Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 104

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Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (Ip. 430-433).


Miss Clarisse Harlove, à Miss Howe.

jeudi au soir, 13 avril. Ma situation me donne le temps de vous écrire, et vous expose peut-être à recevoir un trop grand nombre de mes lettres. J’ai eu, avec M Lovelace, un nouveau débat, et des plus vifs, à la suite duquel est venue l’occasion que vous m’avez conseillé de ne pas négliger lorsqu’elle se présenterait honnêtement. Il est question de savoir si je mérite vos reproches ou votre approbation, pour l’avoir laissée sans effet. L’impatient personnage m’a fait demander plusieurs fois la liberté de me voir, pendant que j’étais à vous écrire ma dernière lettre, sans avoir rien de particulier à me dire, et pour me donner apparemment le plaisir de l’entendre. Il semble qu’il en prenne beaucoup lui-même à exercer la volubilité de sa langue, et que, lorsqu’il a fait sa provision de termes agréables, il ait besoin de mes oreilles pour l’écouter. Cependant il prend un soin superflu. Je ne lui fais pas souvent la grâce de louer son éloquence, ou d’en marquer autant de satisfaction qu’il le désire. Après avoir fini ma lettre, et dépêché l’homme de M Hickman, j’allais me retirer dans la chambre que j’occupe ; mais il m’a suppliée de demeurer, et d’entendre ce qu’il avait à me dire. Ce n’était rien d’extraordinaire, comme je viens de le remarquer, mais des plaintes, des reproches, d’un air et d’un ton qui m’ont paru approcher de l’insolence. Il ne pouvait vivre, m’a-t-il dit, s’il ne me voyait plus souvent, et si je ne le traitais pas avec plus d’indulgence. Là-dessus je suis entrée avec lui dans une chambre voisine, assez irritée, pour ne vous rien dissimuler ; d’autant plus, que je le voyais établi tranquillement dans cette maison, sans parler de son départ. Notre chagrine conférence a commencé aussi-tôt. Il a continué de m’irriter, et je lui ai répété quelques-uns des propos les plus ouverts que je lui eusse déjà tenus. Je lui ai dit particulièrement que d’heure en heure j’étais plus mécontente et de moi-même et de lui ; qu’il me paroissait de ces hommes qui ne gagnent pas à être mieux connus ; et que je n’aurais pas l’esprit en repos, tandis qu’il ne me laisserait pas à moi-même. Ma chaleur a pu le surprendre ; mais réellement il m’a paru tout-à-fait décontenancé ; hésitant, et n’ayant rien à dire pour sa défense, ou qui pût excuser ses airs impérieux, lorsqu’il n’ignorait pas que je vous écrivais, et qu’on attendait ma lettre. Enfin, dans mon ressentiment, je l’ai quitté avec précipitation, après lui avoir déclaré que je voulais être maîtresse de mes actions et de mon tems… sans être obligée de lui en rendre compte. Son inquiétude a paru fort vive, jusqu’à la première occasion qu’il a trouvée de me revoir ; et lorsque je n’ai pu me dispenser de le souffrir, il s’est présenté de l’air le plus humble et le plus respectueux. Il m’a dit que je l’avais fait rentrer en lui-même ; et que, sans avoir aucun reproche à se faire du côté de l’intention, il sentait que son impatience avait pu blesser ma délicatesse ; que, faisant profession d’une extrême franchise, il n’avait pas observé jusqu’aujourd’hui qu’elle ne s’accordait pas toujours avec la véritable politesse, à laquelle il craignait d’avoir manqué en voulant éviter des apparences de flatterie et d’hypocrisie, pour lesquelles il me connaissait beaucoup d’aversion ; que désormais je trouverais, dans toute sa conduite, le changement qu’on devait attendre d’un homme qui se reconnaissait d’autant plus honoré de ma compagnie, que personne n’avait plus d’admiration pour la délicatesse de mon esprit et de mes sentimens. J’ai répondu à ce compliment, que je lui devais peut-être des félicitations sur la découverte qu’il venait de faire, et que je le priais donc de ne plus oublier que la véritable politesse et la franchise doivent s’accorder toujours ; mais qu’un mauvais sort m’ayant jetée dans sa compagnie, je regrettais, avec raison, que cette connaissance lui fût venue si tard, parce qu’avec de la naissance et de l’éducation, il me paroissait étrange qu’elle eût pu lui manquer. Il ne croyait pas non plus, m’a-t-il dit, s’être conduit assez mal pour avoir mérité une réprimande si sévère. Peut-être lui faisais-je injustice, ai-je repliqué. Mais, s’il en était persuadé, mes reproches pouvaient lui servir à faire une autre découverte, qui tournerait à mon avantage : avec tant de raison d’être content de lui-même, il devait me trouver bien peu généreuse, non-seulement de ne pas paraître plus sensible à ce nouvel air d’humilité, par lequel il croyait peut-être se rabaisser, mais d’être prête en vérité à le prendre au mot. Comme il était en défense contre des traits auxquels il s’était attendu, sa haine pour la flatterie ne l’a point empêché de me répondre qu’il avait toujours admiré, avec une satisfaction infinie, mes talens supérieurs, et une sagesse qui lui paroissait étonnante à mon âge ; que, malgré la mauvaise opinion que j’avais de lui, il étoit disposé à trouver juste tout ce qui sortait de ma bouche ; et qu’à l’avenir, il ne se proposerait point d’autre règle que mon exemple et mes avis. Je lui ai dit qu’il se trompait, s’il me croyait capable des illusions ordinaires de l’amour-propre ; que, s’attribuant tant de franchise, il devait commencer par être fidèle à la vérité, lorsqu’il me parlait de moi-même ; et qu’en supposant d’ailleurs que je méritasse une partie de ses éloges, il n’en avait que plus de raison de s’applaudir de ses artifices, qui avoient précipité une jeune personne de mon caractère dans un si grand excès de folie. Réellement, ma chère, il ne mérite pas d’être traité avec plus d’égards. Et puis, n’est-il pas vrai qu’il a fait de moi une folle accomplie ? Je tremble qu’il ne le pense lui-même. Il était surpris de m’entendre. Il ne revenait pas de son étonnement. Quel malheur pour lui, de ne pouvoir rien dire, ni rien faire, qui me donnât une meilleure idée de ses principes ! Il me suppliait du moins de lui apprendre comment il pouvait se rendre digne de ma confiance. Je lui ai déclaré que rien n’était plus capable de m’obliger que son absence ; qu’il ne paroissait pas que mes amis fussent disposés à me poursuivre ; que, s’il voulait partir pour Londres, ou pour Berkshire, ou pour tout autre lieu, il ferait ce qu’il y avait de plus conforme à mes désirs, et de plus convenable à ma réputation. C’était son dessein, m’a-t-il dit, sa ferme résolution, aussi-tôt qu’il me verrait dans une retraite de mon goût, dans un lieu plus commode. Celui-ci me conviendra, ai-je repliqué, lorsque vous n’y serez plus pour troubler mon repos, et pour resserrer trop mon logement. Il ne croyait pas cette maison assez sûre. Comme je n’avais pas eu dessein de m’y arrêter, il n’avait pas pris soin de recommander le secret à ses gens, ni à Madame Greme, lorsqu’elle m’avait quittée ; sans compter, m’a-t-il dit, qu’il y avait dans le voisinage trois ou quatre bonnes maisons, où ses gens s’étoient déjà liés avec les domestiques. Il ne pouvait penser à me laisser seule dans un lieu si mal gardé. Mais je n’avais qu’à choisir, dans toute l’Angleterre, une demeure sûre et tranquille ; et lorsqu’il m’y verrait établie, il choisirait la sienne dans l’endrait du royaume le plus éloigné, si ce sacrifice était nécessaire à mon repos. Je lui ai confessé nettement que je ne me pardonnerais jamais de l’avoir vu à la porte du jardin, n’y à lui de m’avoir mise dans la nécessité de le suivre ; que mes regrets ne faisaient qu’augmenter ; que je croyais ma réputation blessée, sans apparence qu’elle pût jamais se rétablir ; qu’il ne devait pas s’étonner de voir croître de jour en jour mon inquiétude et ma douleur ; que tout ce que j’avais à désirer était qu’il me laissât le soin de moi-même ; et que, lorsqu’il m’aurait quittée, je verrais mieux à quelle résolution je devais m’arrêter, et quelle retraite je devais choisir. Ce discours a paru le jeter dans des réflexions plus profondes. Il aurait souhaité, m’a-t-il dit d’un ton fort grave, que, sans m’offenser, et sans être soupçonné de vouloir s’écarter des loix que je lui avais imposées, il lui eût été permis de me faire une humble proposition… mais le respect sacré qu’il avait pour mes ordres, quoiqu’il ne fût pas redevable à mon penchant de l’occasion qu’il avait eue de me servir, lui lioit la langue ; à moins que je ne promisse de lui pardonner, si je ne l’approuvais pas. Je lui ai demandé, avec quelque confusion, ce qu’il voulait dire. Il m’a fait une seconde préface, comme si ma permission même ne l’eût pas rassuré ; et, baissant les yeux, avec un air de modestie qui lui sied assez mal, il m’a proposé de ne pas différer la célébration. " elle rétablira tout, s’est-il hâté d’ajouter. Les deux ou trois premiers mois, que vous êtes menacée de passer dans l’obscurité et dans la crainte, nous les passerons agréablement à visiter toute ma famille, et à recevoir des visites. Nous verrons Miss Howe ; nous verrons qui vous voudrez voir ; et rien n’ouvrira mieux le chemin à la réconciliation que vous avez tant à cœur ". Il est certain, ma chère amie, que votre conseil m’est revenu alors dans toute sa force. Je n’en ai pas trouvé moins dans ses raisons, et dans la vue présente de ma triste situation. Mais que pouvais-je répondre ? J’aurais eu besoin de quelqu’un qui eût parlé pour moi. Je ne pouvais agir tout d’un coup, comme si le tems des délicatesses eût été passé. Je n’avais pu supposer que cette proposition dût arriver si tôt. Il s’est fort bien aperçu qu’elle ne m’irritait pas. J’ai rougi, j’en suis sûre ; je suis demeurée muette ; et je m’imagine que j’avais l’air d’une folle. Il ne manque pas de courage. Auroit-il voulu que je me fusse rendue au premier mot ? Son sexe ne regarde-t-il pas le silence du nôtre comme une marque de faveur ? D’un autre côté, sortie depuis trois jours du château d’Harlove, après lui avoir déclaré, par mes lettres, que je ne penserais point au mariage, sans l’avoir fait passer, en quelque sorte, par un état d’épreuve, quel moyen de l’encourager tout d’un coup par des signes d’approbation, sur-tout immédiatement après les vivacités auxquelles je venais de m’emporter ? Je n’en aurais pas été capable, quand il aurait été question de la vie. Il m’a regardée d’un œil fixe, malgré sa modestie étudiée, comme s’il eût voulu pénétrer mes dispositions ; tandis qu’à peine osois-je lever mes regards sur lui. Il m’a demandé pardon avec beaucoup de respect. Il tremblait, m’a-t-il dit, que je ne le jugeasse pas digne d’une autre réponse qu’un silence méprisant. Le véritable amour craint toujours d’offenser. (prenez garde, Lovelace, ai-je pensé, qu’on ne juge du vôtre par cette règle.) il aurait observé inviolablement mes loix, si je ne lui avais permis… je n’ai pas voulu l’entendre plus long-temps. Je me suis levée, avec des marques très-visibles de confusion, et je l’ai laissé faire à lui-même ses complimens insensés. Ce que je puis ajouter, ma chère Miss Howe, c’est que, s’il souhaite réellement la cérémonie, il ne pouvait avoir une plus belle occasion pour presser mon consentement. Mais il l’a manquée, et l’indignation a succédé. Mon étude à présent sera de l’éloigner de moi.

Cl Harlove.