Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 113

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Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (Ip. 453-457).


Miss Clarisse Harlove à Miss Howe.

vendredi, 14 avril. Voici les circonstances d’une conversation dont je sors, avec M Lovelace, et que je dois nommer agréable. Il a commencé par m’apprendre qu’il venait d’être informé que mes amis ont abandonné tout d’un coup la résolution de me poursuivre, ou de me faire rentrer sous le joug ; et qu’il ne lui restait par conséquent que de savoir mes intentions, c’est-à-dire ce que je voulais faire, et ce que je voulais qu’il fît. Je souhaitais, lui ai-je dit, qu’il partît immédiatement. Lorsqu’on saurait dans le monde que je serais absolument indépendante de lui, on se persuaderait sans peine que les mauvais traitemens de mon frère m’ont forcée de quitter la maison paternelle ; et c’était une apologie de ma conduite que je pouvais faire avec justice, autant pour la justification de mon père que pour la mienne. Il m’a répliqué, avec beaucoup de douceur, que, si mes amis demeuraient fermes dans cette nouvelle résolution, il n’avait aucune objection à former contre mes volontés ; mais, qu’étant assuré en même temps qu’ils n’avoient pris ce parti que dans la crainte des malheurs où mon frère pouvait être entraîné par une aveugle vengeance, il était porté à croire qu’ils reprendraient leur premier dessein aussi-tôt qu’ils croiraient le pouvoir sans danger. C’est un risque, mademoiselle, a-t-il continué, auquel je ne saurais m’exposer. Vous le trouveriez vous-même étrange. Cependant, je n’ai pas plutôt appris leur nouvelle résolution, que je me suis cru obligé de vous en instruire, et de prendre là-dessus vos ordres. Je serais bien-aise, lui ai-je dit (pour m’assurer s’il n’avait pas quelque vue particulière), de savoir quel est votre propre avis. Il me serait aisé de vous l’expliquer, si je l’osais, si j’étais sûr de ne pas vous déplaire, si ce n’était pas rompre des conditions qui seront inviolables pour moi. Dites, monsieur, ce que vous pensez. Je suis libre d’y donner mon approbation ou de la refuser. Pour temporiser, mademoiselle, en attendant que j’aie le courage de parler plus haut, (le courage, ma chère ! Ne plaignez-vous pas M Lovelace de manquer de courage ?) je vous proposerai seulement ce que je crois le plus capable de vous plaire. Supposons, si votre penchant ne vous porte pas chez Miladi Lawrence, que vous fîssiez un tour du côté de Windsor. Pourquoi Windsor ? Parce que c’est un lieu agréable ; parce qu’il est à portée de Berkshire, d’Oxford, de Londres : de Berkshire, où Milord M est à présent ; d’Oxford, dans le voisinage duquel Miladi Lawrence fait sa demeure ; de Londres, où vous serez toujours libre de vous retirer, et où je pourrai moi-même, si vous l’exigez, choisir ma retraite pendant votre séjour à Windsor, sans être fort éloigné de vous. Cette ouverture ne m’a pas déplu. Je n’ai pas eu d’autre objection à lui faire que le désagrément de me voir trop loin de Miss Howe, à qui je souhaitais de pouvoir toujours donner de mes nouvelles dans l’espace de deux ou trois heures. Si j’avais des vues sur quelque autre lieu que Windsor, il n’attendait que mes ordres pour m’y faire préparer un logement commode. Mais, de quelque côté que je tournasse mon choix, plus près ou plus loin de Miss Howe, il avait des domestiques, dont la plus importante affaire était de m’obéir. Il m’a fait une proposition dont je lui ai su bon gré, celle de reprendre mon ancienne Hannah, aussi-tôt que je serais fixée, à moins que je n’aimasse mieux avoir près de moi une des deux filles de Madame Sorlings, dont il m’avait entendu louer le caractère. Le nom d’Hannah m’a fait beaucoup de plaisir, comme il a pu s’en appercevoir. Je lui ai dit que j’avais déjà pensé à rappeler cette bonne fille ; qu’à l’égard des deux autres, elles étoient trop utiles à leur famille, où chacune avait son office, qu’elles remplissaient toutes deux avec une ardeur admirable ; que, dans la satisfaction que je prenais à les voir, je passerais volontiers mes jours avec elles, sur-tout, lorsqu’après son départ le logement me deviendrait plus commode. Il n’était pas besoin, m’a-t-il dit, de répéter les objections qui combattaient ce dessein. à l’égard de Windsor, ou de tout autre lieu que je pourrais choisir, je déciderais aussi s’il devait m’y accompagner ; parce que, dans tous les points où non-seulement ma réputation, mais ma délicatesse même seraient intéressées, il ne consulterait point d’autres idées que les miennes ; et, puisqu’il m’avait trouvée la plume à la main, il était tenté de me laisser dans cette occupation, et de monter à cheval sur le champ, pour aller prendre langue dans le lieu qu’il me plairait de nommer. Connoissez-vous quelqu’un à Windsor ? Lui ai-je demandé, pour être toujours sur mes gardes. Croyez-vous qu’il s’y trouve des logemens commodes ? à l’exception de la forêt, m’a-t-il dit, où j’ai pris souvent le plaisir de la chasse, Windsor est, de tous les lieux agréables celui que j’ai le moins fréquenté. Je n’y ai pas la moindre connaissance. Après d’autres réflexions, je suis convenue que Windsor avait une partie des qualités que je désirais à ma retraite ; et je lui ai dit que, s’il pouvait trouver une chambre seulement pour moi, et un cabinet pour Hannah, je m’y rendrais volontiers. J’ai ajouté que le fonds de mes richesses n’était pas considérable, et que je voulais éviter d’avoir obligation à personne. Enfin, je lui ai fait entendre que le plus tôt serait le mieux, parce que rien ne l’empêcherait de partir sur le champ pour Londres ou pour Berkshire, et que je publierais alors mon indépendance. Il m’a renouvelé, dans des termes fort civils, l’offre d’être mon banquier. Je ne m’en suis pas excusée moins civilement. Cette conversation, à tout prendre, avait eu beaucoup d’agrément pour moi. Il m’a demandé si je souhaitais que mon logement fût dans Windsor, ou hors de la ville. Aussi près du château, lui ai-je dit, qu’il sera possible ; parce que j’aurai la facilité d’assister au service divin, dont je n’ai été privée que trop long-temps. Il serait charmé, m’a-t-il dit, s’il pouvait me procurer un logement chez quelque chanoine du château, où il s’imaginait que, par diverses raisons, je me plairais plus que dans tout autre lieu ; et, pouvant se reposer sur la parole que je lui ai donnée de ne pas lui préférer d’autre homme, aux conditions qu’il a si joyeusement acceptées, il demeurera d’autant plus tranquille, que son rôle, à présent, est de mériter mon estime, par la seule voie qu’il connaît propre à la lui faire obtenir. " je ne suis qu’un jeune homme, mademoiselle, a-t-il ajouté d’un air fort sérieux ; mais j’ai fait une longue course. Que cet aveu ne m’attire pas le mépris d’une ame aussi pure que la vôtre. Il est temps d’abandonner un train de vie dont je suis fatigué ; car je puis dire, comme Salomon, qu’il n’y a rien de nouveau pour moi sous le soleil. Mais je suis persuadé qu’une conduite vertueuse offre des plaisirs qui ne s’altèrent point, et qui ont toujours le charme de la nouveauté ". Ce discours m’a causé la plus agréable surprise. Je l’ai regardé attentivement, comme si je m’étais défiée du témoignage de mes yeux et de mes oreilles. Sa contenance s’accordait avec son langage. Je lui en ai marqué ma joie, dans des termes dont il a paru si touché, qu’il trouvait plus de satisfaction, m’a-t-il dit, dans cette aurore de ses beaux jours et dans mon approbation, qu’il n’en avait jamais ressenti du succès de ses passions les plus emportées. Assurément, ma chère, il parle de bonne foi. Il ne serait pas capable de ce langage ni de ces idées, si son cœur n’y avait autant de part que son esprit. Ce qui suit m’a disposée encore plus à le croire sincère. " au milieu de mes erreurs, a-t-il repris, j’ai conservé du respect pour la religion et pour ceux qui lui sont sincèrement attachés. J’ai toujours changé de discours, lorsque mes compagnons de libertinage, en vertu du test de Milord Shastbury , qui fait partie du symbole des libertins, et que je puis nommer la pierre de touche de l’infidélité, se sont efforcés de tourner les choses saintes en ridicule. C’est ce qui m’a fait donner le nom de libertin décent , par quelques honnêtes prêtres, qui ne m’en croyaient pas plus réglé dans la pratique ; et mes désordres m’ont laissé une sorte d’orgueil, qui ne m’a pas permis de désavouer ce nom. Je suis d’autant plus porté à cet aveu, mademoiselle, qu’il peut vous faire espérer que l’entreprise de ma réformation, dont je me flatte que vous aurez la bonté de vous charger, ne sera pas aussi difficile que vous avez pu le craindre. Il m’est arrivé plus d’une fois, dans mes heures de retraite, lorsqu’après quelques mauvaises actions la pointe du remords se faisait sentir, de prendre plaisir à penser que je mènerais quelque jour une vie plus réglée. Sans ce fonds de goût pour le bien, je m’imagine qu’il ne faudrait rien espérer de durable dans la plus parfaite réformation. Mais votre exemple, mademoiselle, doit tout faire et tout confirmer ". C’est de la grâce du ciel, M Lovelace, que vous devez tout vous promettre. Vous ne savez pas combien vous me faites de plaisir, lorsque vous me donnez occasion de vous parler dans ces termes. Là-dessus, ma chère, je me suis rappelé sa générosité pour la jolie paysanne, et sa bonté pour ses fermiers. " cependant, mademoiselle, a-t-il repris encore, souvenez-vous, s’il vous plaît, que la réformation ne saurait être l’ouvrage d’un instant. Je suis d’une vivacité infinie. Souvent elle m’emporte. Jugez, mademoiselle, par ce que vous allez entendre, quel prodigieux chemin j’ai à faire, avant qu’une bonne ame puisse penser un peu de bien de moi : quoique j’aie quelquefois jeté les yeux sur les ouvrages de nos mystiques , et que j’en aie assez lu pour faire trembler de plus honnêtes gens que moi, je n’ai jamais pu comprendre ce que c’est que la grâce dont vous parlez, ni la manière dont ils expliquent ses opérations. Permettez donc que votre exemple soit d’abord mon appui sensible ; et qu’aulieu d’employer des termes que je n’entends pas encore, je renferme tout le reste dans cette espérance ". Je lui ai dit qu’il y avait quelque chose de choquant dans son expression ; et que j’étais surprise qu’avec son esprit et ses talens, il n’eût pas fait plus de progrès, du moins dans la théorie de la religion. Cependant son ingénuité m’a plu. Je l’ai exhorté à ne pas craindre de relire les mêmes livres, pour y puiser plus de lumières, qu’il ne manquerait pas d’y trouver, lorsqu’il y apporterait de meilleures intentions ; et j’ai ajouté que sa remarque sur la durée incertaine d’une réformation à laquelle on ne prendrait pas de goût, me paroissait juste ; mais que les goûts de cette nature ne commençaient véritablement qu’avec la pratique de la vertu. Il m’a juré, ma chère Miss Howe, l’indocile personnage m’a juré que ses résolutions étoient sincères. J’espère que je n’aurai point occasion, dans mes lettres suivantes, de contredire de si belles apparences. Quand je n’aurais rien à combattre de son côté, je serais bien éloignée d’oublier ma faute, et le tort que je me suis fait par mon imprudente démarche : mais il m’est si doux de voir luire quelque rayon d’espérance, où je n’appercevais que d’épaisses ténèbres, que j’ai pris la première occasion pour communiquer ma joie à une tendre amie, qui prend tant de part à tout ce qui m’intéresse. Cependant soyez sûre, ma chère, que ces agréables idées ne me feront rien relâcher de mes précautions. Non que j’appréhende plus que vous qu’il n’entretienne quelque vue injurieuse à mon honneur : mais il est homme à plusieurs faces ; et j’ai reconnu, dans son caractère, une instabilité qui me cause de l’inquiétude. Ainsi je suis résolue de le tenir aussi éloigné qu’il me sera possible, et de ma personne et de mes pensées. Que tous les hommes soient des séducteurs ou n’en soient pas, je suis sûre que M Lovelace en est un. De-là vient que je m’efforcerai toujours de pénétrer quel peut être son but, dans chaque proposition et dans chaque récit qu’il me fait. En un mot, dans toutes les occasions qui pourront me laisser du doute, mes plus heureuses espérances seront toujours accompagnées des plus grandes craintes. Je crois que, dans une situation telle que la mienne, il vaut mieux craindre sans sujet, que de s’exposer au danger sans précaution. M Lovelace est parti pour Windsor, d’où il se propose de revenir demain. Il a laissé deux de ses gens pour me servir pendant son absence. J’ai écrit à ma tante Hervey, dans l’espérance de l’engager à se joindre à ma mère, pour me faire obtenir mes habits, mes livres et mon argent. Je l’assure que, si je puis rentrer en grâce avec ma famille, en me réduisant à la simple négative pour tous les hommes qui pourront m’être proposés, et me voir traitée comme une fille, une nièce et une sœur, je persiste encore dans l’offre de me borner au célibat, et de rejeter tout ce qui ne sera point approuvé de mon père. Je lui insinue, néanmoins, qu’après le traitement que j’ai reçu de mon frère et de ma sœur, il serait peut-être plus à propos, pour leur intérêt comme pour le mien, qu’on me permît de vivre loin d’eux : j’entends à ma ménagerie, et je suppose qu’on ne l’interprêtera point autrement. J’offre d’y recevoir les ordres de mon père, soit pour ma conduite, soit pour la forme de mon domestique, et pour les moindres circonstances qui pourront lui prouver ma soumission. Si l’on permet que ma tante m’accorde la faveur de quelques lignes, elle apprendra de ma sœur où sa réponse doit m’être adressée. Je ne marque pas moins d’empressement, dans cette lettre, que dans celle que j’ai écrite à ma sœur, pour me procurer une prompte réconciliation, qui puisse m’empêcher d’être précipitée plus loin. " un peu de douceur, lui dis-je, peut encore faire passer ce malheureux événement pour une simple mésintelligence : mais le délai la rendrait également honteuse pour eux et pour moi. J’appelle à elle de la nécessité où la violence d’autrui m’a réduite ".