloves, toute la famille n’ignore pas que je suis l’injurié. Dans leur propre église, la peur ne les rassembla-t-elle pas comme un troupeau de moutons, lorsqu’ils me virent entrer ? Ils ne surent qui devait risquer de sortir le premier, lorsque le service fut fini. James, à la vérité, ne s’y trouvait pas. S’il y eût été, peut-être aurait-il entrepris de faire le brave. Mais il y a sur le visage une sorte d’audace qui décèle de l’effroi dans le cœur. Telle aurait été l’enseigne de James, si j’avais pris le parti de leur rendre une visite. Lorsque j’ai eu en face un ennemi de cette nature, j’ai toujours été calme et serein ; et j’ai laissé à ses amis le soin d’appaiser des emportemens qui m’ont fait pitié. Cette idée me conduit à rappeler tout ce que j’ai fait de louable dans ma vie ; ou du moins de supportable, si tu crois qu’il y ait de l’exagération dans l’autre terme. Je crains bien que tu ne me sois pas d’un grand secours, pour cette revue de mes bonnes actions ; car je n’ai jamais été si méchant que depuis que je te connais. Tâches néanmoins de m’aider. N’ai-je pas eu quelque bon mouvement dont tu puisses te souvenir ? Cherche dans ta mémoire, Belfort. Il revient quelque chose à la mienne ; mais vois si tu peux te rappeler quelque trait que j’aie oublié. Je crois pouvoir dire assez hardiment que la plus grande tache de mon écusson vient de ce sexe, de ce maudit sexe qui fait le charme et le tourment de ma vie ! Il n’est pas besoin que tu me fasses souvenir du bouton de rose. L’aventure m’est présente : et je t’apprendrai même que j’ai eu l’adresse d’en faire passer les plus flatteuses circonstances aux oreilles de ma belle, par le ministère de l’honnête Joseph, quoique je n’en aie pas recueilli tout le fruit que j’avais espéré pour l’augmentation de mon crédit. C’est le diable, mon cher ami ; et telle a toujours été la rigueur de mon sort. Ai-je fait quelque chose de bien ? On dit séchement que j’ai fait mon devoir ; tandis que tout ce qui n’est pas de la même nature est mis contre moi dans le plus grand jour. Cela est-il juste, Belford ? La balance ne devrait-elle pas être égale ? Que me revient-il de mes vertus, si l’on ne m’en tient pas compte ? Cependant je dois convenir aussi que j’ai vu le bonheur de Jean d’un œil d’envie. " sérieusement une jolie femme… etc. " conviens à ton tour que, si je suis coupable dans mes adoations pour ce sexe, les femmes en général doivent m’en aimer mieux. Aussi n’y manquent-elles pas, et je les en remercie de bon cœur ; à l’exception de quelques petites précieuses, qui me font enrager par-ci par-là, et qui, sous prétexte d’aimer la vertu pour l’amour d’elle-même, souhaiteraient de me voir à elles exclusivement. Où je m’égare ! Tu m’as dit plus d’une fois que tu aimais mes excursions. Compte que j’aurai le tems de satisfaire ton goût ; car je n’ai jamais aimé comme j’aime, et j’aurai besoin probablement d’une longue patience, avant que je frappe le grand coup, si je me détermine à le frapper. Adieu, cher Belford.