Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 112

La bibliothèque libre.
Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (Ip. 451-452).


M Lovelace à M Belford.

vendredi, 14 avril. Je ne connais rien de si insensé que tous ces Harloves. Que veux-tu que je te dise, Belford ? Il faut que la belle tombe, eût-elle tous les génies immortels pour sa garde ; à moins que, se rassemblant visiblement autour d’elle, ils ne l’arrachent de mes bras, pour l’enlever avec eux dans la région éthérée. Ma crainte, ma seule crainte, c’est qu’une fille, qui m’a suivi avec tant de répugnance, n’offre à son père des conditions qui pourraient être acceptées, telles que de m’abandonner, pour être délivrée de Solmes. Je cherchais le moyen de me garantir d’une si cruelle espèce de danger. Mais les Harloves paroissent résolus d’achever pour moi l’ouvrage qu’ils ont commencé. Qu’il se trouve de stupides créatures dans le monde ! N’est-ce pas un génie bien fin que ce frère, de n’avoir pas conçu que celui qui est capable de se laisser corrompre pour entreprendre une mauvaise action, peut être aussi sûrement corrompu contre celui qui l’emploie, sur-tout lorsqu’on lui offre l’occasion de tirer un double avantage de sa perfidie ? Toi-même, Belford, tu ne pénétreras jamais la moitié de mes inventions. N’admires-tu pas l’habileté de ton ami pour les glorieuses impostures ? Vois combien j’étais proche de la vérité. Je ne m’en suis écarté qu’en assurant que le bruit s’était fait sans ordre, et par l’unique mouvement d’une terreur panique. Si je lui avais fait un aveu plus exact, son orgueil, mortifié de se voir pris pour dupe, ne me l’aurait jamais pardonné. Si le hasard avait fait de moi un héros guerrier, la poudre à canon me serait inutile. Je renverserais tous mes ennemis par la seule force de mes stratagêmes, en faisant retomber tous leurs desseins sur leur tête. Mais que dis-tu de ces pères et de ces mères ?… que le ciel les prenne en pitié ! Si la providence n’avait pas plus de part à leur conduite que la discrétion, sauveraient-ils une de leurs filles ? James et Arabelle peuvent avoir leurs motifs ; mais que dire d’un père à qui le bon sens a manqué dans une affaire de cette importance ? Que dire d’une mère, d’une tante, de deux oncles ? Qui peut penser sans impatience à cette troupe d’imbécilles ? Ma charmante apprendra bientôt jusqu’où leur ressentiment va contre elle. Je me flatte qu’alors elle prendra un peu plus de confiance en moi. C’est alors que je serai jaloux de n’être pas aimé avec la préférence que mon cœur désire, et que je la réduirai à reconnaître le pouvoir de l’amour et de la reconnaissance. Alors, je serai libre de prendre un baiser sur ses lèvres ; et je ne ressemblerai point à un pauvre affamé qui voit devant lui un morceau délicieux, auquel il n’ose toucher sur sa vie . Mais je me souviens qu’anciennement j’étais timide avec les femmes. Je le suis encore avec celle-ci. Timide ! Cependant qui connaît ce sexe mieux que moi ? C’est sans doute par cette raison même, que je le connais si bien. Lorsque j’ai réfléchi sur moi-même, par comparaison avec l’autre sexe, j’ai trouvé, Belford, qu’un homme de mon caractère, a dans l’ame quelque chose qui tient beaucoup de celle des femmes. Ainsi, comme Tirésias, il est capable de connaître leurs pensées et leurs inclinations presqu’aussi-bien qu’elles-mêmes. Les femmes modestes, et moi, nous sommes à peu-près au même point, avec cette seule différence, que ce qu’elles pensent, je l’exécute. Mais les femmes immodestes vont beaucoup plus loin que moi, et dans leurs pensées et dans leurs actions. Veux-tu que je te donne une preuve de cette idée ? C’est que nous autres libertins, nous ne laissons pas d’aimer la modestie dans une femme ; tandis que les femmes modestes, j’entends celles qui affectent de le paraître, préfèrent toujours un homme impudent. D’où cela viendrait-il, si ce n’était d’une véritable ressemblance dans le fond de la nature ? C’est apparemment ce qui a fait dire au poëte, que toute femme est un libertin dans le cœur . C’est à elles de prouver, si elles le peuvent, la fausseté de cette imputation. Je me souviens aussi d’avoir lu, dans quelque philosophe, qu’ il n’y a point de méchanceté comparable à celle d’une méchante femme . Peux-tu me dire, Belford, de qui est ce bon mot ? N’est-ce pas de Socrate ? Sa femme était un diable. Seroit-ce de Salomon ? Le roi Salomon ! Tu as sans doute entendu parler d’un roi de ce nom. Ma mère, qui était une femme simple, m’avait appris dans mon enfance à répondre, Salomon, lorsqu’elle me demandait qui était le plus sage de tous les hommes. Mais elle ne m’a jamais appris d’où lui venait la partie de sa sagesse qui n’était pas inspirée. Ma foi, Belford, nous ne sommes pas si méchans, toi et moi, qu’on ne puisse l’être encore plus. Il n’est question que de savoir nous arrêter au point où nous sommes.