Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 128
Miss Clarisse Harlove à Miss Howe.
le sujet que j’ai traité dans ma lettre précédente ne demande point d’être continué. Je passe avec plus de plaisir, quoiqu’avec aussi peu d’ approbation , à une autre de vos excessives vivacités : c’est aux grands airs que vous vous donnez à l’occasion du mot d’ approuver . Je m’étonne, qu’étant aussi généreuse que vous l’êtes, votre générosité ne soit pas plus uniforme ; qu’elle vous manque dans un point où la politique, la prudence et la gratitude, vous en font une loi presque égale. M Hickman, comme vous le reconnaissez, est une bonne ame. Si je n’en étais pas convaincue depuis long-temps, il n’aurait pas trouvé en moi un avocat en sa faveur, auprès de ma chère Miss Howe. Combien de fois ai-je vu avec chagrin, pendant le tems que j’ai passé chez vous, qu’après une conversation, où il avait fort bien fait son rôle dans votre absence, il devenait muet au moment que vous paroissiez ? Je vous l’ai reproché plusieurs fois ; et je crois vous avoir fait remarquer aussi que l’air imposant, dont vous ne vous armiez que pour lui, pouvait recevoir une interprétation qui n’aurait pas flatté votre orgueil. Il pouvait être expliqué à son avantage, et nullement au vôtre. M Hickman, ma chère, est un homme modeste. Je ne vois jamais un homme de ce caractère, sans être persuadée que c’est uniquement l’occasion qui lui manque, et qu’il renferme des trésors qui n’ont besoin que d’une clé pour s’ouvrir, c’est-à-dire d’un juste encouragement pour paraître avec éclat. Le présomptueux, au contraire, qui ne peut être tel sans penser aussi mal d’autrui qu’il pense avantageusement de lui-même, prend un ton de maître sur toutes sortes de sujets ; et, se reposant sur son assurance pour sortir d’embarras, il fait le faux étalage d’un trésor qu’il ne possède point. Mais un homme modeste ! Ah ! Ma chère, une femme modeste ne distinguera-t-elle pas un homme modeste, et ne souhaitera-t-elle pas d’en faire le compagnon de sa vie ? Un homme, devant lequel, et à qui elle peut ouvrir ses lèvres, avec la certitude qu’il aura bonne opinion de ce qu’elle dit, qu’il recevra son jugement avec tous les égards de la politesse, et qui doit par conséquent lui inspirer une douce confiance ! Quel rôle je fais ici ! Tout le monde est porté à s’ériger en prédicateur. Mais assurément je dois être plus capable que je ne l’ai jamais été, de penser juste sur cette matière. Cependant je veux abandonner un sujet que j’étais résolue, en commençant ma lettre, de réduire à l’unique point qui vous touche. Ma chère, ma très-chère amie, que vous avez de penchant à nous apprendre ce que les autres doivent faire, et ce que votre mère même devrait avoir fait ! à la vérité, je me souviens de vous avoir entendu dire que, comme les différens exercices demandent différens talens, il peut arriver, en matière d’esprit, qu’une personne soit capable de faire une bonne critique des ouvrages d’autrui, quoiqu’elle ne le soit pas de faire elle-même d’excellens ouvrages. Mais je crois expliquer fort bien ce penchant et cette facilité à découvrir les fautes, en l’attribuant à la nature humaine, qui, sentant ses propres défauts, aime généralement l’emploi de corriger. Le mal est que, pour exercer ce talent naturel, on tourne moins les yeux dedans que dehors ; ou, si vous l’aimez mieux en d’autres termes, qu’on fait tomber la critique sur autrui plus souvent que sur soi-même.