Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 123

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Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (Ip. 480-481).


Miss Clarisse Harlove à Miss Howe.

mercredi au soir, 19 avril. J’ai beaucoup de joie, ma chère amie, de vous voir approuver mon départ pour Londres. Vos différends domestiques me causent un chagrin inexprimable. Je me flatte que mon imagination les grossit. Mais je vous conjure de m’apprendre les circonstances de celui que vous nommez un joli débat . Je suis accoutumée à votre langage. Lorsque vous m’aurez tout appris, quelque rigueur que votre mère ait eue pour moi, j’en serai plus tranquille. Les coupables doivent plutôt gémir de leurs fautes, que s’offenser du reproche qu’elles leur attirent. Si j’ai des obligations pécuniaires à quelqu’un dans le royaume, ce ne sera qu’à vous. Il n’est pas besoin, dites-vous, que votre mère sache les bontés que vous avez pour moi ! Dites au contraire qu’elle doit les savoir, si je les accepte, et si sa curiosité vous presse là-dessus. Voudriez-vous mentir ou la tromper ? Je souhaiterais bien qu’elle fût sans inquiétude sur ce point. Pardon, ma chère, mais je sais… cependant elle avait autrefois meilleure opinion de moi. ô téméraire démarche ! Que tu me coûtes déjà de regrets ! Pardon encore une fois. La fierté, quand elle est naturelle, se montre quelquefois au milieu de l’humiliation. Mais, hélas ! La mienne est entièrement abattue. Il est malheureux pour moi, que ma digne Hannah ne puisse venir. Je suis aussi fâchée de sa maladie, que de me voir trompée dans mon attente. Hé bien, ma chère Miss Howe, puisque vous me pressez de vous avoir obligation, et que vous m’accuseriez de fierté, si je refusais absolument vos offres, ayez la bonté d’envoyer à cette pauvre fille deux guinées de ma part. Si je n’ai pas, comme vous le dites, d’autre ressource que le mariage, c’est une consolation que les parens de M Lovelace n’aient pas de mépris pour une fugitive, comme je pouvais le craindre de l’orgueil de leur naissance et de leur rang. Mais que mon oncle est cruel ! Ah ! Ma chère, quelle cruauté de supposer… le tremblement de mon cœur se communique à ma plume, et ne me permettra pas de faire cette lettre bien longue. S’ils sont tous dans les mêmes idées, je ne serai pas surprise de les trouver irréconciliables. Voilà, voilà l’ouvrage de mon insensible frère ! Je reconnais ses barbares soupçons. Que le ciel lui pardonne ! C’est la prière d’une sœur outragée. Cl Harlove.