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Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 124

La bibliothèque libre.
Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (Ip. 481-484).


Miss Clarisse Harlove à Miss Howe.

jeudi, 20 avril. Le courrier de M Lovelace est déjà de retour, avec la réponse de son ami M Doleman, qui paroît s’être donné beaucoup de peine dans ses recherches, et qui lui en rend un compte fort exact. M Lovelace m’a donné sa lettre, après l’avoir lue, et comme il n’ignore pas que je vous informe de tout ce qui m’arrive, je l’ai prié de trouver bon que je vous la communique. Vous me la renverrez, s’il vous plaît, par la première occasion. Elle vous apprendra que ses amis de Londres nous croient déjà mariés. à M Lovelace.

mercredi au soir, 18 avril. Monsieur et cher ami, j’apprends avec une joie extrême que nous vous reverrons bientôt à la ville, après une si longue absence. Votre retour sera plus agréable encore à vos amis, s’il est vrai, comme on le publie, que vous soyez actuellement marié avec la belle dame dont nous vous avons entendu parler avec tant d’éloges. Madame Doleman et ma sœur prennent beaucoup de part à votre satisfaction, si vous l’êtes ; ou à vos espérances, si vous ne l’êtes pas encore. Je suis depuis quelque tems à la ville, pour trouver un peu de soulagement à mes anciennes infirmités, et je suis actuellement dans les remèdes ; ce qui ne m’a point empêché de faire les recherches que vous désirez. Voici le résultat de mes soins. Vous pouvez avoir un premier étage, fort bien meublé, chez un mercier, rue de Belford, avec les commodités qu’il vous plaira pour des domestiques ; soit par mois, soit par quartier. Madame Doleman a vu plusieurs logemens dans la rue de Norfolk ; et d’autres dans celle de Cecil ; mais, quoique la vue de la Tamise et des collines de Surrey rende ces deux rues très-agréables, je suppose qu’elles sont trop proches de la cité. Les propriétaires de la rue de Norfolk ne voudraient pas louer moins que la moitié de leurs maisons. Ce serait beaucoup plus que vous ne demandez ; et je m’imagine que vous ne pensez point à conserver un appartement garni, après la déclaration de votre mariage. Celui de la rue de Cecil est propre et commode. La propriétaire est une veuve, de fort bonne réputation ; mais elle demande qu’on s’engage pour une année. Vous pourriez être fort bien dans la rue de Douvres, chez la veuve d’un officier des gardes, qui, étant mort peu de temps après avoir acheté sa commission, à laquelle il avait employé la meilleure partie de son bien, a laissé sa femme dans la nécessité de louer des appartemens pour vivre. Cette raison peut faire une difficulté : mais on m’assure qu’elle ne reçoit point de locataires qui ne soient d’un nom et d’un caractère connus. Elle a pris en rente deux bonnes maisons, séparées l’une de l’autre par un passage qui leur sert de cour commune. La maison intérieure est la plus jolie et la mieux meublée ; mais vous pourrez obtenir l’usage d’une fort belle chambre sur le devant, si vous voulez avoir une vue sur la rue. Derrière la maison intérieure est un petit jardin, où la vieille dame a déployé son imagination dans un grand nombre de figures et de vases dont elle a pris plaisir à l’orner. Comme j’ai jugé que ce logement pourrait vous plaire, mes informations ont été fort exactes. L’appartement qui se trouve à louer est dans la maison intérieure. Il est composé d’une salle à manger, deux salles de compagnie, deux ou trois chambres de lit, avec leurs garde-robes, et d’un fort joli cabinet, dont la vue donne sur le petit jardin. Tout est fort bien meublé. Un ecclésiastique en dignité, avec sa femme et une jeune fille à marier, est le dernier qui l’a occupé. Il en est sorti depuis peu, pour aller prendre possession d’un bénéfice considérable en Irlande. La veuve m’a dit qu’il ne l’avait loué d’abord que pour trois mois ; mais qu’il y avait pris tant de goût, qu’il y était demeuré deux ans, et qu’il ne l’avait quitté qu’à regret. Elle se vante qu’il en est de même de tous ses locataires ; ils s’arrêtent chez elle quatre fois plus long-temps qu’ils ne se l’étoient proposé. J’ai eu quelque connaissance du mari, qui avait la réputation d’un homme d’honneur. Mais c’est la première fois que j’aie vu sa veuve. Je lui trouve l’air un peu mâle, et quelque chose de rude dans le regard. Mais, en observant ses manières et ses attentions pour deux jeunes personnes fort agréables, qui sont les nièces de son mari et qui se louent beaucoup d’elle, je n’ai pu attribuer son embonpoint qu’à sa bonne humeur ; car il est rare que les personnes hargneuses soient fort grasses. Elle est respectée dans le quartier, et j’ai appris qu’elle voit fort bonne compagnie. Si cette description, ou celle des autres logemens que j’ai nommés, ne convient pas à Madame Lovelace, elle sera libre de n’y pas demeurer long-temps et de ne s’en rapporter qu’à son propre choix. La veuve consent à louer par mois, et à ne louer que ce qui pourra vous convenir. Elle ne s’embarrasse pas des termes, dit-elle ; et ce qu’elle voudrait savoir uniquement, c’est ce qu’il faudra fournir à madame votre épouse, et quelle sera la conduite de ses gens ou des vôtres : parce que l’expérience lui apprend que les domestiques sont ordinairement plus difficiles que les maîtres. Madame Lovelace aura la liberté de manger à table d’hôte, ou de se faire servir chez elle. Comme nous vous supposons mariés, et peut-être obligés, par des querelles de famille, à ne pas divulguer encore votre mariage, j’ai jugé qu’il ne serait pas mal à propos d’en faire entendre quelque chose à la veuve, quoique sans l’assurer de rien ; et je lui ai demandé si, dans cette supposition, elle pouvait vous loger aussi, vous et vos domestiques. Elle m’a répondu qu’elle le pouvait facilement, et qu’elle le souhaitait beaucoup ; parce que la circonstance d’une femme seule, lorsque les témoignages n’étoient pas aussi certains qu’ils le sont ici, était ordinairement pour elle un sujet d’exception. Si vous n’approuvez aucun de ces logemens, il ne faut pas douter qu’on n’en puisse trouver de beaucoup plus beaux dans d’autres quartiers, sur-tout vers les nouvelles places. Madame Doleman, sa sœur et moi, nous vous offrons, dans notre maison d’Uxbridge, toutes les commodités qui dépendront de nous, et pour votre chère moitié et pour vous-même, si vous jouissez du bonheur que nous vous désirons, en attendant que vous soyez parfaitement établis. Je ne dois pas oublier que l’appartement du mercier dans la rue de Cecil, et celui de la veuve, dans la rue de Douvres, peuvent être prêts en avertissant la veille. Ne doutez pas, monsieur et cher ami, du zèle et de l’affection avec lesquels je suis, etc. Tho Doleman. Vous jugerez aisément, ma chère, après avoir lu cette lettre, pour lequel de ces logemens je me suis déterminée. Mais, voulant mettre M Lovelace à l’épreuve, sur un point qui me paraît demander beaucoup de circonspection, j’ai d’abord affecté de préférer celui de la rue de Norfolk, par la raison même qui fait craindre à l’écrivain qu’il ne soit pas de mon goût ; c’est-à-dire parce qu’il est proche de la cité. Je ne vois rien à redouter, lui ai-je dit, dans le voisinage d’une ville aussi bien gouvernée qu’on représente Londres ; et je ne sais même s’il ne serait pas plus à propos de me loger au centre, que dans les faubourgs, dont on ne parle pas si avantageusement. J’ai paru pencher ensuite pour l’appartement de la rue Cecil ; ensuite pour celui du mercier. Mais il ne s’est déclaré pour aucun ; et lorsque je lui ai demandé son sentiment sur celui de la rue de Douvres, il m’a dit qu’il le jugeait le plus commode et le plus convenable à mon goût ; mais qu’osant se flatter que je n’y ferais pas un long séjour, il ne savait pas auquel il devait donner sa voix. Je me suis fixée alors à celui de la veuve ; et sur le champ il a marqué ma résolution à M Doleman, avec des remerciemens de ma part pour ses offres obligeantes. J’ai fait retenir la salle à manger, une chambre de lit, le cabinet (dont je me propose de faire beaucoup d’usage, si je passe quelque tems chez la veuve) et une chambre de domestique. Notre dessein est de partir samedi. La maladie de la pauvre Hannah me dérange beaucoup. Mais, comme dit M Lovelace, je puis m’accommoder avec la veuve pour une femme-de-chambre, jusqu’à ce qu’Hannah soit mieux, ou que j’en trouve une à mon gré ; et vous savez que je n’ai pas besoin d’une grosse suite. M Lovelace m’a donné, de son propre mouvement, cinq guinées pour la pauvre Hannah. Je vous les envoie sous cette enveloppe. Prenez la peine de les lui faire porter, et de lui apprendre de quelle main lui vient ce présent. Il m’a beaucoup obligée par cette petite marque d’attention. En vérité, j’ai meilleure opinion de lui, depuis qu’il m’a proposé de rappeler cette fille. Je viens de recevoir une autre marque de son attention. Il est venu me dire qu’après y avoir pensé mieux, il ne jugeait pas que je dusse partir sans une femme à ma suite, ne fût-ce que pour l’apparence aux yeux de la veuve et de ses deux nièces, qui, suivant le récit de M Doleman, sont dans une situation fort aisée, sur-tout lorsqu’exigeant qu’il me quitte sitôt après notre arrivée, je dois me trouver seule entre des étrangers. Il m’a conseillé de prendre, pour quelque tems, une des deux servantes de Madame Sorlings, ou de lui demander une de ses filles. Si je choisissais le second de ces deux partis, il ne doutait pas, m’a-t-il dit, que l’une ou l’autre des deux jeunes Sorlings n’embrassât volontiers l’occasion de voir un peu les curiosités de la ville, sans compter qu’elle serait plus propre qu’une servante commune à me tenir compagnie, lorsque je voudrais les voir moi-même. Je lui ai répondu, comme auparavant, que les servantes de Madame Sorlings et ses deux filles étoient également nécessaires dans leurs offices, et que l’absence d’un domestique ne pouvait causer que de l’embarras dans une ferme ; qu’à l’égard des curiosités de Londres, je ne penserais pas si tôt à me procurer ces amusemens, et que je n’avais pas besoin, par conséquent, de compagne pour le dehors. à présent, ma chère, de peur que, dans une situation aussi variable que la mienne, il ne survienne quelque chose de nuisible à mes espérances, qui n’ont point encore été si flatteuses depuis que j’ai quitté le château d’Harlove, je vais observer, plus que jamais, la conduite et les sentimens de mon guide. Cl Harlove.