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Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 114

La bibliothèque libre.
Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (Ip. 457-459).


M Lovelace à M Belford.

vendredi, 14 avril. Tu m’as souvent reproché ma vanité, Belford, sans distinguer l’agrément qui l’accompagne, et qui te force à m’admirer, dans le temps même que tu m’en dérobes le mérite. L’envie te rend incapable de distinguer. La nature t’inspire de l’admiration, sans que tu saches comment. Tu es un mortel trop épais et d’une vue trop bornée, pour te rendre jamais compte à toi-même de l’instinct qui te fait mouvoir. Fort bien, crois-je t’entendre dire ; mais, Lovelace, tu ne te purges pas du reproche de vanité. Il est vrai, cher ami ; et tu peux ajouter que j’en ai une dose abominable. Mais si l’on ne passe pas la vanité aux gens de mérite, à qui sera-t-elle pardonnable ? Cependant il est vrai aussi que, de tous les hommes, ils sont ceux qui ont le moins occasion d’en avoir ; parce qu’étant en fort petit nombre, on les reconnaît facilement à leur marque, et qu’on est disposé à les exalter. Un sot, à qui l’on peut faire comprendre qu’un autre a plus de capacité que lui, conclut assez volontiers qu’un tel homme doit être un sujet fort extraordinaire. à ce compte, quelle est la conclusion générale qu’il faut tirer des choses susdites ? C’est, sans doute, que personne ne doit être vain. Mais que dire de ceux qui ne peuvent s’en empêcher ? Peut-être suis-je dans le cas. Rien ne me donne une plus haute idée de moi-même, que la fécondité de mes inventions ; et, pour la vie, je ne puis prendre sur moi de cacher ce sentiment. Cependant il pourrait bien servir à me perdre dans l’esprit de ma pénétrante déesse. Je m’aperçois qu’elle me craint. Je me suis étudié, devant elle et devant Miss Howe, chaque fois que je les ai vues, à passer pour une tête légère et sans réflexion. Quelle folie donc, d’avoir été si sincère dans mes explications sur le bruit du jardin ? Oui ; mais le succès de cette invention (le succès, Belford, aveugle les plus grands hommes) a répondu si parfaitement à mon attente, que ma maudite vanité a pris le dessus et m’a fait oublier des précautions. La menace qui regardait Solmes, l’idée d’emmener le frère dans ma fuite, et mon projet de vengeance sur les deux domestiques, ont causé tant d’épouvante à ma belle, que j’ai eu besoin de rappeler toutes les forces de mon esprit, pour me rétablir dans le sien. Il m’est arrivé, en même tems, quelques nouvelles favorables de l’agent que j’ai dans sa famille, ou du moins quelques nouvelles auxquelles je me suis déterminé à donner un tour favorable. J’ai saisi l’occasion pour demander audience, avant qu’elle ait eu le temps de former des résolutions contre moi ; c’est-à-dire pendant que l’admiration de mon intrépidité, dont je l’avais remplie, tenait ses résolutions en suspens. Dans le dessein qui me conduisait, je m’étais préparé à ne montrer que de la douceur et de la sérénité. Comme il m’est venu par-ci, par-là, dans ma vie, quelques bons mouvemens, je les ai rappelés à ma mémoire (qui n’était pas trop chargée du nombre), pour mettre la chère personne de bonne humeur avec moi. Qui sait, ai-je pensé, s’ils ne tiendront point, et si ma conversion n’est pas plus proche que je ne pense ? Mais, à tout hasard, c’est un fondement jeté pour mon grand systême. L’amour, me suis-je dit, est naturellement ennemi du doute : la crainte ne l’est pas ; je veux essayer de la bannir. Il ne restera donc plus que l’amour. La crédulité est son premier ministre, et jamais on ne voit l’un sans l’autre. à présent, Belford, mon dessein entre-t-il dans ton cerveau de plomb ? Non, j’en suis sûr ; et je suis obligé par conséquent de te l’expliquer. La quitter pour un jour ou deux, dans la vue de la servir par mon absence, ç’eût été lui marquer que je me fiois trop à ses dispositions pour moi. J’avais fait valoir, comme tu sais, la nécessité de ne la pas quitter tandis que j’aurais raison de croire que ses amis pensaient à nous poursuivre ; et je commençais à craindre qu’elle ne me soupçonnât d’abuser de ce prétexte pour ne pas m’éloigner. Mais à présent qu’ils se sont déclarés contre ce dessein, et qu’ils ont publié qu’ils ne la recevraient pas quand elle prendrait le parti de retourner, quelle raison m’empêcherait de lui donner une marque d’obéissance en m’éloignant, sur-tout lorsque je puis laisser auprès d’elle mon valet Will, qui est un homme intelligent, et qui sait tout, excepté lire et écrire, avec le brave Jonas ; celui-ci pour m’être dépêché dans l’occasion par l’autre, à qui je puis donner avis de tous mes mouvemens ? D’ailleurs, je suis bien aise de m’informer s’il ne m’est pas venu des lettres de félicitation de mes tantes et de mes cousines Montaigu, auxquelles je n’ai pas manqué d’écrire pour leur apprendre mon triomphe. Ces lettres, suivant les termes dans lesquels elles seront conçues, pourront me servir utilement dans l’occasion. à l’égard de Windsor, je n’avais aucun dessein qui regardât particulièrement ce lieu, mais il fallait en nommer un, lorsqu’elle me demandait mon avis. Je n’ose parler de Londres, sans beaucoup de précaution, parce que je voudrais que le choix vînt d’elle-même. Il y a, dans les femmes, une perversité, qui les porte à vous demander votre opinion, pour avoir le plaisir de s’y opposer après l’avoir connue, quoique leur choix eût peut-être été le même si ce n’eût pas été le vôtre. Je pourrai former des difficultés contre Windsor, lorsque je lui aurai fait croire que j’en suis revenu. Elles auront d’autant meilleure grace, que, ce lieu étant de ma nomination, ce sera lui faire voir que je n’ai pas de systême arrêté. Jamais il n’y eut de femme aussi pénétrante, aussi défiante que celle-ci. Cependant il est assez mortifiant pour un honnête homme d’être soupçonné. J’ajoute qu’en passant je pourrai voir Madame Greme, qui a eu un très-long entretien avec ma charmante. Si je savais ce qui en a fait la matière, et que, dès le premier moment de leur connaissance, l’une eût cherché à tirer avantage de l’autre, il me serait aisé d’inventer quelque moyen de les servir toutes deux sans me nuire à moi-même. C’est la manière la plus prudente de former des amitiés, qui ne sont même jamais suivies d’aucun regret, quand les personnes qu’on sert deviendraient capables d’ingratitude. D’ailleurs, Madame Greme est en correspondance de lettres avec la fermière, sa sœur. Il peut arriver de ce côté-là, ou quelque chose d’avantageux que je puis mettre à profit, ou quelque chose de fâcheux dont je puis me garantir. assurez-vous toujours une porte de derrière,

est une maxime que je n’oublie dans aucun de mes exploits. Ceux qui me connaissent ne m’accuseront pas d’être un homme fier. Je m’entretiens familièrement avec un valet, lorsque je me propose de l’engager à m’être utile. Les valets ressemblent aux soldats. Ils commettent toutes sortes de maux, sans mauvaise intention, et simplement, (les bonnes ames !) pour l’amour du mal même. Je redoute extrêmement cette Miss Howe. Elle a de l’esprit comme un diable, et tourné à la malice, dont elle ne demande que l’occasion. S’il arrivait qu’elle l’emportât sur moi, avec tous mes stratagêmes et l’opinion que j’en ai, je serais homme à me pendre, à me noyer, ou à me casser la tête d’un coup de pistolet. Pauvre Hickman ! J’ai pitié du sort qui l’attend avec cette virago. Mais c’est un imbécille, à qui je ne prétends pas donner plus de sens ; et, lorsque j’y pense, il me semble que, dans l’état du mariage, c’est une nécessité absolue, pour le bonheur des deux chers époux, que l’un soit un sot. J’ai traité autrefois cette matière avec Miss Howe. Mais il faut aussi que le sot soit persuadé qu’il l’est ; sans quoi la sottise opiniâtre déconcerterait souvent la sagesse. Avec le secours de Joseph, mon honnête agent, je me suis mis à couvert, autant que je l’ai pu, du côté de ce démon femelle.