Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 122

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Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (Ip. 477-480).


Miss Howe à Miss Clarisse Harlove.

mardi, 18 avril. Vous avez une famille implacable. Une nouvelle visite de votre oncle Antonin a non-seulement confirmé ma mère dans son opposition à notre correspondance, mais l’a fait presque entrer dans tous leurs principes. Passons à d’autres sujets. Vous plaidez avec beaucoup de générosité pour M Hickman. Peut-être ai-je fait à son égard ce qui m’arrive quelquefois en chantant, de prendre trop haut de quelques tons, et de continuer néanmoins, plutôt que de recommencer, quoique ma voix soit obligée de se contraindre. Mais il est certain qu’il en est plus respectueux ; et vous m’avez appris que les caractères qu’un mauvais traitement est capable d’humilier, deviennent insolens lorsqu’ils sont mieux traités. Ainsi, bon et grave M Hickman, un peu plus de distance, je vous en supplie. Vous m’avez élevé un autel, et j’espère que vous ne refuserez pas d’y fléchir le genou. Mais vous me demandez si je traiterais M Lovelace comme je traite M Hickman. Réellement, ma chère, je m’imagine que non. J’ai considéré très-attentivement ce point de conduite en galanterie, de la part des deux sexes ; et je vous avouerai franchement le résultat de mes réflexions. J’ai conclu que, de la part des hommes, la politesse est nécessaire, même à l’excès, pour nous faire agréer leurs premiers soins, dans la vue de nous engager à plier le cou sous un joug dont l’inégalité n’est que trop sensible. Mais, en conscience, je doute s’ils n’ont pas besoin d’un petit mélange d’insolence pour se soutenir dans notre estime lorsqu’ils y sont parvenus. Ils ne doivent pas nous laisser voir que nous puissions les traiter comme des sots. D’ailleurs, je m’imagine qu’un amour trop uni, c’est-à-dire une passion sans épines, en d’autres termes, une passion sans passion , ressemble à ces ruisseaux dormans, où l’on n’appercevrait pas le mouvement d’une paille, de sorte qu’un peu de crainte, et même de haine, qu’on nous inspire quelquefois, produit des sentimens tout opposés. S’il y a de la vérité dans ce que je dis, Lovelace, qui s’est montré d’abord l’homme du monde le plus poli et le plus respectueux, a saisi la vraie méthode. La pétulance qu’il a marquée depuis, sa facilité à faire une offense, son égale facilité à s’humilier, me paroissent capables, sur-tout dans un homme à qui l’on connaît du sens et du courage, de soutenir vivement la passion d’une femme, et de la conduire, en la fatiguant par degrés, à une sorte de non-résistance , qui différera peu de la soumission qu’un mari tyran peut désirer dans la sienne. Il me semble, en vérité, que la différente conduite de nos deux héros à l’égard de leurs héroïnes porte la vérité de cette doctrine jusqu’à la démonstration. Pour moi, je suis si accoutumée aux langueurs, aux soins rampans et à la soumission du mien, que je n’attends de lui que des soupirs et des révérences ; et je suis si peu touchée de ses sots discours, que souvent, pour le faire taire ou pour me réveiller, je suis forcée d’avoir recours à mon clavessin. Au contraire, Lovelace sait tenir la balle en l’air ; et son adroite vivacité dans la conversation, est un jeu continuel de raquettes. Vos disputes et vos réconciliations fréquentes vérifient cette observation. Je crois réellement que, si M Hickman avait eu l’art de soutenir mon attention à la manière de votre Lovelace, je serais déjà sa femme. Mais il devait commencer sur ce ton ; car il est trop tard à présent pour y revenir. Jamais, jamais il ne se rétablira ; c’est sur quoi il peut compter. Son sort est de faire le nigaud jusqu’au jour de notre mariage ; et, ce qu’il y a de pire pour lui, d’être condamné à la soumission jusqu’à son dernier soupir. Pauvre Hickman ! Direz-vous peut-être. On m’a quelquefois nommée votre écho : pauvre Hickman ! Dis-je comme vous. Vous vous étonnez, ma chère, que M Lovelace ne vous ait pas fait lire, en arrivant de Windsor, les lettres de sa tante et de sa cousine. Je n’approuve pas non plus qu’il ait différé un seul moment à vous communiquer des pièces si intéressantes, et qui ont un rapport si nécessaire aux conjonctures. Cette affectation de ne vous les montrer que le lendemain, lorsque vous étiez irritée contre lui, semble marquer qu’il les tenait en réserve, pour faire sa paix dans l’occasion : et concluez de-là que le sujet de colère était donc prévu. De toutes les circonstances qui sont arrivées depuis que vous êtes avec lui, c’est celle-ci qui me plaît le moins. Elle peut sembler petite à des yeux indifférens ; mais elle suffit aux miens pour justifier toutes vos précautions. Cependant je crois aussi que la lettre de Madame Greme à sa sœur, la demande répétée pour Hannah, pour une des filles de votre veuve Sorlings, et sur-tout pour Madame Norton, sont d’agréables contre-poids. Ces quatre circonstances m’empêchent de dire tout ce que je pense de l’autre. L’étourdi ! De vous avoir déclaré le soir qu’il avait les lettres, sans offrir de vous les montrer. Je ne sais quel jugement porter de lui. J’ai lu avec plaisir ce que les dames lui écrivent, d’autant plus que, les ayant fait sonder encore, je trouve que toute la famille désire votre alliance avec autant d’ardeur que jamais. Il me semble qu’il n’y a point d’objection raisonnable contre votre voyage de Londres. Là, comme au centre, vous serez en état d’apprendre des nouvelles de tout le monde, et de donner des vôtres. Vous y mettrez la bonne foi de votre homme à l’épreuve, ou par l’absence à laquelle il s’est engagé, ou par d’autres essais de cette nature. Mais, au fond, ma chère, je pense toujours qu’il n’y a rien de plus pressant que votre mariage. Vous pouvez tenter (car il faut pouvoir dire que vous l’avez tenté) ce que vous avez à vous promettre de votre famille ; mais, au moment qu’elle aura refusé vos propositions, soumettez-vous au joug, et tirez-en le meilleur parti que vous pourrez. M Lovelace serait un tigre, s’il vous mettait dans la nécessité de vous expliquer. Cependant c’est mon opinion, que vous devez fléchir un peu. Souvenez-vous qu’il ne peut souffrir l’ombre du mépris. Voici une de ses maximes, qui avait rapport à moi : " une femme, m’a-t-il dit un jour, qui se propose tôt ou tard de faire tomber son choix sur un homme, doit faire connaître, pour son propre intérêt, qu’elle distingue son adorateur de la troupe commune ". Vous rapporterai-je de lui une autre belle sentence, prononcée dans son style libertin, avec un geste convenable au discours ? " il se donnait au diable, malgré le peu de délicatesse qu’on lui supposait, s’il prenait pour sa femme la première princesse de l’univers, qui balancerait une minute entre un empereur et lui ". En un mot, tout le monde s’attend à vous voir à lui. On est persuadé que vous n’avez quitté la maison de votre père que dans cette vue. Plus la cérémonie est différée, moins les apparences vous sont favorables aux yeux du public. Ce ne sera point la faute de vos proches, si votre réputation demeure sans tache pendant que vous ne serez point mariée. Votre oncle Antonin tient un langage fort grossier, fondé sur les anciennes mœurs de Lovelace. Mais jusqu’à présent votre admirable caractère a servi d’antidote au poison. Le harangueur est méprisé, et n’excite que de l’indignation. J’écris avec quantité d’interruptions. Vous vous appercevrez même que ma lettre est pliée et chiffonnée, parce que l’arrivée subite de ma mère m’oblige souvent de la cacher dans mon sein. Nous avons eu un fort joli débat, je vous assure. Ce n’est pas la peine de vous fatiguer par ce récit… mais en vérité… nous verrons, nous verrons. Votre Hannah ne peut se rendre auprès de vous. La pauvre fille est retenue depuis quinze jours par un rhumatisme qui ne lui permet pas de se remuer sans douleur. Elle a fondu en larmes, lorsque je lui ai fait déclarer le désir que vous avez de la reprendre. Elle se croit doublement malheureuse, de ne pouvoir rejoindre une maîtresse si chère. Si ma mère avait répondu à mes désirs, M Lovelace n’aurait pas été le premier qui vous eût proposé ma Kitty, en attendant Hannah. Je sens combien il est désagréable de se voir parmi des étrangers, et de n’avoir que des étrangers pour nous servir. Mais votre bonté vous fera des domestiques fidèles, dans quelque lieu que vous alliez. Il faut vous laisser suivre vos idées. Cependant, du côté de l’argent comme des habits, si vous vous exposiez à quelque incommodité que j’eusse pu prévenir, je ne vous le pardonnerais de ma vie. Ma mère (si c’est votre objection) n’a pas besoin d’en être informée. Votre première lettre me viendra sans doute de Londres. Adressez-la, je vous prie, et celles qui la suivront, jusqu’à nouvel avis, à M Hickman, dans sa propre maison . Il vous est entièrement dévoué ; ne vous chagrinez pas tant de la partialité et des préventions de ma mère. Il me semble que je ne suis plus dans l’ âge des poupées. Que le ciel veille sur vous, et qu’il vous rende aussi heureuse que je vous crois digne de l’être ! C’est le vœu continuel de votre fidèle amie, Anne Howe.