Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 121
M Lovelace à M Belford.
samedi, dimanche, lundi. Je l’avais laissée de si bonne humeur à mon départ, que j’ai été surpris de lui trouver l’air si grave à mon retour, et de reconnaître, à la rougeur de ses beaux yeux, qu’elle avait pleuré. Mais lorsque j’ai su qu’il lui était venu des lettres de Miss Howe, j’ai compris facilement que ce petit diable l’avait irritée contre moi. J’ai senti naître une vive curiosité de découvrir le sujet de leur commerce. Mais c’est une entreprise qu’il n’est pas encore à propos de tenter. Une invasion sur un point si sacré me ruinerait sans ressource. Cependant, je ne puis penser, sans un véritable dépit, qu’elle emploie les jours entiers à jeter par écrit tout ce qui se passe entre elle et moi ; tandis que je suis sous le même toit, et dans une réserve qui me dérobe le fond d’une correspondance nuisible peut-être à tous mes desseins. Crois-tu, Belford, qu’il y eût un si grand mal à casser la tête au messager, lorsqu’il est chargé des lettres de ma belle, ou qu’il lui apporte celles de Miss Howe ? Entreprendre de le corrompre, et n’y pas réussir, ce serait me perdre entièrement. Cet homme paraît fait à la pauvreté, et si tranquille dans son état, qu’avec ce qu’il lui faut pour manger et pour boire, il n’aspire point à vivre demain plus largement qu’aujourd’hui. Quel moyen de corrompre un misérable qui est sans désirs et sans ambition ? Cependant le coquin ne vit qu’à demi, et cette moitié de vie n’est pour lui qu’un fardeau. Si je le tuois, serais-je responsable d’une vie entière ? Un ministre d’état ne le marchanderait pas tant. Mais laissons-le vivre. Tu sais, cher ami, que la plus grande partie de ma méchanceté est une vapeur qui sert à montrer mon talent pour l’invention, et qu’il dépendrait de moi d’être méchant, si je le voulois. Tu vois, Belford, combien ma charmante est éloignée de croire que Miss Howe même n’est qu’une marionnette, que je fais danser sur mes fils-d’archal, par des ressorts de la seconde ou de la troisième main. Tromper deux femmes de cette espèce, qui s’imaginent tout savoir ; faire servir l’orgueil et la malignité des pères et des mères à leur donner le mouvement qu’il me plaît ; et les jouer, en un mot, tandis qu’elles croient me mortifier beaucoup, quelle charmante vengeance ! Et que dis-tu de ma divine, qui, lorsque je parais douter si son frère n’a pas de part au ressentiment de Madame Howe, me répond qu’elle craint qu’il n’en ait beaucoup, parce qu’autrement son oncle n’aurait pas enflammé Madame Howe contre elle ? La chère petite ! Quelle innocence ! Ne vas pas non plus jusqu’à m’attribuer la malignité de sa famille. Elle est concentrée dans le cœur de tous les Harlove. Je n’emploie que leurs matériaux. Si je les abandonnais à leur propre conduite, peut-être leur vengeance s’exercerait-elle par le feu, par le poignard, ou par le ministère de la justice. Mais je guide à propos les effets de leur haine ; et je ne fais un peu de mal, que pour en prévenir beaucoup plus. Il fallait amener la déesse Clarisse à faire elle-même la proposition de Londres. Rien ne m’y a paru plus propre, que de renouveler celle de Windsor. Quand tu voudras qu’une femme fasse une chose, ne manque point de lui en proposer une autre. Voilà les femmes ! Les voilà, sur ma damnation ! Qu’en arrive-t-il ? Elles nous mettent dans la nécessité de jouer le double avec elles ; et, lorsqu’elles s’en trouvent les dupes, elles se plaignent d’un honnête homme qui s’est trop bien servi de leurs propres armes. J’ai eu peine à me contenir. Je me sentais le cœur gonflé de joie. Allons, allons, modérons-nous, me suis-je dit à moi-même. Une envie de tousser m’a aidé fort à propos. Ensuite recommençant à tourner les yeux vers elle, de l’air le plus indifférent, j’ai attendu qu’elle eût fini son discours ; et, lorsqu’elle a cessé de parler, aulieu de l’entretenir de Londres, je lui ai proposé de faire venir sa Madame Norton. Comme je suis bien sûr qu’elle craindrait de m’avoir obligation, si elle avait accepté mes offres, j’aurais pu lui proposer de faire tant de bien à cette femme et à son fils, que cette seule raison l’aurait fait changer de sentiment : non, comme tu te l’imagines bien, que je veuille éviter la dépense ; mais il ne faut penser à rien moins qu’à lui accorder la compagnie de sa Norton. J’aimerais autant voir auprès d’elle sa mère ou sa tante Hervey. Hannah, si sa situation lui eût permis de venir, m’aurait moins embarrassé. Pourquoi entretiens-je, à la campagne, trois coquins de valets oisifs, si ce n’est pour faire l’amour, et se marier même, quand je le juge à propos ? Ma foi, je suis fort satisfait de mes arrangemens. Chaque heure ne peut qu’augmenter à présent mes progrès dans les affections de cette fière beauté. J’ai porté l’impolitesse au point précisément nécessaire pour me rendre redoutable, et pour lui faire connaître que je ne suis point un amant langoureux. Les moindres civilités doubleront désormais mon crédit. Le premier pas que j’ai à faire est d’obtenir l’aveu d’une flamme secrète, ou, du moins, d’une préférence qu’on m’accorde sur tous les autres hommes ; après quoi, l’heureux moment ne sera pas éloigné. Une préférence reconnue, sanctifie les libertés. Une liberté en produit une autre. Si ma déesse me traite d’ingrat, d’homme peu généreux, je la traiterai de cruelle. C’est un nom qui plaît aux femmes. Combien de fois, pour flatter leur orgueil, leur ai-je reproché de la cruauté, au moment que j’obtenais tout d’elles ? Lorsque j’ai proposé ton appartement, pour confirmer que je n’en connaissais aucun qui lui convînt, mon unique vue était de lui donner quelque sujet d’alarme. Madame Osgood est une femme trop vertueuse, et qui serait bientôt son amie plus que la mienne. Mais je voulais lui faire prendre une haute idée de sa propre pénétration. Mon plaisir, lorsque je creuse une fosse, est d’y voir tomber ma proie d’un pied sûr et les yeux ouverts. Un homme qui regarde d’en haut, est en droit de dire alors : ho, ho, charmante ! Par quel hasard êtes-vous là ? Lundi, 17 avril. Il m’arrive, à l’instant, de nouveaux avis de mon honnête Joseph. Tu sais l’aventure de la pauvre Miss Betterton de Nottingham. James Harlove travaille à rallumer contre moi le ressentiment de cette famille. Tous les Harlove du monde n’ont rien épargné, depuis quelque tems, pour approfondir la vérité de cette histoire ; mais les insensés sont enfin résolus d’en tirer parti. Ma tête s’occupe à faire de James un esprit rusé et un joli garçon, dans la vue de faire tourner plus glorieusement toutes ses ruses à mon avantage ; car je suppose que ma belle tend à m’éloigner d’elle, aussi-tôt que nous serons à Londres. Je te communiquerai, lorsqu’il en sera tems, la lettre de Joseph et celle que je vais lui écrire. être informé à propos du mal qu’on médite, c’est assez, avec ton ami, pour le faire avorter, et retomber sur la tête de son auteur. Joseph fait encore le scrupuleux. Mais je sais qu’il ne cherche, par ses délicatesses, qu’à relever le mérite de ses services. Ah, Belford, Belford ! Quel vil amas de corruption que la nature humaine, dans le pauvre comme dans le riche !