Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 110

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Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (Ip. 445-450).


Miss Clarisse Harlove à Miss Howe.

vous ne sauriez douter, ma chère Miss Howe, que les circonstances de ma fuite, et les cris affectés que j’entendis à la porte du jardin, ne m’aient laissé d’étranges inquiétudes. Combien n’ai-je pas frémi de la seule pensée d’être entre les mains d’un homme qui aurait été capable de me tromper lâchement par un artifice prémédité ? Chaque fois qu’il s’est présenté à mes yeux, mon indignation s’est réveillée avec cette idée ; d’autant plus que j’ai cru remarquer sur son visage une sorte de triomphe qui me reprochait ma crédulité et ma foiblesse. Peut-être n’est-ce au fond que la même vivacité et le même air d’enjouement qu’il porte naturellement dans sa physionomie. J’étais résolue de m’expliquer avec lui sur cet important article, la première fois que je me sentirais assez de patience pour lui en parler avec modération ; car, outre la nature de l’artifice, qui me piquait excessivement d’elle-même, je m’attendais, s’il était coupable, à des excuses et des évasions qui devaient m’irriter encore plus ; et s’il désavouait mes soupçons, je prévoyais que son désaveu me laisserait des doutes qui nourriraient mon inquiétude, et qui augmenteraient mes dégoûts et mes ressentimens à la moindre offense. L’occasion que je désirais s’est présentée, et je ne veux pas différer un moment à vous informer de ce qu’elle a produit. Il était à me faire sa cour, dans les termes les plus polis ; déplorant le malheur qu’il avait, disait-il, d’être moins avancé que jamais dans mon estime, sans savoir à quoi il devait attribuer cette disgrâce ; et m’accusant de je ne sais quel préjugé, ou d’un fond d’indifférence, que son chagrin était de voir croître de jour en jour. Enfin, il me suppliait de lui ouvrir mon cœur, pour lui donner l’occasion de reconnaître ses fautes et de les corriger ; ou celle de justifier sa conduite, et de mériter un peu plus de part à ma confiance. Je lui ai répondu assez vivement : eh ! Bien, M Lovelace, je vais m’ouvrir avec une franchise qui convient peut-être à mon caractère plus qu’au vôtre (il se flattait que non, m’a-t-il dit), et vous déclarer un soupçon qui me donne fort mauvaise opinion de vous, parce qu’il m’oblige de vous regarder comme un homme artificieux, dont les desseins doivent m’inspirer de la défiance. J’écoute, mademoiselle, avec la plus vive attention. Il m’est impossible de penser favorablement de vous, aussi long-temps que la voix qui s’est fait entendre du jardin, et qui m’a remplie d’une terreur dont vous avez tiré tant d’avantage, demeure sans explication. Apprenez-moi nettement, apprenez-moi sincérement le fond de cette circonstance, et celui de vos intrigues avec ce vil Joseph Léman. La bonne foi que vous aurez sur ce point sera ma règle, à l’avenir, pour juger de vos protestations. Comptez, très-chère Clarisse, m’a-t-il répondu, que je vais vous expliquer tout, sans le moindre déguisement. J’espère que la sincérité de mon récit expiera ce que vous pourrez trouver d’offensant dans l’action. " je ne connaissais pas ce Léman, et j’aurais dédaigné l’infâme méthode de corrompre les domestiques d’autrui, pour découvrir les secrets d’une famille, si je n’avais pas été informé qu’il s’efforçait d’engager un de mes gens à lui rendre compte de tous mes mouvemens et de toutes mes intrigues supposées, en un mot, de toutes les actions de ma vie privée. Ses motifs ne demandaient pas d’éclaircissement. J’ordonnai à mon valet-de-chambre, car c’était à lui-même que les offres étoient adressées, de me faire entendre la première conversation qu’il aurait avec lui ; et, prenant le moment où j’entendis proposer une somme assez considérable pour une information qu’on demandait particuliérement, avec promesse d’une récompense encore plus forte après le service, je me présentai brusquement, j’affectai de faire beaucoup de bruit ; et, demandant un couteau pour couper les oreilles du traître, dont je tenais déjà l’une, dans la vue, lui dis-je, d’en faire un présent à ceux qui l’employaient, je le forçai de m’apprendre leur nom. Votre frère, mademoiselle, et votre oncle Antonin, furent les deux personnes qu’il nomma. Il ne me fut pas difficile, après lui avoir fait grâce, en lui représentant l’énormité de son entreprise et mes honorables intentions, de l’engager dans mes intérêts par l’espoir d’une grosse récompense, sur-tout lorsque je lui eus fait concevoir qu’il pouvait conserver en même temps la faveur de votre frère et de votre oncle, et que je ne désirais ses services que par rapport à vous et à moi, pour nous garantir des effets d’une mauvaise volonté, dans laquelle il me confessa que lui et vos autres domestiques trouvaient beaucoup d’injustice. C’est par cette voie, je vous l’avoue, mademoiselle, que j’ai souvent fait tourner ses maîtres sur le pivot que je tenais à la main, sans qu’ils aient pu s’en défier. Mon agent, qui ne cesse pas de se donner pour honnête homme, et qui me rappelle toujours à sa conscience, s’est trouvé d’autant plus à l’aise, que je l’ai assuré continuellement de la droiture de mes vues, et qu’il a reconnu par lui-même que ses soins avoient prévenu plus d’un fâcheux accident. Ce qui a servi encore à me les rendre plus agréables, permettez que je le reconnaisse devant vous, mademoiselle, c’est que, sans votre participation, ils vous ont procuré constamment la liberté d’aller au jardin et au bucher, qu’on ne vous aurait peut-être pas laissée si long-temps. Il s’était chargé, auprès de la famille, d’observer toutes vos démarches ; et son attention était d’autant plus empressée, qu’elle servait à écarter tous les autres domestiques ". Ainsi, ma chère, il se trouve que, sans le savoir, j’avais obligation moi-même à ce profond politique. Je suis demeurée muette d’étonnement. Il a continué. " à l’égard de l’autre circonstance, qui vous a fait prendre, mademoiselle, une si mauvaise opinion de moi, je confesse ingénument que votre résolution de partir m’étant un peu suspecte, et la mienne étant de ne rien épargner pour vous soutenir dans votre première idée, la crainte de n’avoir pas assez de temps pour vous faire goûter mes raisons, m’avait fait ordonner à Léman d’éloigner tous ceux qui se présenteraient, et de se tenir lui-même à peu de distance de la porte ". Mais, monsieur, ai-je interrompu, comment vous est-il arrivé de craindre que je ne changeasse de résolution ? Je vous avais écrit, à la vérité, pour vous en informer, mais vous n’avez pas eu ma lettre : et comme je m’étais réservé le droit d’abandonner mon premier dessein, avez-vous pu savoir si ma famille ne s’était pas laissé fléchir, et si je n’avais pas de bonnes raisons pour demeurer ? " je serai sincère, mademoiselle. Vous m’aviez fait espérer que, si vous changiez de résolution, vous m’accorderiez une entrevue, pour m’en apprendre les motifs. Je trouvai votre lettre ; mais n’ignorant pas que vos amis étoient inébranlables dans leurs idées, et ne doutant pas néanmoins que vous ne m’écrivissiez pour suspendre votre résolution, et probablement pour éviter aussi l’entrevue, je pris le parti de laisser votre lettre, dans l’espérance de vous engager du moins à me voir : et n’étant pas venu sans quelque préparation, j’étais résolu, quelles que fussent vos nouvelles vues, de ne vous pas laisser retourner au château. Si j’eusse pris votre lettre, il aurait fallu s’en tenir à ces nouveaux ordres, du moins jusqu’à d’autres événemens : mais ne l’ayant pas reçue, et vous croyant bien persuadée que, dans une situation si désespérée, j’étais capable de rendre une visite à vos amis, je comptai absolument sur l’entrevue que vous m’aviez fait espérer ". Méchant esprit que vous êtes ! Lui ai-je dit, c’est mon chagrin de vous avoir donné l’occasion de prendre des mesures si justes pour abuser de ma foiblesse ! Mais est-il vrai que vous auriez poussé la hardiesse jusqu’à rendre visite à ma famille ? " oui, mademoiselle. J’avais quelques amis prêts à m’accompagner ; et si les vôtres avoient refusé de me voir et de m’entendre, je serais allé directement chez Solmes avec le même cortége ". Qu’auriez-vous donc fait à M Solmes ? " pas le moindre mal, s’il nous eût reçus de bonne grâce ". Mais enfin, s’il ne vous eût pas reçus de bonne grâce, comme vous l’entendez, que lui auriez-vous fait ? Cette question a paru l’embarrasser. Pas le moindre mal dans sa personne, m’a-t-il répété. Je l’ai pressé de s’expliquer mieux : " si je lui permettais de le dire, il s’était proposé seulement d’enlever ce pauvre misérable, et de le tenir enfermé l’espace d’un ou deux mois. C’était une entreprise dont l’exécution était jurée, quelles qu’en pussent être les suites ". A-t-on jamais rien entendu de si horrible ? J’ai poussé un profond soupir, et je lui ai dit de reprendre à l’endrait où je l’avais interrompu. " j’avais ordonné à Léman de se tenir à peu de distance de la porte ; et, s’il entendait quelque dispute entre nous, ou s’il voyait paroître quelqu’un dont l’arrivée pût nous troubler, de pousser les cris que vous avez entendus ; et cela, dans la double vue de le mettre à couvert des soupçons de votre famille, et d’être averti qu’il était temps pour moi de vous engager, s’il était possible, à partir, suivant votre promesse. J’espère, mademoiselle, que, si vous considérez toutes les circonstances, et le danger où j’étais de vous perdre sans retour, l’aveu que je vous fais de cette invention, et de celle qui regarde Solmes, ne m’attirera point votre haine. Supposez que vos parens fussent arrivés, comme nous pouvions nous y attendre tous deux ; n’aurais-je pas été le plus méprisable de tous les hommes, si je vous avais abandonnée aux insultes d’un frère et de toute une famille, qui vous ont traitée si cruellement sans avoir le pretexe que notre entrevue leur aurait fourni " ? Que d’horreurs ! Me suis-je écriée. Mais, monsieur, en prenant tout ce que vous me dites pour autant de vérités, s’il est venu quelqu’un, pourquoi n’ai-je vu que Léman à la porte ? Pourquoi nous a-t-il suivis seul, et à tant de distance ? Il est fort heureux pour moi, m’a-t-il répondu, en mettant la main dans une de ses poches, et puis dans une autre… j’espère que je ne l’ai pas jetée… elle est peut-être dans l’habit que je portais hier. Je pensais peu qu’il serait nécessaire de la produire… mais je suis bien-aise d’en venir à la démonstration, quand l’occasion s’en présente… je puis être un étourdi… je puis être un négligent… et je suis en vérité l’un et l’autre. Mais, par rapport à vous, mademoiselle, jamais un cœur ne fut plus sincère. Il s’est levé là-dessus ; et s’avançant vers la porte, il s’est fait apporter le dernier habit qu’il avait quitté. Il en a tiré une lettre chiffonnée, comme un papier dont il avait tenu peu de compte : la voici, m’a-t-il dit, en revenant à moi d’un air joyeux. Elle est datée, lundi au soir, et de la main de Joseph Léman : " qui lui demandait pardon d’avoir crié trop tôt. La crainte d’être soupçonné lui avait fait prendre le bruit d’un petit chien, qui le suit toujours, et qui avait traversé la charmille, pour le mouvement de quelqu’un de ses maîtres. Lorsqu’il s’était aperçu de son erreur, il avait ouvert la porte avec sa propre clé ; et sortant avec précipitation, il avait voulu lui apprendre que sa seule frayeur l’avait fait crier. Mais bientôt, ajoutait-il, plusieurs personnes de la maison avoient pris l’alarme ; et les recherches étoient commencées à son retour ". J’ai branlé la tête après cette lecture. Ruses, ruses, ai-je dit ; c’est ce que je puis penser de plus favorable. Ah, Monsieur Lovelace ! Que le ciel vous pardonne, et qu’il aide à votre réformation ! Mais je ne vois que trop, par votre propre récit, que vous êtes un homme rempli d’artifice. " l’amour, ma très-chère vie, est une ingénieuse passion. Nuit et jour j’ai mis ma stupide cervelle à la torture (quelle stupidité ! Ai-je dit en moi-même) pour trouver le moyen de prévenir un odieux sacrifice, et tous les malheurs qui seraient venus à la suite. Si peu d’assurance de votre affection ! Une antipathie si injuste de la part de vos amis ! Un danger si pressant de vous perdre par cette double raison ! Je n’avais pas fermé l’œil depuis quinze jours ; et je vous avoue, mademoiselle, que, si j’avais négligé quelque chose pour empêcher votre retour au château, je ne me le serais pardonné de ma vie ". Je suis revenue à me blâmer moi-même d’avoir consenti à le voir : et mes remords sont justes ; car, sans cette malheureuse entrevue, toutes ses méditations de quinze jours ne lui auraient servi de rien ; et peut-être n’en serais-je pas moins échappée à M Solmes. Cependant s’il eût exécuté la résolution de se présenter à ma famille, et s’il en eût reçu quelque insulte, comme il n’aurait pas manqué d’en recevoir, à quels désastres ne fallait-il pas s’attendre ? Mais que penser de ce dessein formé d’enlever le pauvre Solmes, et de le tenir prisonnier pendant deux mois ? ô ma chère ! à quel homme ai-je permis de m’enlever, aulieu de Solmes ? Je lui ai demandé s’il croyait que des énormités de cette nature, et cette audace à braver les loix de la société, pussent demeurer impunies ? Il n’a pas fait difficulté de me dire, avec un de ces airs enjoués que vous lui connaissez, qu’il n’avait vu que ce moyen pour arrêter la malice de ses ennemis, et pour me garantir d’un mariage forcé ; que ces entreprises désespérées lui causaient peu de plaisir, et qu’il n’aurait fait aucun mal à la personne de Solmes ; qu’il se serait exposé sans doute à la nécessité de quitter son pays, du moins pour quelques années ; mais que s’il avait été réduit à l’exil, parti d’ailleurs qu’il aurait embrassé volontairement après avoir perdu l’espérance d’obtenir mon cœur, il se serait procuré un compagnon de voyage, de son sexe et de ma famille, auquel je ne pensais guère. A-t-on jamais rien vu d’approchant ? Je ne puis douter qu’il ne parlât de mon frère ! Voila donc, monsieur, lui ai-je dit avec les marques d’un vif ressentiment, l’usage que vous faites de votre agent corrompu… mon agent, mademoiselle ! Il est celui de votre frère comme le mien. Vous savez, par mes aveux sincères, qui a commencé la corruption. Je vous assure, mademoiselle, que je me suis échappé à bien des choses, en qualité de représailles dont je n’aurais pas été capable de donner l’exemple. Ce qui me reste à dire là-dessus, M Lovelace, c’est que ce misérable agent à double face ayant causé probablement de grands maux de part et d’autre, et paroissant continuer ses viles pratiques, mon devoir m’oblige de faire connaître à mes amis quel serpent ils nourrissent dans leur sein. Oh ! Par rapport à lui, mademoiselle, vous ferez tout ce qu’il vous plaira ; le temps de ses services touche à sa fin. Le coquin en a tiré bon parti. Son dessein n’est pas de vieillir dans sa condition. Il est actuellement en traité pour une hôtellerie, qu’il regarde comme le sommet de la fortune. Je vous apprendrai même qu’il fait l’amour à la Betty de votre sœur ; et cela, par mon conseil. Ils doivent se marier, lorsque Léman sera établi. Je médite déjà quelque moyen de punir cette effrontée soubrette, de toutes les insolences que vous avez essuyées d’elle, et de l’en faire repentir jusqu’au dernier moment de sa vie. Que de misérables projets, monsieur ! Comment ne craignez-vous pas de trouver aussi quelque vengeur pour des maux bien plus grands dont vous êtes coupable ? Je pardonne de tout mon cœur à Betty. Elle n’était point à moi ; et, suivant les apparences, elle n’a fait qu’obéir aux ordres de celle à qui elle devait de l’obéissance, avec plus de soumission que je n’en ai eu pour ceux à qui j’en devais beaucoup davantage. N’importe, m’a-t-il répondu, peut-être, ma chère, dans la vue de m’effrayer. " le décret était prononcé. Il fallait que, Betty portât la peine de son insolence : et si je croyais que Léman ne méritât pas moins d’être puni, il me promettait que dans son plan, qui étoit double, l’un et l’autre auraient part à sa vengeance. Le mari et la femme ne devaient pas souffrir séparément ". La patience m’a manqué. Je lui en ai fait nettement l’aveu. Je vois, monsieur, lui ai-je dit, avec quel homme je suis condamnée à vivre ; et me retirant, je l’ai laissé dans un état que j’aurais pris dans un autre pour de l’embarras et de la confusion.