Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 109

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Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (Ip. 444-445).


Miss Clarisse Harlove à Miss Howe.

vous me répétez, ma chère, que mes habits et la petite somme que j’ai laissée derrière moi, ne me seront point envoyés. Cependant l’espérance ne m’abandonne point encore. La plaie est récente. Lorsque leurs passions viendront à se refroidir, ils considéreront les choses d’un autre oeil. Que ne me promets-je pas avec un avocat tel que ma chère et mon excellente mère ? Charmante indulgence ! Hélas ! Que mon cœur a saigné, et qu’il saigne encore pour elle ! Vous ne voulez pas que je compte sur une réconciliation ! Non, non, je ne me flatte pas de cette idée. Je connais trop les obstacles. Mais puis-je empêcher que ce ne soit le plus cher de mes désirs ? à l’égard de cet homme, que puis-je de plus ? Quand je serais disposée à préférer le mariage aux tentatives que je me vois obligée de faire pour ma réconciliation, vous voyez que le mariage ne dépend pas absolument de moi. Vous dites qu’il est fier et insolent. Il l’est sans doute. Mais votre opinion peut-elle être qu’il se propose jamais de me réduire au niveau de son orgueil ? Et qu’entendez-vous, ma chère amie, lorsque vous me conseillez d’ écarter un peu plus le voile ? Il me semble en vérité que je n’en ai jamais eu. Je vous assure hardiment que, si j’aperçois dans M Lovelace quelque apparence qui ressemble au dessein de m’humilier, son insolence ne me fera jamais découvrir une foiblesse indigne de votre amitié ; c’est-à-dire, également indigne et de moi et de mon ancien caractère. Mais, comme je suis sans autre protection que la sienne, je ne le crois pas capable d’abuser de ma situation. S’il a souffert pour moi des peines extraordinaires, il n’en a l’obligation qu’à lui-même. Qu’il en accuse, s’il lui plaît, son propre caractère, qui a fourni un prétexte à l’antipathie de mon frère. Je ne lui ai pas caché là-dessus mes sentimens. D’ailleurs, me suis-je jamais engagée avec lui par quelque promesse ? Mon affection s’est-elle jamais déclarée pour lui ? Ai-je jamais désiré la continuation de ses soins ? Si la violence de mon frère n’avait précipité les choses dans l’origine, n’est-il pas fort vraisemblable que mon indifférence aurait rebuté cet esprit fier, et l’aurait fait retourner à Londres, qui est sa demeure ordinaire ? Alors toutes ses espérances et ses prétentions se seraient évanouies, parce qu’il n’aurait pas reçu de moi le moindre encouragement. Le jour de son départ aurait fini notre correspondance ; et croyez-moi, jamais elle n’aurait commencé, sans la fatale rencontre qui m’y engagea, pour l’intérêt d’autrui, insensée que j’étais ! Et nullement pour le mien. Pensez-vous, et peut-il penser lui-même que cette correspondance, qui, dans mes intentions, ne devait être que passagère, et sur laquelle vous savez que ma mère fermait les yeux, eût abouti à cette malheureuse fin, si je n’avais été poussée d’un côté et trompée de l’autre ? Quand vous me supposeriez donc dans sa dépendance absolue, quel prétexte aurait-il pour se venger sur moi des fautes d’autrui, dont il est certain, d’ailleurs, qu’il a souffert moins que moi ? Non, chère Miss Howe, il n’est pas possible qu’il me donne sujet de craindre de lui tant de noirceur et si peu de générosité. Vous ne voulez pas que je m’afflige des petits différends qui s’élèvent entre votre mère et vous. Puis-je n’en être pas fort touchée, lorsqu’ils s’élèvent à mon occasion ? N’est-ce pas un surcroît de douleur qu’ils soient suscités par mon oncle et par mes autres parens ? Mais souffrez que j’observe, avec trop d’affectation peut-être pour les circonstances où je suis, que les plaintes modestes que vous faites de votre mère tournent clairement contre vous. Ce langage qui vous chagrine, je le veux, je l’ordonne, je prétends être obéie, ne marque-t-il pas que vous vous révoltez contre ses volontés ? J’observerai encore, par rapport à notre correspondance, qui vous paraît sans danger avec une personne de votre sexe, que je n’ai pas cru qu’il y en eût davantage dans celle que je me suis permise avec M Lovelace. Mais, si l’obéissance est un devoir, la faute consiste à le violer, quelles que puissent être les circonstances. Ce ne sera jamais une action louable, de s’élever contre la volonté de ceux à qui l’on doit le jour. S’il est vrai, au contraire, qu’elle mérite d’être punie, vous voyez que je le suis sévèrement ; et c’est sur quoi j’ai voulu vous faire ouvrir les yeux par mon exemple. Cependant j’en demande pardon au ciel ; mais il m’en coûte beaucoup pour vous donner un avis si contraire à mes intérêts : et de bonne foi, je n’ai pas la force de le suivre moi-même. Mais, s’il n’arrive point de changement dans mon sort, je ferai là-dessus de nouvelles réflexions. Vous me donnez de fort bons conseils sur la conduite que je dois tenir avec mon oncle ; et j’essayerai peut-être de m’y conformer : à l’exception de la politique , qui ne sera jamais, ma très-chère Miss Howe, le caractère ni le rôle de votre sincère et fidèle amie. Cl Harlove.