Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 129

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Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (Ip. 494-496).


Miss Clarisse Harlove à Miss Howe.

je viens en peu de mots, ma chère amie, à la défense que vous avez reçue de votre mère. C’est un sujet que j’ai touché fort souvent, mais comme à la hâte, parce que, sentant fort bien que mon jugement serait condamné par ma pratique, je n’ai pas eu jusqu’aujourd’hui le courage de me fier à moi-même. Vous ne voulez pas que j’entreprenne de vous faire renoncer à cette correspondance. Vous m’apprenez avec quelle bonté M Hickman l’approuve, et combien il est obligeant, de permettre qu’elle passe par ses mains. Mais ce n’est point assez pour me satisfaire entièrement. Je suis un fort mauvais casuiste ; et le plaisir que je prends à vous écrire, peut me donner beaucoup de partialité pour mes propres désirs. Sans cette crainte, et si je n’appréhendais aussi que la franchise et la bonne foi ne fussent blessées par des évasions, je serais tentée de vous proposer une voie que j’abandonne à votre jugement. Ne pourrais-je pas vous écrire, pour me conserver une satisfaction si douce, et ne recevoir de vous, suivant les occasions, qu’une réponse passagère, non-seulement sous le couvert, mais par la plume de M Hickman, pour me ramener au vrai lorsque je m’écarte, pour me confirmer lorsque je pense bien, et pour me guider dans mes doutes ? Ce secours me ferait marcher avec plus d’assurance dans le chemin obscur qui s’ouvre devant moi ; car, malgré l’injustice de mes censeurs, malgré toutes les nouvelles disgrâces dont je suis menacée, je ne me croirai pas tout-à-fait malheureuse, si je puis conserver votre estime. Véritablement, ma chère, je ne sais comment je pourrais prendre sur moi de ne plus vous écrire. Je n’ai point d’autre occupation, ni d’autre amusement. Il faudrait que je fîsse usage de ma plume, quand je n’aurais personne à qui je pusse envoyer mes lettres. Vous m’avez entendu relever les avantages que j’ai toujours trouvés à jeter sur le papier tout ce qui m’arrive, actions, pensées : je m’imagine que c’est le moyen de faire tourner le présent à mon utilité future. Outre que cet exercice forme le style, et qu’il sert à développer les idées, il n’y a personne à qui il n’arrive de perdre une bonne pensée, qui s’évapore après la réflexion, ou d’oublier une bonne résolution, parce qu’elle est chassée de la mémoire par de secondes vues qui ne valent pas toujours les premières ; mais, lorsque j’ai pris la peine d’écrire ce que je veux faire ou ce que j’ai fait, l’action ou la résolution demeure comme devant moi, pour m’y attacher de plus en plus, ou pour y renoncer, ou pour la corriger. C’est une sorte de traité que j’ai fait avec moi-même, et qui, étant scellé de ma propre main, devient une règle de conduite, et comme un engagement pour l’avenir. Je voudrais donc vous écrire, si je le puis sans offense, d’autant plus, qu’outre le plaisir de satisfaire mon inclination, ma plume s’anime, lorsqu’en écrivant j’ai quelque objet en vue, quelque amie à qui je désire de plaire. Mais, quoi ! Si votre mère permet notre correspondance, à condition que nos lettres lui soient communiquées ; et si c’est le seul moyen de la satisfaire, est-il impossible de se soumettre à cette loi ? Croyez-vous, ma chère, qu’elle fît difficulté de recevoir cette communication en confidence ? Si je voyais quelque apparence de réconciliation avec ma famille, je n’écouterais point assez mon orgueil, pour appréhender qu’on ne sache de quelle manière j’ai été jouée. Au contraire, dans cette heureuse supposition, je n’aurais pas plutôt quitté M Lovelace, que j’apprendrais toute mon histoire à votre mère et à tous mes amis. Mon propre honneur et leur satisfaction m’y porteraient également. Mais, si je n’ai pas cette espérance, à quoi servirait de faire connaître la répugnance que j’ai eue à suivre M Lovelace, et les artifices par lesquels il a su m’effrayer ? Votre mère vous a fait entendre que mes amis insisteraient sur un retour pur et simple, sans aucune condition, pour disposer arbitrairement de moi. Si je paroissais balancer là-dessus, mon frère s’en ferait un sujet de triomphe, plutôt que de garder mon secret. M Lovelace, dont la fierté s’offense déjà du regret que j’ai de l’avoir suivi, lorsqu’il pense qu’autrement je n’aurais pu éviter d’être à M Solmes, me traiterait peut-être avec indignité. Réduite ainsi à manquer d’asile et de protection, je deviendrais l’objet des railleries publiques, et je jetterais plus de honte que jamais sur mon sexe, puisque l’amour, suivi du mariage, sera toujours excusé plus facilement que des fautes préméditées. En supposant que votre mère consente à recevoir nos communications en confidence, ne balancez point à lui faire lire toutes mes lettres. Si ma conduite passée ne mérite pas absolument sa haine et son mépris, j’y gagnerai peut-être le secours de ses conseils, avec celui des vôtres ; et, si dans la suite je me rends volontairement coupable, je reconnaîtrai que je suis pour jamais indigne et des vôtres et des siens. Quand vous craignez de l’appesantissement pour mon esprit et pour ma plume, s’il faut que toutes mes lettres passent sous les yeux de votre mère, vous oubliez, ma chère, que l’un et l’autre sont déjà fort appesantis ; et vous jugez trop mal de votre mère, si vous la croyez capable de partialité dans ses interprétations. Nous ne saurions douter, ni vous, ni moi, que, livrée à elle-même, son inclination ne se fût déclarée en ma faveur. J’ai la même opinion de mon oncle Antonin. Ma charité s’étend encore plus loin ; car je suis quelquefois portée à croire que, si mon frère et ma sœur étoient absolument certains de m’avoir assez ruinée dans l’esprit de mes oncles, pour n’avoir plus rien à redouter sur l’article de l’intérêt, ils pourraient, sinon désirer ma réconciliation, du moins ne pas s’opposer à ma grâce ; sur-tout si je voulais leur faire quelques petits sacrifices, pour lesquels je vous assure que je n’aurais pas d’éloignement, si j’étais tout-à-fait libre, et dans l’indépendance que je désire. Vous savez que je n’ai jamais attaché de prix aux acquisitions mondaines, et au legs de mon grand-père, qu’autant que ces avantages me mettaient en état de suivre une partie de mes inclinations. Si l’on m’en ôtoit le pouvoir, il faudrait vaincre mon penchant, comme je le fais aujourd’hui. Mais, pour revenir à mon premier sujet, essayez, ma chère amie, si votre mère veut permettre notre correspondance en voyant toutes nos lettres. Si vous ne l’y trouvez pas disposée, à cette condition même, quelle sordide amitié serait la mienne, de vouloir acheter ma satisfaction aux dépens de votre devoir ? Il me reste un mot à dire sur les reproches libres dont cette lettre est remplie. Je me flatte que vous me le pardonnerez, parce qu’il y a peu d’amitiés qui portent sur les mêmes fondemens que la nôtre, c’est-à-dire sur le droit mutuel de nous avertir de nos fautes, et sur la certitude que ces avis seront reçus avec une tendre reconnaissance, en partant de ce principe, qu’il est plus doux et plus honorable d’être corrigée par une véritable amie, que de s’exposer, par une aveugle persévérance dans l’erreur, à la censure et aux railleries du public. Mais je suis persuadée qu’il est aussi inutile de vous rappeler les loix de notre amitié, que de vous exhorter à les observer rigoureusement à votre tour, en n’épargnant ni mes folies ni mes fautes. Cl Harlove. p s. je m’étais proposé, dans mes trois lettres précédentes, de ne pas toucher, s’il étoit possible, à mes propres affaires. Mon dessein est de vous écrire encore une fois, pour vous informer de ma situation : mais trouvez bon, ma chère, que cette lettre que je vous promets, et votre réponse, qui contiendra s’il vous plaît vos avis, et la copie de celle que j’ai écrite à ma tante, soient les dernières que nous recevions l’une de l’autre, tandis que la défense continue. Je crains, hélas ! Je crains beaucoup qu’un des malheureux effets de mon mauvais sort ne soit de me faire revenir à des évasions, de me faire tomber dans de petites affectations, et de m’écarter en un mot du chemin droit de la vérité, que j’ai toujours fait gloire de suivre. Mais qu’il me soit permis de vous assurer, pour l’amour de vous-même, et pour diminuer les alarmes que votre mère a conçues de notre correspondance, que, s’il m’arrivait de commettre quelque faute de cette nature, loin de persévérer dans mon égarement, je ne serais pas long-temps sans m’en repentir ; et je m’efforcerais de regagner le terrein que j’aurais perdu, dans la crainte de voir tourner l’erreur en habitude. Les instances de Madame Sorlings m’ont fait différer mon départ de quelques jours. Il est fixé à lundi prochain, comme je vous l’expliquerai dans ma première lettre, qui est déjà commencée ; mais trouvant une occasion imprévue pour celle-ci, je me détermine à la faire partir seule.